Capitalisme numérique et fiscalité

vendredi 12 mars 2021, par Vincent Drezet *

Présenté comme un outil permettant de rapprocher les êtres humains, de bénéficier d’un mode de communication rapide et moderne permettant de faciliter la collaboration, le numérique s’est installé dans la vie quotidienne. C’est peu de dire qu’en une vingtaine d’années, les comportements ont évolué : rester chez soi pour communiquer derrière son écran, ne plus sortir faire ses courses, vendre ou louer des biens personnels plutôt que les prêter, travailler chez soi : autant de manifestations concrètes de l’impact du numérique pour la population, parfois même au point de déshumaniser les relations sociales. Pour les entreprises aussi, les mutations sont profondes. La révolution industrielle du numérique peut être comparée à l’invention de la machine à vapeur au XVIIIe siècle, à l’impact de l’utilisation l’électricité dans les lignes de production fondées sur la division du travail au début du XXe siècle et à l’automatisation de la production au moyen des ordinateurs dans les années 1970. Elle a souvent été vue comme une opportunité, un «  gisement de croissance  [1] », avec la vente de biens et de services en ligne, l’organisation en mode « plateforme », la mobilité des sources de création de valeurs (par les serveurs, les ressources informatiques, la collecte et la gestion de données, la création et la mobilité des actifs incorporels), etc.

En peu de temps, le numérique s’est donc imposé, au-delà de la seule activité économique. La crise de la Covid a mis en évidence de manière spectaculaire le rôle du numérique dans nos sociétés. Elle a contribué à renforcer un capitalisme numérique dont l’expansion était largement engagée. Le télétravail en constitue une illustration évidente, de même que l’utilisation des plateformes pour se faire livrer des biens, télécharger des livres ou des films ou encore bénéficier d’un abonnement à un bouquet de chaînes, et nous en passons. La place des réseaux sociaux s’est renforcée : à l’évolution des comportements déjà à l’œuvre s’est ajoutée l’impact de la distanciation physique et l’évolution des relations sociales dans un contexte de crise.

Cette évolution globale se décline en de multiples enjeux, entremêlés. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous en identifierons les principaux, avant de revenir sur les problèmes fiscaux que pose le capitalisme numérique et de livrer des pistes d’amélioration.

I - Des enjeux multiples

Un enjeu sociétal et social

Le numérique donne l’impression, ou l’illusion (selon l’approche que l’on peut en avoir), d’avoir un accès aisé à l’information, voire d’être un acteur de l’actualité, au point que l’on peut considérer que, désormais, chacun.e peut laisser une trace, s’exprimer librement, voire, dans certains cas, « compter » dans la marche des choses. En témoigne, à titre moins anecdotique qu’il n’y paraît, le développement des « influenceurs » qui, en étant rétribués par les marques pour lesquelles ils travaillent, mettent en scène leur vie.

Plus profondément, le capitalisme numérique modifie l’organisation du travail et les rapports sociaux ou salariaux. La situation des vrais-faux salariés des plateformes en témoigne, tout comme celle des salariés ou des chômeurs qui, cherchant avant tout un revenu, sont de plus en plus nombreux à être « incités », parfois même obligés, à travailler sous le statut d’autoentrepreneur. Le capitalisme numérique réinvente ainsi le travail à la tâche et crée de « faux indépendants », alors que le lien de dépendance économique est réel, qui risquent de se trouver en fâcheuse posture en cas de maladie ou de baisse d’activité. Car c’est également le système de protection sociale dans son ensemble (financement, identification des droits et attribution des prestations) qui est interrogé par ces mutations.

L’État lui-même se réorganise en mode « plateforme numérique », en imposant les démarches en lignes aux usagers, en exploitant les techniques « big data », en éloignant le service public de proximité, en refondant son organisation du travail (front office, back office, services transverses, mode projet, etc.) et en refondant sa gestion des ressources humains pour l’harmoniser autant que faire se peut sur celle du secteur privé [2].

