Du télétravail de crise au télétravail intensif durable : une stratégie du choc ?

vendredi 12 mars 2021, par Thérèse Villame *

Le télétravail est une forme d’organisation du travail qui se développe régulièrement depuis les années 2000, avec un élan plus accentué 10 ans après, suite notamment à la signature d’accords-cadres dans les principales grandes entreprises. La pandémie liée au virus Covid-19, que nous connaissons depuis le début 2020, a fait basculer dans le télétravail quasiment du jour au lendemain, sans préparation, à la fois des millions de travailleur.ses, leurs managers, les responsables d’entreprise, quelle que soit leur taille et de nombreux secteurs. Un an après, on voit que le télétravail de crise, associé au premier confinement en mars 2020, perdure et semble devoir s’installer durablement. Les entreprises, longtemps frileuses, voire suspicieuses, vis-à-vis du télétravail semblent y trouver leur compte. Mais est-ce une bonne chose ? Que peut-on en dire ?

Cet article part d’une tentative de recension des études successives visant à quantifier le nombre de télétravailleur.ses et sa progression sur ces 20 dernières années, notamment en distinguant avant et après 2020, et rappelle les grandes lignes du cadre juridique de cette organisation spécifique du travail. Associé pendant longtemps à une image négative en France, des bénéfices du télétravail ont ensuite été mis en avant, certains avérés, d’autres supposés. Nous verrons qu’il comporte également des impacts néfastes sur ceux et celles qui le pratiquent et surtout que certaines conditions, voire des garde-fous, sont nécessaires à sa bonne mise en œuvre. Toutes choses déjà soulignées bien avant 2020 par des études, notamment de la Dares [1], de l’INRS [2], de l’ANACT [3] et certaines organisations syndicales, mais largement ignorées ou mises de côté quand le télétravail a été mis en place en urgence lors du confinement de mars 2020. Enfin, on interrogera aussi le changement de paradigme et d’état d’esprit des entreprises vis-à-vis de la pratique du télétravail, qui semble maintenant s’installer dans le paysage des entreprises françaises à la fois durablement et intensivement (quatre à cinq jours par semaine) et aux bénéfices qu’elles peuvent en tirer sur le court et le long terme.

Par ailleurs, la pandémie et les confinements ont largement joué comme révélateurs des inégalités profondes de notre société (logement, éducation, santé, équipements technologiques…) : la pratique du télétravail participe à cette mise en lumière des inégalités. Nous consacrerons un second article à ce que le télétravail a ainsi révélé spécifiquement des inégalités liées au genre.

I. Définition, périmètre et cadres juridiques du télétravail

Le télétravail est à la fois régi au niveau européen par l’accord-cadre européen ratifié en 2002 et au niveau national, car ayant ensuite dû faire l’objet de négociations dans chaque État-membre.

En France, cela s’est d’abord traduit par la signature de l’accord national interprofessionnel du 17 juillet 2005 (ANI). En 2012, le télétravail entre dans le Code du travail (loi du 22 mars 2012), dont l’article L. 1222-9 en donne la définition suivante, largement inspirée de l’accord-cadre européen : il s’agit de « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux, de façon volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication ».

Le télétravail repose donc exclusivement sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) et notamment sur une liaison internet qui permet la connexion à distance au à la messagerie et au réseau de l’entreprise.

À ce titre il est à distinguer du travail à domicile qui lui est préexistant (et notamment du travail à la pièce, très développé par exemple dans le secteur textile et employant en majorité des femmes, payées à bas salaires). Il se distingue également du travail dit nomade ou mobile (déplacement hors de l’entreprise, travail chez un client ou dans les transports par exemple, ou encore dans l’entreprise, mais ailleurs qu’à son poste habituel, comme une salle de réunion, un business center d’un autre site de l’entreprise…). Ce n’est pas non plus du travail en débordement, c’est-à-dire du travail en dehors du lieu et du temps de travail rémunéré (ramener du travail à la maison le soir, traiter sa messagerie ou des dossiers le soir, le week‑end, en vacances…), puisque, même s’il permet plus de souplesse sur les horaires, le télétravail n’implique pas de changement de la durée du travail.

Il est à noter que tant l’accord européen de 2002 que l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2005 ont écarté l’établissement d’un statut spécifique du ou de la télétravailleur.euse : le télétravail, pour un.e salarié.e, reste un mode d’organisation du travail [4]. Ces accords encadrent spécifiquement le télétravail salarié [5].

En 2012 est également publiée la loi Sauvadet qui permet de cadrer le télétravail dans les fonctions publiques de l’État, complétée d’un décret en 2016 englobant la magistrature.

Jusqu’en 2017, dans le code du travail français, pour être juridiquement encadré, le télétravail devait être volontaire, régulier et mis en place dans le cadre du contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci. Les ordonnances Macron du 22 septembre 2017 ont modifié la définition du télétravail en étendant son champ à une pratique occasionnelle, et en assouplissant ses modalités de mise en pratique, largement simplifiées : si le télétravail est toujours basé sur le volontariat, il peut être formalisé par tout moyen entre l’employeur et le salarié : accord collectif, charte d’entreprise, avenant au contrat de travail, voire accord écrit directement entre le ou la salariée et sa hiérarchie directe. Il peut être mis en place dès l’embauche ou au cours de la relation de travail, et peut être exercé sous plusieurs formes, à domicile ou encore dans un centre d’affaires ou un espace de co-working…

À noter que ce cadre législatif concerne principalement les salariés des secteurs publics et privé, mais que beaucoup de choses restent à faire en la matière pour ce qui concerne les professions indépendantes, pour lesquelles la situation est beaucoup moins claire.

Une des conséquences de ces étapes successives est que le périmètre du type de télétravail pris en considération va en être modifié, ce qui va avoir un impact sur les études cherchant à le quantifier, comme on va le voir dans la partie qui suit.

II. Le télétravail avant la pandémie de COVID-19 : une évolution lente

II.1. Chiffres et typologies

On notera en préalable à cette partie qu’il y a peu d’études structurées sur le télétravail avant les années 2000. Une certaine difficulté à le quantifier persiste ensuite, ainsi que pour faire des comparaisons (entre périodes, entre secteurs économiques, entre pays, etc), tant que sa définition n’était pas stabilisée et du fait de son périmètre longtemps mouvant, notamment selon que l’on considère ou pas le travail nomade et le télétravail occasionnel.

