L’intelligence artificielle : à contrôler d’urgence

vendredi 12 mars 2021, par Pascal Boniface *

Les équilibres sociaux risquent en effet à nouveau d’être bouleversés avec le développement de l’intelligence artificielle (IA), mais peut-être à une échelle jamais connue jusqu’ici. Cette formidable avancée technologique menace fortement de se traduire par un désastre social et sociétal, surtout si on laisse les forces du marché agir « naturellement ».

Pour les plus optimistes, l’intelligence artificielle pourrait produire un tel développement de l’activité, de la production et de la satisfaction des besoins que le vieux rêve de Karl Marx se réaliserait enfin. Le développement des forces productives permettrait de passer au communisme où s’appliquerait la règle « à chacun selon ses besoins », en grillant l’étape du socialisme régi par la formule « à chacun selon son travail ». Marx voyait dans les progrès techniques une avancée pour les humains : « On ne peut abolir l’esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny (machine à filer fonctionnant avec l’énergie hydraulique), ni abolir le servage sans améliorer l’agriculture : plus généralement, on ne peut libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas en état de se procurer complètement nourriture et boissons, logement et vêtements en qualité et en quantité parfaite [1]. » Pour lui, « dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique [2] ».

L’IA serait une corne d’abondance qui assurerait un accès quasi illimité aux biens de consommation, tout en libérant l’humanité des tâches les plus pénibles et rébarbatives. Mais une vague intuition me dit que l’objectif de Jeff Bezos, Elon Musk ou Marc Zuckerberg n’est pas de permettre l’aboutissement d’une telle société. Ils préfèrent pouvoir choisir eux-mêmes entre chasse, pêche ou critique, tout en laissant d’autres trimer dur à leur bénéfice, pour des salaires souvent réduits. Selon un scénario plus noir, le développement de l’IA pourrait déboucher sur une société encore plus inégalitaire que celle dans laquelle nous vivons actuellement.

Dans ce monde, une poignée de nantis auraient accès à une vie quasi éternelle, une santé de fer, une consommation illimitée, y compris et surtout de produits parfaitement inutiles et dont la fonction principale serait de distinguer ceux qui y auraient accès de la masse informe des autres ayant à peine de quoi survivre, et encore, pas très longtemps et pas très bien, mais dont, du coup, il faudrait se protéger.

Devinez quoi ? On peut craindre que le second scénario ait plus de chances de se mettre « naturellement » en place que le premier. Pour le moment, en tout cas, la soif de partage des milliardaires du digital avec le reste de l’humanité semble s’être assez vite étanchée. La fortune de Jeff Bezos s’est accrue de 24 milliards de dollars entre le 1er janvier et le 17 avril 2020, en pleine épidémie de Covid-19. Il n’a pas eu pour réflexe de partager équitablement cette somme avec ses employés ni d’en faire don à ceux qui se sont retrouvés sans ressources du fait de la crise.

Si l’IA permettait d’éliminer des tâches ingrates, de développer « les forces productives », d’améliorer les ressources disponibles, ou de faire comprendre que la consommation sans limites n’est peut-être pas le seul horizon de l’humanité, elle constituerait un formidable progrès. Si elle permettait l’amélioration de la santé de tous, il en serait de même. Mais sur tous les plans, il faudra que des décisions politiques soient prises, en dehors bien sûr des milliardaires du digital qui sont juges et parties et qui, surtout, échappent de plus en plus à la loi commune. Rien ne se fera « naturellement ».

Les bouleversements que l’IA va apporter ne sont pas suffisamment pris en compte, ne suscitent pas les réflexions indispensables pour qu’elle soit mise au bénéfice du plus grand nombre. Nous risquons, « par inadvertance » (mais en fait volontairement pour certains) de créer la société la plus inégalitaire qui ait jamais existé, faute d’avoir anticipé les conséquences sociales et sociétales de ces progrès technologiques.