Ainsi, des études prennent pour périmètre le télétravail réalisé quasi exclusivement à domicile (le domicile est le lieu de travail largement prédominant), d’autres le télétravail en alternance entre le domicile et l’entreprise (avec donc des points de coordination par exemple au sein de l’entreprise), d’autres enfin le nomadisme (télétravailleur.euses partageant leur temps de travail entre plusieurs lieux, mais peu leur domicile, principalement des technico-commerciaux amenés à travailler par exemple dans les locaux de leurs clients). Jusqu’en 2017, seul le télétravail régulier et encadré juridiquement était spécifiquement pris en compte dans certaines de ces études. À partir des ordonnances de 2017, ce que l’on appelle le travail « gris », c’est-à-dire occasionnel et/ou pas forcément déclaré officiellement, va être pris en compte plus précisément (il était déjà possible d’en faire des estimations), ce qui va bien sûr augmenter les chiffres du télétravail.

On s’en tiendra donc ici aux deux études principales chiffrées qui ont pu être identifiées, à la méthodologie explicitée, et qui sont d’ailleurs citées régulièrement sur les diverses publications sur le sujet.

Le premier cadrage statistique du télétravail va être réalisé par la DARES en 2004, dans le cadre de la mission du Forum des droits sur l’internet et de la publication de son rapport « Le télétravail en France » [6]. À cette époque, le système statistique public ne disposait pas d’une étude permettant d’aborder spécifiquement le télétravail et la synthèse proposée s’est basée sur l’exploitation d’un module succinct sur les conditions de travail issu de l’enquête PVC 1999-2002 de l’Insee (enquête permanente sur les conditions de vie des ménages) [7]. Cette étude ne prend en compte que les salairé.es et le télétravail est défini comme « activité où la personne fait un usage professionnel intensif de l’informatique, à l’extérieur de son entreprise ». Elle propose également des distinctions et définitions précises de catégories de télétravaileur.euses.

Selon cette étude, le télétravail concernait sur la période cumulée de 1999 à 2003 un peu plus de 7 % de la population active salariée, 2 % comme travailleur.euses à domicile fixes ou en alternance et 5,4 % comme travailleur.euses nomades, soit respectivement 0,4 et 11 millions de personnes [8]. Elle montre par ailleurs que le télétravail est une forme d’organisation de salariés plutôt qualifiés, la moitié étant des cadres et un tiers exerçant une profession intermédiaire. A contrario, le télétravail n’est pas pratiqué par les ouvrier.ières et peu par les employé.es. Les jeunes et les femmes sont en retrait, principalement parce que leur proportion est moindre chez les cadres. Notons toutefois que les femmes qui télétravaillent le font plus intensivement (donc quasiment à domicile exclusivement et moins en alternance que les hommes, une donnée que l’on retrouvera un peu plus tard au travers d’une autre étude).

Enfin l’enquête a permis une première approche de la répartition sectorielle à grande maille du télétravail, utilisé principalement par deux grands secteurs : le secteur financier (banques et assurances) et les services aux entreprises, avec à chaque fois une majorité de télétravailleurs nomades. Globalement, le secteur public compte un peu moins de télétravail à domicile, puisque seulement 1 % de ses salariés sont concernés (les enseignants ne sont pas pris en compte ici).

La seconde étude de référence, publiée en 2019 également par la Dares [9], est basée sur les données collectées en 2017 par deux nouvelles enquêtes, « Sumer et Reponse », qui intègrent des questions sur le télétravail [10]. Ainsi, alors que l’enquête de 2004 mesurait la proportion de télétravail indirectement par le cumul d’un usage professionnel intensif de l’informatique et d’une activité toujours ou souvent exercée en dehors des locaux de l’entreprise, les questions dédiées des enquêtes Sumer et Reponse permettent d’appréhender maintenant directement la pratique du télétravail parmi l’ensemble des salariés à partir de données représentatives et selon des critères précis définissant le télétravail. Cette étude aborde le télétravail à la fois dans le secteur privé et le secteur public et n’inclut plus la notion de travail nomade, s’en tenant à la stricte définition du télétravail donnée dans l’accord-cadre européen.

À noter que ces enquêtes ayant été administrées avant les ordonnances sur le télétravail de septembre 2017, qui élargissent son périmètre en englobant le télétravail occasionnel, l’étude s’en tient principalement à la pratique formalisée car régulière du télétravail (au moins un jour par semaine).

Les résultats indiquent que près de 15 ans après la première étude de cadrage statistique de 2004, le télétravail reste une pratique encore peu répandue : en effet, seuls 3 % des salarié.es télétravaillent au moins un jour par semaine. Plus en détails, 45,3 % de ces télétravailleur.euses (soit 1,4 % des salarié.es) le pratiquent un jour par semaine, 26,3 % deux jours par semaine et 29,3 % trois jours ou plus par semaine. Tous secteurs d’activité confondus, ce sont dans les métiers de l’informatique et de la télécommunication que les salarié.es pratiquent le plus le télétravail régulier, notamment les cadres commerciaux et technico-commerciaux et les ingénieurs informatiques.

Cette faible propension au télétravail, évidemment loin des « 50 % en 2015 » imaginés en 2009 par le CAS [11], s’observe y compris chez les cadres, même s’ils ou elles constituent la grande majorité des télétravailleurs (près de 61 % alors que cette catégorie socioprofessionnelle ne représente que 16,9 % des salariés). Le télétravail est donc pratiqué surtout par des salariés qualifiés et disposant d’une plus grande autonomie dans leur organisation du travail : 11,1 % chez les cadres et 3,2 % au sein des professions intermédiaires, a contrario de manière tout à fait marginale, voire inexistante, chez les employé.es ou les ouvrier.ères. Ces très forts écarts reflètent notamment des disparités d’usage des outils numériques. C’est également chez les cadres et les professions intermédiaires que l’on enregistre la plus forte progression du taux d’équipements numériques permettant le travail à distance (respectivement 52 % et 19,3 % en 2013). L’étude fait également valoir que la part de télétravailleurs augmente avec la part de cadres parmi les salariés, qui contribue à générer un environnement propice au développement du télétravail.

Cette étude indique également que le recours au télétravail régulier est le même dans le secteur privé et dans la fonction publique. Dans cette dernière, le télétravail est pratiqué principalement dans la fonction publique d’État, où le télétravail des cadres est même plus fréquent (16,1 %) que dans le privé (11,1 %). En revanche il est très peu développé dans la fonction publique territoriale (1,2 %) et quasi inexistant dans la fonction publique hospitalière (0,1 %).

Sans surprise, le télétravail régulier est plus fréquent dans les aires urbaines denses, en Île-de-France et dans toutes les zones où les temps de trajet domicile-travail sont les plus longs, ce qui est une des raisons principales souvent mise en avant dans le choix du télétravail.

Si cette étude montre que les femmes télétravaillent dans quasiment la même proportion que les hommes, ce mode d’organisation du travail est d’autant plus fréquent pour les familles monoparentales (4 %) et les couples avec un enfant de moins de 3 ans (4 %). Ce phénomène est fortement accentué chez les cadres, avec 23,0 % de personnes télétravaillant régulièrement parmi ceux ou celles appartenant à une famille monoparentale et 14,3 % parmi les membres d’un couple élevant un enfant de moins de 3 ans. Par ailleurs, parmi les personnes pratiquant le télétravail intensif (3 jours ou plus de télétravail par semaine) les femmes sont surreprésentées (49,4 %, quand elles représentent 47 % de l’ensemble des personnes télétravaillant régulièrement). C’est aussi le cas des professions intermédiaires (25 % de télétravail intensif, quand la proportion de personnes qui y pratiquent le télétravail régulier es​t de 21,4 %), ainsi que du secteur public (33,7 % télétravail intensif, alors que la proportion de personnes qui y pratiquent le télétravaillent régulier n’est que de 20,7 %). Or l’on sait que les femmes sont aussi surreprésentées tant dans les professions intermédiaires que dans le secteur public [12].

Enfin, grâce notamment à l’enquête RÉPONSE, cette étude établie que dans les établissements de plus de 10 salariés du secteur privé non agricole, un quart des télétravailleurs est couvert par un accord collectif (accord d’entreprise, de branche), plus d’un cinquième par un accord individuel entre le ou la salarié.e et sa hiérarchie, alors que plus de la moitié pratiquent le télétravail en dehors de toute formalisation contractuelle. C’est notamment pour les cadres que le télétravail correspond le plus à une pratique occasionnelle et peu formalisée : un cadre sur sept télétravaille quelques jours ou quelques demi-journées par mois. Si l’on considère la définition récente plus souple du télétravail intégrée dans le Code du travail en septembre 2017, l’étude estime qu’il y aurait donc 1,8 million de télétravailleur.euses en France, soit 7 % des salarié.es.

Nous avons listé ici les principaux enseignements de ces deux études, auxquelles naturellement on se référera directement et avec profit pour plus de détails. Notons également un certain nombre de recoupements des observations, en particulier en ce qui concerne le profil des télétravailleurs et les secteurs d’activité ayant le plus de propension à pratiquer le télétravail, y compris avec des études d’autres pays. Voir par exemple Tremblay (2019) [13] pour un recensement assez complet au Québec.

Au-delà de ces deux études principales qui donnent des chiffres sur le plan national, on peut également faire mention de l’Observatoire du télétravail, des conditions de travail et de l’ergostressie (OBERGO) [14], cellule de recherche et de formation qui depuis 2010 réalise régulièrement, avec le soutien de la CFDT-Cadres, une enquête en ligne auprès de salairé.es de différentes entreprises, sur les pratiques du télétravail et ses impacts du télétravail sur la qualité de vie au travail et hors travail des travailleurs et travailleuses.

Enfin, pour l’anecdote, et revenir à la France, on peut également citer le « Livre blanc national sur le télétravail et les nouveaux espaces de travail » publié en 2012 [15], qui faisait état d’un « envol » du télétravail en France, en le chiffrant dès cette période à 16,7 % de la population active, soit plus de 4 millions de personnes. Mais ce chiffre n’est pas réaliste, car il prenait notamment en compte une large part de télétravail occasionnel et non formalisé, ainsi que le nomadisme, qui est exclu de la définition du télétravail [16]. Nous parlons toutefois de ce chiffre ici, car il a été mentionné régulièrement comme référence avant d’être contredit, ayant même fait polémique [17] quand il a été cité en 2015 par B. Mettling dans un rapport adressé Ministère du Travail [18].

II.2. Vers une évolution du télétravail avant la pandémie, mais pas d’envol

Au-delà de la quantification qu’on peut faire, plus ou moins complètement comme on l’a vu, de la pratique du télétravail, on observe d’une part une évolution technologique de plus en plus marquée (dotation élevée dans les entreprises, y compris les PME, d’un ordinateur personnel doté d’une connexion à distance), accompagnée d’une évolution favorable du cadre juridique comme vu plus haut, mais également, et avant même le tournant de 2020 du fait de la pandémie, une tendance sociétale vers le développement du télétravail, timide et progressive mais marquée par plusieurs points.

D’une part, les pratiques des entreprises ont évolué. Déjà avant et au tournant des années 2000, certaines entreprises pionnières [19] s’étaient lancées dans des expérimentations sur la pratique du télétravail, le plus souvent avec la collaboration d’un petit nombre de salariés volontaires, étendu peu à peu : Air France autour des années 1994/1995, EDF et GDF en 1998, qui créent même une Mission Télétravail, Alcatel Vélizy en 2003, Bouygues Télécom vers 2005…

Après la signature de l’Accord national interprofessionnel (ANI) en 2005, les accords d’entreprises se sont multipliés. Atos, Air France, Alcatel, HSBC, Canal Plus, L’Oréal, CapGemini, Accenture, Alstom, Schneider, Hewlet-Packard, Areva, Bouygues Telecom, Michelin, Renault, Axa, Orange, SFR… : en 2012, pas loin de 50 % des entreprises du CAC40 ont désormais une politique de télétravail. Dans la fonction publique, où le télétravail était initialement plus en retrait, on le voit être mis en pratique dans les conseils généraux (Orne, Lot, Finistère, Puy-de-Dôme, etc.) et des communautés d’agglomération (Angers, Strasbourg…) [20].

Par ailleurs, longtemps décriée pour son retard en matière de télétravail, la France se laisserait en outre enfin séduire du fait d’un changement de regard sur le télétravail. Ce « retard » de la France serait lié à une image culturelle frileuse du pays vis-à-vis du télétravail, soulignée par P. Morel-à-Lhuissier. Il mentionne ainsi dans son rapport avoir « rencontré au cours de son enquête des télétravailleur.euses et des employeurs honteux, du fait que dans la psychologie française, ne pas venir au bureau est souvent assimilé à une absence pour congés », voire à du retrait tout simplement par rapport au travail. A contrario, la part de télétravail plus grande dans les pays nordiques surtout, et ceux de tradition anglo-saxonne également, viendrait d’une « véritable culture de la valorisation des technologies de l’information et de la communication (TIC), y compris par l’intermédiaire de politiques publiques de promotion non seulement de la technique, mais de son usage, en particulier par les nouvelles formes de travail » [21].