Il faut remettre sur le tapis le débat sur le revenu minimum universel. Vu par certains comme une incitation à la fainéantise et la récompense du dilettante, il est le moyen d’assurer un minimum de justice sociale – et d’équilibre sociétal – face à la diminution du nombre d’emplois et l’augmentation de la production.

Mais c’est bien de décision politique, tant nationale que globale, dont il s’agit. L’IA est une incitation supplémentaire à l’ébauche d’une gouvernance globale, car si celle-ci ne se dessine pas, c’est la loi de la jungle qui va s’imposer.

Les géants du numérique sont devenus en quelques années des puissances qui sont à même de concurrencer les États, ce qui commence à inquiéter un peu partout ces derniers. Les Big Tech ont déjà des capitalisations boursières supérieures aux PIB de nombreux États. Leurs nombres d’utilisateurs les placent devant les géants démographiques chinois et indiens. Elles maîtrisent les données, elles sont de véritables superpuissances.

Pour Hérodote, l’Égypte était un cadeau du Nil. C’est le fleuve qui a fait sa puissance et sa richesse à partir du moment où ses crues étaient contrôlées par un système de digues et de canaux permettant de bénéficier d’une agriculture prospère. En leur absence, les inondations auraient suscité des catastrophes dramatiques pour la population. Un Nil livré à lui-même est redoutable, un Nil dont on a organisé la régulation est un bienfait. Le capitalisme a permis une modernisation des sociétés et un accroissement des richesses. Mais si on laisse le marché livré à lui-même, la recherche frénétique de profits toujours plus importants à court terme va s’avérer être porteuse d’inégalités inacceptables, coûteuses pour les équilibres sociétaux et préjudiciables à long terme par défaut d’infrastructures. Le capitalisme a besoin d’être régulé pour être performant sur la durée. La globalisation a permis de sortir de la misère des centaines de millions de personnes. Elle a aussi développé des inégalités qui, de surcroît, sont hypervisibles, et elle est porteuse de menaces d’effacement des identités. La globalisation, pour être acceptable et donc pérenne, doit être régulée. Il en va de même de la révolution numérique et du développement de l’intelligence artificielle. Il nous faut être reconnaissants aux GAFAM, et autres compagnies technologiques, de manière générale pour nous faciliter la vie quotidienne, nous offrir des perspectives jusqu’ici inconnues, faciliter la communication, l’accès au savoir et à l’information, améliorer la santé, allonger la durée de vie et bien d’autres choses. Mais elles doivent être de bonnes servantes et non de mauvais maîtres. Une régulation est indispensable sauf à déboucher sur un scénario extrême d’une société la plus injuste à l’échelle historique. Les États, les sociétés civiles doivent imposer cette régulation. Les débats sur la révolution qui vient ne sont pas à la hauteur des enjeux et il faut que chacun s’en saisisse. Il est encore temps de mettre les conséquences futures de la révolution numérique pour nos sociétés et pour l’État du monde en tête de liste de nos préoccupations. C’est notre avenir à tous qui est en jeu.

Les géants du digital – GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) américaines, BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) chinoises – qui pour la plupart sont nés avec ce siècle, sont en passe de devenir des superpuissances capables de rivaliser avec les États. En termes de population, de poids économique, de services rendus, voire de fonctions régaliennes, ils bousculent les hiérarchies les plus établies. Il semble que les États aient réalisé, fût-ce tardivement, cette menace et commencent à réagir. Il était temps.

Aux États-Unis, après 16 mois d’enquête, le Comité antitrust de la Chambre des Représentants a publié en octobre 2020 un rapport de 449 pages, véritable réquisitoire contre les GAFAM. Elles sont accusées de tactiques anticoncurrentielles et de mener des acquisitions prédatrices pour tuer la concurrence, ce qui conduit, selon les parlementaires, à moins d’innovation et moins de choix pour les consommateurs et à un affaiblissement de la démocratie. Entre 2011 et 2019, les GAFAM ont ainsi acquis 667 entreprises, soit une tous les 10 jours, donc une grande majorité de start-up. Le département de la Justice accusait Google de protéger son monopole. Deux mois plus tard, la Federal Trade Commission et les 46 États mobilisés ensemble sur le dossier accusaient Facebook d’utiliser son monopole pour écraser ses rivaux au détriment des consommateurs. L’idée d’un démantèlement de Facebook était lancée.