Concernant la comparaison entre pays, toujours avec le bémol méthodologique concernant ce que l’on prend en compte réellement en termes de télétravail, dans les pays nordiques et anglo-saxons, la part de la population active pratiquant le télétravail est certes grande, mais c’est lié principalement au nombre, plus important dans ces pays, de jours télétravaillés dans la semaine. Si l’on fait un focus sur la proportion de la population travaillant au moins un jour par semaine, la France est dans la moyenne [22], alors qu’elle était considérée comme très à la traîne dans le rapport 2009 du CAS [23].

B. Mettling reprend dans son rapport cette idée d’une forte culture en France de la présence physique au travail, en insistant plus précisément sur le fait qu’elle a été longtemps considérée comme une condition sine qua non de l’efficacité, du contrôle mais aussi du travail en équipe [24].

II.3. Bénéfices et impacts du télétravail sur les conditions de travail des salarié.es

Peu à peu, notamment au tournant des années 2010, va donc se développer une vision plus positive du télétravail, associés à la fois à une amélioration de la qualité de vie et une meilleure productivité.

Au premier rang des avantages avancés vis-à-vis du télétravail, on trouve bien sûr la réduction des temps de trajets. L’étude de la Dares réalisée en 2019 et déjà cité plus haut [25] indique que les salarié.es pratiquant le télétravail résident 1,5 fois plus loin de leur lieu de travail que leurs collègues ne télétravaillant pas et que de manière générale, le recours au télétravail croît avec la distance domicile-travail. Ainsi selon les données de 2017, 9 % des télétravailleurs habitent à plus de 50 km de leur lieu de travail (vs 1,8 % qui travaillent à moins de 5 km de leur domicile).

En réduisant les temps de trajets, on diminue le budget engagé dans le transport domicile-travail mais bien sûr et surtout la fatigue et le stress associés, et l’on regagne du temps dont on peut disposer à sa guise. En corollaire, un autre avantage associé au télétravail est qu’il permet une meilleure conciliation entre vie professionnelle et personnelle, notamment familiale, du fait d’une plus grande souplesse des horaires.

Un autre avantage souvent avancé est que le télétravail permet une plus grande autonomie dans l’organisation de son travail. Il est également souvent plébiscité comme offrant un cadre propice pour travailler à des tâches nécessitant calme et concentration.

Enfin l’étude de la Dares menée en 2004 [26], soulignait que les télétravailleur.euses semblaient bien inséré.es dans leur entreprise et au sein du collectif de travail, ce que confirme l’étude de la Dares menée en 2019 [27].

Au-delà de cette vision idyllique, et le télétravail présente certes des bénéfices, des impacts négatifs de ce mode d’organisation du travail spécifique avaient néanmoins été identifiés par plusieurs études bien avant le tournant de 2020, notamment en ce qui concerne les cadres en télétravail (dont on rappelle qu’ils et elles constituent près des deux tiers des personnes télétravaillant régulièrement en 2017, en relation avec leur taux d’équipement permettant la connexion à distance proche de 100 % [28]). Face à ces constats, un certain nombre de conditions, voire de mises en garde, étaient posées.

Ces impacts sont synthétisés ci-dessous à partir de plusieurs de ces études, car elles convergent toutes (études de l’INRS, dont une étude en milieu hospitalier [29] [30], de la Dares [31] [32], de l’ANACT [33], mais aussi une étude de 2017 menée conjointement par Eurofound et l’Organisation internationale du travail avec une couverture quasi-mondiale [34]).

Le premier impact négatif mis en évidence est la durée du travail bien supérieure en télétravail, notamment pour les personnes qui télétravaillent deux jours ou plus dans la semaine, avec en corollaire une forte désynchronisation des horaires de travail, et notamment la pratique d’horaires atypiques : tard le soir, le week-end, voire pendant les congés. Certaines personnes expriment même la sensation que le temps gagné sur le transport est finalement échangé pour du temps de travail supplémentaire… Les études font aussi état d’une intensification du travail, liée à une forte pression temporelle et de nombreuses interruptions, finalement tout autant que le travail réalisé à son poste de travail en entreprise. La conséquence en est une hyper-connexion du télétravailleur, qui se voit comme « branchée en permanence » et « rivé à son écran » sur une durée bien trop longue. On en arrive alors à un véritable chevauchement entre les sphères privée et professionnelle, donc le contraire de ce que dont l’on pensait pouvoir bénéficier grâce au télétravail… Un risque mentionné explicitement dans le rapport de B. Mettling remis en 2015 à la Ministre du travail M. El Khomri [35].

De même, alors que le télétravail est présenté comme vecteur d’autonomie le fait de devoir gérer seul leur organisation de travail peut aussi être source de stress pour certaines personnes ou à certains moments, la réalité de terrain montrant d’ailleurs que dans beaucoup de cas, le télétravail ne permet pas réellement d’avoir plus de prise sur l’organisation du travail [36] (Dares 2019). Ceci d’autant que le télétravail a aussi comme conséquence négative de réduire fortement les possibilités de coopération. Même si la plupart des télétravailleurs déclarent se sentir bien insérés dans leur collectif de travail, ils font aussi fréquemment état d’un sentiment frustrant de distance avec les collègues et leur hiérarchique.

Cette difficulté peut évidemment être accentuée selon le profil du manager et la façon dont il accompagne, ou pas, la personne en télétravail, au moins lors de la phase de mise en place. Le télétravail nécessite de la confiance de part et d’autre, et certains managers sont dans l’hypercontrôle, mais en même temps ne savent pas aider. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre aux managers : ce peut être lié à leur personnalité mais cela dénote aussi un manque de formation du management en la matière, car encadrer un.e télétravailleur.euse, comme le télétravail lui-même, ne s’improvise pas.

Autant de facteurs néfastes qui amènent de nombreuses personnes en télétravail à faire état d’une mauvaise qualité de sommeil régulière et d’insomnies. Problèmes de santé auxquels s’ajoutent les troubles musculo-squelettiques et la fatigue visuelle associée au travail intensif sur écran, qui vont être renforcés ici sur un poste de travail qui n’est pas nécessairement adapté d’un point de vue ergonomique.

Face à ces impacts réduisant les apports potentiels du télétravail, un certain nombre de conditions ou même de garde-fous ont été édictés pour favoriser une mise en place plus bénéfique du télétravail.

Un des premiers éléments clés est la limitation du nombre de jours travaillés dans la semaine. On observe notamment une dégradation du travail collectif et un sentiment d’isolement au-delà de 2 à 3 jours de télétravail / semaine. Rappelons qu’une des études de la Dares [37] mentionnait le profil spécifique des personnes télétravaillant 4 à 5 jours par semaines, aux premiers rangs desquels on trouve principalement des femmes.

L’existence d’un accord collectif encadrant le télétravail au niveau de l’établissement joue aussi un rôle protecteur important. Les personnes en télétravail semblent plus satisfaites de leurs horaires de travail et moins nombreuses à travailler plus de 50 heures par semaine ou en soirée [38]. À défaut d’un accord collectif, une charte peut être élaborée par l’employeur après avis du comité social et économique et en dernier recours, le télétravail doit être formalisé par un accord entre le salarié et l’employeur.

Ces accords ou chartes doivent notamment préciser : les modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail, les plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le télétravailleur, et également les conditions de reprise du travail sur site. Les personnes en télétravail réclament aussi plus de souplesse dans le nombre et le choix des jours de télétravail [39].

Le poste de télétravail devrait faire l’objet de la même attention que le poste de travail dans l’entreprise : au-delà de l’équipement technique nécessaire, il faut aussi accompagner le ou la salarié.e dans l’aménagement ergonomique de son espace de travail (beaucoup se plaignent de problèmes de dos) et bien sûr à domicile, l’idéal est aussi de pouvoir disposer d’un espace dédié pour travailler.

Pour maintenir le lien des personnes en télétravail avec l’équipe, l’ensemble de l’équipe peut en discuter et identifier les modalités leur permettant de maintenir un lien informel à distance : planification de visioconférences, courriel de courtoisie, appel téléphonique de démarrage, etc.

Enfin, un point important, et finalement pour tout travailleur.euse, est la mise en place réelle (et non plus seulement prescrite) d’un droit à la déconnexion. Au-delà de l’esprit de la loi dite « Loi Travail » du 08 août 2016 [40] se bornant à inciter les entreprises à négocier les modalités de ce droit afin d’éviter les intrusions numériques, certaines entreprises imposent effectivement l’extinction des serveurs informatiques en dehors des heures de travail afin d’empêcher l’envoi de courriels pendant les temps de repos et les vacances.

III. La bascule suite à la pandémie

III. 1. L’envolée de la proportion du télétravail

D’un télétravail encore assez timide comme on l’a vu, favorisé par l’essor des technologies de l’information et de la communication et par des accords-cadres d’entreprise le plus souvent, en outre majoritairement circonscrit aux cadres (le plus souvent des grandes entreprises), la pandémie liée au Covid-19 a fait basculer en 2020 dans un télétravail largement généralisé, même s’il n’a évidemment pas touché des activités et métiers où tout ne peut que se faire en présentiel (les métiers de « première ligne » pour qui les impacts ont été dramatiques). On constate toutefois que ce télétravail imposé dans l’urgence par la crise sanitaire perdure encore aujourd’hui, et à 100 % (cinq jours par semaine) dans certaines entreprises. Donc finalement depuis près d’un an pour certaines d’entre elles…

Poussé encore plus fortement par le gouvernement à partir de l’automne 2020 au titre de la mesure sanitaire par excellence (alors qu’il y en aurait eu d’autres plus urgentes et efficaces), autant dire que depuis mars 2020, alors que l’on vient de voir que le télétravail n’apporte pas que des bénéfices, tous les cadres sur ce mode d’organisation du travail ont explosé !

Pour quantifier et qualifier cette généralisation et continuité du télétravail encore à l’heure actuelle, on peut exploiter avec profit les statistiques publiques fournies par l’enquête Acemo (Activité et conditions d’emploi de la main-d’œuvre) spéciale Covid, réalisée chaque mois sur plusieurs indicateurs (dont la part de télétravail) depuis mars 2020 et toujours en œuvre, par la Dares avec l’appui de l’Insee, auprès des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole [41].

Fin mars 2020, un quart des salariés travaillaient sur site, un quart était en chômage partiel et un quart en télétravail (les autres étant soit en congés, maladie ou garde d’enfants). On relève donc dès le confinement un développement bien plus large du télétravail par rapport à la situation d’avant la pandémie, dans les grandes entreprises principalement comme auparavant (et toujours nettement plus répandu dans les secteurs de l’information et de la communication), mais également avec une progression notable dans les plus petites entreprises.

Avec les évolutions des mesures sanitaires, l’enquête a pu rendre compte de la reprise progressive mais continue du travail sur site (1/4 des salarié.es en mars, 1/3 en avril, 50 % en mai au moment du déconfinement, 60 % en juin, 70 % en septembre), progression interrompue par le deuxième confinement, mais la proportion de salariés travaillant sur site est restée malgré tout très importante (59 %), soit près de deux fois plus élevée que lors du premier confinement.

À noter que le chômage partiel complet, surtout mis en place dans les petites entreprises, a diminué également progressivement (1/4 des salariés concernés en mars, 1/5 en avril, diminution sensible à partir de mai où l’on enregistrait 13 %, tombant à 3 % en septembre, avec toutefois un retour à 16 % en novembre lors du deuxième confinement). L’enquête souligne que contrairement au mois de mai, ce sont par la suite les petites entreprises qui ont le moins recouru au chômage partiel : 42 % pour les entreprises de 10 à 19 salariés, et 60 % pour les entreprises de plus de 500 salariés. Et au 30 septembre, 3 % des salariés travaillaient dans une entreprise où un accord d’activité partielle de longue durée (APLD) venait d’être mis en vigueur.