Loin de la légende d’amis lançant une petite structure dans un garage avec pour seule aide leur génie, les empires digitaux se sont constitués avec l’aide et la complicité de l’État fédéral américain. Le Pentagone – entre autres – a largement financé leurs programmes et Washington a laissé une évasion fiscale massive augmenter leur fortune. Désormais, les citoyens et élus commencent à réaliser qu’une régulation est devenue indispensable si on ne veut pas que le marché tue le marché.

En Europe, la Commission européenne a déjà infligé des amendes aux géants digitaux. En 2018, Alphabet (maison mère de Google) était condamné à 4,3 milliards de dollars pour pratique anticoncurrentielle, la même société avait été condamnée un an auparavant à une amende de 2,4 milliards d’euros pour abus de position dominante. En novembre Sandar Pichai, patron de Google, était pris la main dans le sac par Thierry Breton. Le commissaire européen, lors d’une visioconférence, lui montrait un document confidentiel interne de Google développant une stratégie pour contrer une nouvelle législation numérique en cours d’élaboration à Bruxelles, le Digital Services Act et le Digital Markets Act, deux volets de la réglementation de l’espace numérique européen.

La Commission et de nombreux États membres de l’Union européenne veulent siffler la fin de la récréation vis-à-vis de l’évasion fiscale massive à laquelle se livrent depuis longtemps les grandes entreprises du numérique. Les déficits publics creusés par la crise du Covid-19 rendent encore plus illégitime le fait que ces groupes richissimes échappent à l’impôt. Pour la Commission européenne, qui s’autodéfinit comme une commission géopolitique, ne pas laisser les GAFAM et leurs lobbyistes imposer leur point de vue est un test de crédibilité.

En Chine, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba a été sévèrement rappelé à l’ordre par le pouvoir politique. Il l’avait critiqué en pleine confrontation avec les États-Unis. Jack Ma voulait privilégier – comme d’ailleurs ses équivalents américains – les bonnes relations entre les deux pays. Il n’a pas pu introduire en bourse sa société et il a disparu des écrans radars quelque temps avant de réapparaître en faisant profil bas. Il y a une part de mystère dans cette affaire, mais ce qui semble se dessiner c’est qu’il a été l’objet d’un rappel à l’ordre et que si autrefois le Parti commandait au fusil sous Mao Tse Toung, aujourd’hui c’est toujours l’État qui décide et non un opérateur privé.

Washington, Bruxelles et Pékin ont donc chacune à leur manière réagi à ce qui est vu comme une montée en puissance excessive des empires digitaux qui viennent empiéter sur les fonctions régaliennes.

La scène mondiale est en phase de recomposition. Les États ont perdu le monopole du statut d’acteur international qu’ils ont longtemps possédé. Ils en restent néanmoins l’acteur majeur, le seul où peut se définir potentiellement l’intérêt général. Les chefs d’État sont responsables d’une façon ou d’une autre devant leurs peuples, les milliardaires du numérique seulement face à eux-mêmes.

Pascal Boniface est directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Il a récemment publié Géopolitique du Covid-19 (Eyrolles), Géopolitique de l’intelligence artificielle (Eyrolles), et 3 minutes pour comprendre 50 enjeux et défis de la géopolitique de la France (Le Courrier du Livre – Trédaniel). Il décrypte l’actualité internationale sur sa chaîne Youtube « Comprendre le monde ».

Notes

[1Karl Marx, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1974, p. 53. Il poursuivait ainsi : « La libération est un fait historique et non un fait intellectuel et elle est provoquée par des conditions historiques, par l’état de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. »

[2
Ibid.

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