Le télétravail quant à lui, a suivi une autre trajectoire : une fois installé à partir du premier confinement, il n’a pas diminué au fur et à mesure des mois et s’est maintenu plus ou moins autour des 25 % des salariés et ceci encore jusqu’en janvier 2021, avec un creux entre juin (17 % donc près d’un sixième des salariés tout de même) et septembre (13 %), lié principalement à un reflux du télétravail dans les petites entreprises (moins de 10 %), tandis qu’il était maintenu dans une forte proportion dans les grandes entreprises. Avec en outre un plus grand nombre de jours télétravaillés par semaine, répondant en cela au chef de l’État, Emmanuel Macron, qui préconisait mi-octobre, « deux à trois jours de télétravail par semaine » dans les entreprises où cela était possible, pour « réduire un peu la pression collective ». À la fin janvier 2021, on relevait encore 26 % des salariés ayant été au moins un jour en télétravail, comme en décembre (et novembre) : 9 % des salariés ont été en télétravail cinq jours sur cinq, 12 % entre deux et quatre jours par semaine, 3 % un jour par semaine et environ 2 % quelques jours ou demi-journées dans le mois. La fréquence de télétravail reste fortement liée avec la taille d’entreprise.

III.2 – Les effets néfastes du télétravail renforcés et hors contrôle depuis le début de la pandémie

Bien sûr, le télétravail a été présenté comme une des solutions de protection sanitaire, mais ce télétravail plutôt intensif et durable n’est pas sans contreparties négatives pour les salariés.

Au moment du premier confinement, il s’est agi d’une bascule dans un télétravail de crise, entreprises comme travailleurs ont dû s’organiser du jour au lendemain. Le télétravail, sans avoir été choisi, a été mis en place dans l’urgence. Dans des secteurs entiers où le télétravail était peu de mise, cela a été un véritable branle-bas de combat, une course à l’équipement adéquat voire à des déménagements d’équipement de l’entreprise au domicile du travaileur. Largement touchés par ce phénomène par exemple, les centres d’appels des services clients des différentes enseignes, pour lesquels la « continuité de l’activité » était « essentielle ».

Au fur et à mesure des semaines, puis des mois, les impacts négatifs sur les salarié.es sont apparus. Ce télétravail de crise a accentué les problèmes qui lui sont attachés et déjà connus (voir plus haut) : intensification de la durée de travail avec des journées de plus en plus étirées et même de la charge de travail (alors même que parfois ces mêmes salarié.es mis au télétravail étaient aussi en chômage partiel, l’activité de l’entreprise étant réputée ralentie), stress accru (évidemment aussi du fait de la situation exceptionnelle elle-même, tant sur le plan personnel que professionnel), difficultés à gérer les problèmes de matériel informatique et d’ergonomie (poste de travail : chaise, bureau, ambiance lumineuse et sonore, etc…), porosité des sphères professionnelle et privé, surtout quand on n’a pas d’espace dédié. Ce qui dépend bien sûr du logement dont on dispose mais aussi du fait que dans beaucoup de cas, c’est toute la famille qui était confinée lors du premier confinement, et que le télétravail a pu perdurer ensuite pour les deux conjoints.

Par la force des choses, tout le monde a dû « apprendre sur le tas », travailleurs comme managers. Du fait de ce manque de préparation, le télétravail étant encore peu développé en France comme on l’a vu et circonscrit à des catégories professionnelles bien plus restreintes qu’à toutes celles auxquelles il s’est imposé, ce n’est pas réellement du télétravail qui s’est installé, mais du « présentiel à distance » selon la formule de l’une des auteures d’un livre paru récemment sur le sujet [42], qui souligne que le télétravail que nous avons connu ces derniers mois n’est pas le télétravail « normal ». Manquant d’apprentissage, on a fait comme on en avait l’habitude, plaquant telles quelles à cette nouvelle situation les (mauvaises) méthodes utilisées en présentiel : tunnel de réunions tout au long de la journée, engendrant des problèmes de gestion du travail, fragmentation du travail renforcée par les outils numériques (messagerie électronique, messagerie instantanée, outils de visioconférence…), usage effréné de présentations PowerPoint pour montrer qu’on existe toujours…

Sauf qu’une réunion à plus de 20 personnes en distanciel n’est pas la même chose que de la faire dans une salle de réunion prévue pour cela, la gestion des prises de paroles est plus compliquée, le son moins bon ; que des journées entières le casque sur les oreilles et les yeux rivés sur un écran qui devient la seule fenêtre sur le monde donnent des migraines épouvantables alors qu’on se sent en même temps isolé de ses collègues ; qu’un siège voire tout un poste de travail non ergonomiques provoquent de douloureux problèmes au dos, aux épaules, aux cervicales ; qu’être assis toute la journée sur son siège compresse les jambes ; que voir son travail réduit à seule partie jugée « tététravaillable », souvent administrative, le vide de son sens… Sauf enfin que le télétravail intensif, au-delà du fait de couper des vraies relations humaines, limite le travail coopératif et, partant, peut amener progressivement à un délitement du collectif, voire du sentiment d’appartenance à l’entreprise.

Sur ce volet plus qualitatif, on peut citer une autre enquête, menée en novembre 2020 sur une semaine, sur l’activité professionnelle des Français pendant le confinement [43] et faisant davantage état de leur vécu vis-à-vis de la pratique du télétravail.

Ainsi, 39 % des actifs en emploi déclaraient que leur métier actuel ne peut pas être exercé en télétravail contre 36 % qui disaient pouvoir télétravailler sans difficulté (car disposant notamment d’un bon équipement technique). 25 % déclaraient quant à eux pouvoir faire du télétravail (du point de vue technique) mais avec des difficultés, en particulier pour s’organiser et être efficaces. Ceux et celles qui ont pratiqué le télétravail ont télétravaillé plus de jours en moyenne que sur la semaine précédente : 3,7 jours de télétravail en moyenne parmi les actifs ayant recours au télétravail contre 2,7 jours la semaine précédente. Les auteurs de cette enquête soulignent avoir constaté que le télétravail 5 jours sur 5 représente un véritable effort pour les salariés qui, pour certains, souffrent d’isolement. 4 salariés sur 10 qui ont télétravaillé lors de la semaine de l’étude déclaraient ainsi se sentir isolés, et 3 sur 10 mal vivre le télétravail au quotidien. Au total, 58 % des salariés qui ont télétravaillé à 100 % déclaraient qu’ils préfèreraient venir sur leur lieu de travail au moins un jour par semaine.

On peut noter qu’à la mi-novembre a fait son apparition un numéro d’écoute (0 800 13 00 00 – service téléphonique anonyme, gratuit et ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7) mobilisant jusqu’à 70 psychologues pour les salarié.es en difficulté ne bénéficiant pas de dispositif de soutien psychologique dans leur entreprise…

Pour les managers également, la situation n’est pas simple et ils sont aussi en souffrance. D’une part, ils ne savent pas forcément télétravailler, et encore moins travailler avec et gérer toute une équipe en télétravail. Selon l’expérience antérieure ou pas du télétravail, selon la personnalité, le mode de management peut suivre deux travers : le contrôle extrême ou au contraire la disparition, pour fuir la situation.

Une situation globale donc bien peu réjouissante, alors même que le télétravail est présenté comme vecteur d’amélioration des conditions de travail et de même de prévention vis-à-vis des risques professionnels, notamment des risques psychosociaux… Situation dont se sont fait l’écho nombres d’articles dans la presse, d’émissions et de reportages tant télévisuels qu’audiovisuels sur le sujet, de publications de « guides du télétravail », nourris de nombreux témoignages de salariés, managers, psychologues du travail.

Pour autant, à l’heure d’aujourd’hui, alors que les solutions pour se protéger du virus ne se limitent plus au confinement, des entreprises maintiennent le télétravail intensif (cinq jours par semaine), s’orientant visiblement vers un télétravail généralisé et durable, qu’on nous promet de mieux accompagner… alors que les organisations sont à la peine pour obtenir des accords avec les entreprises.

C’est pourquoi, dans une partie conclusive, demandons-nous quels sont les bénéfices que les entreprises peuvent tirer de cette situation, au moins à court terme si ce n’est à long terme.

IV. De l’intérêt des entreprises pour le télétravail généralisé

En juin 2020, Les Échos mettait en ligne un podcast intitulé « 2020, l’an 1 de l’ère du télétravail » [44], juste un peu après la publication par France Inter sur son site d’un article sur « ces entreprises qui veulent faire de la présence au bureau l’exception » [45] selon les termes des dirigeants de PSA et de Google, tandis que celui de FaceBook envisage dans un avenir proche de faire travailler ses employés chez eux de manière permanente et celui de Twitter d’autoriser le télétravail à vie…

Dans l’enquête Acemo d’avril 2020 [46], les grandes entreprises se déclaraient déjà optimistes sur le maintien durable du télétravail dans leur organisation, cette estimation d’avoir la capacité à gérer le télétravail dans la durée croissant avec la taille des entreprises, notamment dans le secteur des industries extractives, énergie, eau, gestion des déchets et dépollution et dans celui de l’information et communication (65 %).

Encore une fois, que de chemin parcouru ! Le télétravail de crise a bel et bien accéléré les changements de représentation des entreprises sur le télétravail (les plus grandes principalement mais pas seulement), considéré longtemps et encore récemment comme « suspect », motivé pour le ou la salarié.e par une intention cachée « d’en faire moins ».

Pourtant, les bénéfices du télétravail pour les entreprises, notamment en termes de productivité des salariés, quand il est mis en place dans de bonnes conditions, sont énoncés depuis longtemps, suite aux premières expérimentations menées par certaines d’entre elles au tournant des années 2000 (voir la partie II.2) et à plusieurs études réalisées par la suite [47] [48] [49]. Les autres effets bénéfiques aux entreprises sont la réduction des accidents du travail, de l’absentéisme et du turn over.

Mais le télétravail représente aussi un gisement de potentielles économies sur les locaux par exemple : de grandes entreprises réfléchissent déjà à une réduction drastique de leur surface de bureaux tertiaires, et à imposer des « bureaux partagés » entre salariés. Mais également, en concentrant par exemple les jours de télétravail sur ne serait-ce que sur un ou deux jours fixes, des économies de frais de fonctionnement non négligeables (chauffage/climatisation, électricité, réduction de la sous-traitance dans les domaines du nettoyage et du gardiennage des locaux, ainsi que dans le domaine de la restauration des salariés).

Des études ont également chiffré un effet bénéfique du télétravail sur les dépenses des ménages et donc leur pouvoir d’achat [50]. On notera toutefois que dans la situation actuelle beaucoup de frais afférents à la réalisation de l’activité professionnelle sont tout à coup devenus entièrement à la charge des salariés : amélioration de la connexion internet et du réseau informatique, achats indispensables de certains équipements techniques (écrans plus grands, casques, imprimante) ainsi que les consommables associés (encre, papier…), aménagement ergonomique du « poste de travail » (siège, lampe …). Alors même que le Code du travail prévoit la prise en charge des aménagements nécessaires au télétravail par l’entreprise.

Au-delà de ces économies, il ne faut sans doute pas se leurrer sur le fait que ce changement de perception et de pratiques sur le télétravail serait le seul fait de la crise sanitaire. Plus vraisemblablement, l’adoption généralisée à venir du télétravail est liée à la stratégie de transformation économique et organisationnelle des entreprises, qui s’appuie sur la crise sanitaire, et la crise économique qu’elle a engendrée, pour changer à terme de paradigme dans la gestion de leur salarié.es. Voire, pour certaines d’entre elles, de réduire le salariat, attaque commencée avec ce que l’on appelle « l’uberisation de la société » ou encore l’essor de l’auto-entreprenariat.

Pour aller dans ce sens, on mentionnera encore un des résultats de l’une des études menées par la Dares en 2019 sur le télétravail [51] : il a en effet été relevé que les personnes qui pratiquent le télétravail de manière intensive ont plus souvent été confrontées à des changements organisationnels importants de leur environnement de travail au cours des 12 derniers mois : plan de licenciement pour 21 % d’entre eux, déménagement, restructuration, rachat ou changement de directions pour 37 % d’eux. Ces résultats, confirmés par une analyse toutes choses égales par ailleurs, suggèrent une corrélation forte entre déploiement du télétravail et changements organisationnels de grande ampleur. Une instabilité qui se traduit pour ces télétravailleurs par un sentiment plus important d’insécurité économique.

Entre les accords d’activité partielle de longue durée (APLD) imposés pour beaucoup unilatéralement, de même que le télétravail intensif adopté par certaines entreprises, les nombreux plans sociaux et autres plans collectifs de ruptures conventionnelles, dans un contexte où les organisations syndicales sont physiquement et durablement éloignées des salarié.es… n’en sommes-nous pas là ?

À méditer…

.

Notes

[1Dares : Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. Créée en 1993, c’est la direction du ministère du Travail qui produit des analyses, des études et des statistiques sur les thèmes du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.

[2INRS : Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles.

[3ANACT : Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail.

[4Morel-A-Lhuissier P. (2006). « Du télétravail au travail mobile – Un enjeu de modernisation de l’économie française ». Rapport au Premier Ministre (D. de Villepin).

[5Pour une synthèse jusqu’en 2010, voir Centre d’analyse stratégique – CAS (2009). Le développement du télétravail dans la société numérique de demain, p. 13 et 14.

[6Forum des droits sur l’Internet, « Le télétravail en France », décembre 2004. Mission confiée en 2003 par le Ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité (François Fillon).

[7Coutrot T. (2004), « Le télétravail en France : 2 % de salariés le pratiquent à domicile, 5 % de façon nomade  », Premières Synthèses, décembre, n°51.3, Dares.

[8Chiffres de la population concernée cités dans le rapport « Du télétravail au travail mobile – Un enjeu de la modernisation de l’économie française » de Pierre Morel-A-Lhuissier, député de la Lozère, rapport au Premier ministre (D. de Villepin) – 2006.

[9
Hallépée S. & Mauroux A. (2019), « Quels sont les salariés concernés par le télétravail ?  », Dares Analyses, novembre, n°051.

[10Voir les détails des questions sur le télétravail de ces enquêtes dans Hallépée S. & Mauroux A. (2019), op. cit. p.11.

[11Centre d’analyse stratégique – CAS (2009). Op. cit.

[12Jauneau Y. & Vidalenc J. (2020). « Une photographie du marché du travail en 2019 », Insee Première, n°1793, janvier.

[13Tremblay, D.-G. (2001). « Le télétravail : son impact sur l’organisation du travail des femmes et l’articulation emploi-famille ». Recherches féministes, 14 (2), 53–82.

[14Voir notamment l’édition 2019 du Guide OBERGO du télétravail.

[15« Livre blanc national sur le télétravail et les nouveaux espaces de travail – Tour de France du télétravail 2012 », première édition d’une manifestation organisée par LBMG Worklabs, Neo-Nomade, OpenScop et Zevillage.net, en partenariat notamment avec FIL AFP Liaisons sociales.

[16Hallépée S. & Mauroux A. (2019), « Quels sont les salariés concernés par le télétravail », op. cit. p. 10 : « ce chiffre provient d’une méta-analyse d’études entre 2000 et 2010 puis imputation de la part de télétravailleurs, au sens où ils travaillent au moins une fois par semaine « en dehors du bureau », par segments d’actifs pour LBMG Worklabs ». Société de conseil dont on peut accessoirement signaler qu’ils sont parmi les co-auteurs du « Livre Blanc », tous concepteurs ou promoteurs de « tiers-lieux » (espaces de travail partagés entre personnes de différentes entreprises et/ou des personnes à leur compte, bénéficiant de ressources techniques et de services mutualisés, ce qu’on appelle des espaces de co-working)…

[17Article du site de l’Express (2016). Le taux ’réel’ de télétravailleurs autour de 2% en France selon une enquête de l’OBERGO.

[18Mettling B. (2015). « Transformation numérique et vie au travail ». Rapport à l’attention de Mme Myriam El Khomri, Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation Professionnelle et du Dialogue Social.

[19Morel-A-Lhuissier P. (2006). « Du télétravail au travail mobile – Un enjeu de modernisation de l’économie française ». Rapport au Premier Ministre (D. de Villepin).

[20« Livre blanc national sur le télétravail et les nouveaux espaces de travail – Tour de France du télétravail 2012 », op. cit.

[21Morel-A-Lhuissier P. (2006), op. cit. page 20.

[22Morel-A-Lhuissier P. (2006), op. cit. pages 21 et 23.

[23Centre d’analyse stratégique – CAS (2009). Op. cit., voir p. 16 à 20 pour les comparaisons entre pays de l’OCDE et leur classement.

[24Mettling B. (2015), op.cit., page 13.

[25Hallépée S. & Mauroux A. (2019), « Quels sont les salariés concernés par le télétravail », op. cit., p. 4.

[26Coutrot T. (2004). op. cit., p.4.

[27Hallépée S. & Mauroux A. (2019). « L’économie et la société à l’ère du numérique », édition 2019 - Insee Références - Dossier : « Le télétravail permet-il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?  », op. cit., p. 48 et 50.

[28Mauroux E. (2018). Quels liens entre les usages professionnels et les conditions de travail ? Dares Analyses, juin, n°029.

[29Le télétravail - Quels risques ? Quelles pistes de prévention ? (2020). Publication INRS - ED 6384.

[30Plancard J.-H. & Velagic Z. (2020). Evaluation de l’impact psychologique du télétravail. Publication INRS – TF 276.

[31Coutrot T. (2004). op. cit.

[32Hallépée S. & Mauroux A. (2019). Le télétravail permet-il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, op. cit.

[33Voir notamment le Portail Veille Télétravail de l’ANACT.

[35Mettling B. (2015), op.cit., page 7.

[36Hallépée S. & Mauroux A. (2019). Le télétravail permet-il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, op. cit.

[37Hallépée S. & Mauroux A. (2019), « Quels sont les salariés concernés par le télétravail », op. cit.

[38Hallépée S. & Mauroux A. (2019). Le télétravail permet-il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, op. cit.

[39Voir notamment OBERGO, op. cit.

[41Toutes les enquêtes Acemo sont disponibles.

[42Magré N. & Roncati J. (2021) Du télétravail de crise au télétravail durable – First édition

[43Lancrey-Laval G. & Hauser M. (2020). « L’activité professionnelle des Français pendant le confinement  ». Enquête Harris Interactive pour le Ministère du Travail, de L’emploi et de l’Insertion. Novembre.

[44Les Échos, « 2020, an 1 de l’ère du télétravail  », 29 juin 2020.

[47Voir notamment Centre d’analyse stratégique – CAS (2009). Op. cit., p. 78 et bilan global des effets du télétravail p. 80.

[48Voir également cet article. L’étude de chiffrage citée n’est plus téléchargeable.

[49Bloom N., Liang J., Roberts J., Ying Z. J. (2012). Does working from home work ? Evidence from a Chinese experiment.

[50Voir notamment Centre d’analyse stratégique – CAS (2009). Op. cit., p. 79.

[51Hallépée S. & Mauroux A. (2019). Le télétravail permet-il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, op. cit., p. 50-52.

J’agis avec Attac !

Je m’informe

Je passe à l’Attac !

En remplissant ce formulaire vous pourrez être inscrit à notre liste de diffusion. Vous pourrez à tout moment vous désabonner en cliquant sur le lien de désinscription présent en fin des courriels envoyés. Ces données ne seront pas redonnées à des tiers. En cas de question ou de demande, vous pouvez nous contacter : attacfr@attac.org