Un enjeu économique

Plus profondément, le capitalisme numérique parvient ainsi à développer la marchandisation du monde et des comportements. Et cela, en favorisant la mobilité des sources de création de valeurs par les serveurs, les ressources informatiques, la collecte et la gestion de données, la création et la mobilité des actifs incorporels et immatériels, etc. Avec la propriété intellectuelle, l’exploitation des bases de données constitue tout à la fois une source d’amélioration du chiffre d’affaires et un élément patrimonial important. Pour le bilan et le compte de résultat d’une entreprise, il s’agit d’un enjeu majeur d’autant plus stratégique que « 65 % de la valeur des 100 entreprises cotées de premier plan correspond à de l’immatériel  [3] ». En clair, « l’immatériel est aujourd’hui reconnu comme le levier de création de valeur majeur dans toutes les entreprises en croissance  [4] ». Ce qui a notamment conduit à clarifier les règles en matière de normes comptables pour appréhender l’immatériel afin de mieux l’évaluer.

Au-delà, la circulation des données et leur concentration se sont intensifiées, le tout couplé sur fond de droit de la propriété scrupuleux. Les « GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, souvent dénommés simplement « GAFA ») illustrent à merveille cette situation. Google concentrerait 90 % des requêtes effectuées sur internet, Apple représenterait les deux tiers des bénéfices de ventes de smartphones, 2,7 milliards d’utilisateurs actifs de Facebook ont été recensés en 2020 et 88 % des ordinateurs sont équipés de logiciel Microsoft. En vendant les données que les utilisateurs, par leur travail gratuit, leur fournissent, ces entreprises imposent leurs conditions et captent d’immenses richesses.

Une « manne numérique [5] » s’est ainsi développée pour constituer une « rente numérique (…) non parce que l’information serait la nouvelle source de valeur, mais parce que le contrôle de l’information est devenu le meilleur moyen de capter la valeur  [6] ». Si les GAFA ont une résonance plutôt « occidentale », en extrême-Orient, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) constituent eux aussi des géants de la « high tech » chinoise qui présentent des caractéristiques similaires en matière de taille et de situation dominante. A titre d’exemple, le moteur de recherche capte 60 % de parts de marché dans un pays de 1,4 milliard de personnes et au second trimestre 2020, Xiaomi était le quatrième vendeur mondial de smartphones après Huawei, Samsung, et Apple.

De manière générale, pour la Direction générale du Trésor, « la tendance à la concentration des marchés et à la dégradation de la concurrence soulève des inquiétudes économiques grandissantes. La capacité du droit à la concurrence à appréhender l’économie numérique et à lutter efficacement contre d’éventuelles pratiques abusives des plateformes est de plus en plus discutée dans le monde  [7] ». Or, de la position dominante à la domination, il n’y a qu’un pas, aisé à franchir.

Un enjeu démocratique

Cette transformation conduit à la constitution de quasi-monopoles privés géants qui produisent des inégalités et contournent les États, voire pèsent sur leurs décisions lorsque leurs intérêts sont en jeu. Par leur taille pour ne pas dire leur hégémonie, leur poids économique et les données qu’elles collectent, les grandes entreprises du numérique peuvent peser sur les opinions en fonction de leurs intérêts, de leur propre chef ou en qualité d’allié du pouvoir, mais aussi influencer les décisions des États. Concrètement, elles peuvent ainsi décider de fermer tel ou tel compte sur les réseaux sociaux, de choisir de valoriser tel résultat de requête plutôt qu’un autre, etc. Les premières tentatives de régulation, comme le règlement général sur la protection des données institué au sein de l’Union européenne en 2018, n’est pas exempt de critiques : le niveau de sécurité des données resterait encore insuffisant et les entreprises seraient plus nombreuses à exposer des données sensibles [8].

II- La fiscalité au péril du capitalisme numérique

Les acteurs du capitalisme numérique boostent leurs profits grâce aux données fournies gratuitement par les utilisateurs. Bien que bénéficiant de ce travail gratuit, leur sens de la propriété exacerbé les rend « jaloux » de leur influence et allergiques à l’impôt, et à l’État… L’idéologie libertarienne, revendiquée par certains acteurs du numérique [9], n’est jamais loin.

Une matérialisation difficile

Le système fiscal se heurte à plusieurs problèmes d’ampleur : la rapidité de la transition numérique, le développement du e-commerce, les innovations jusque dans le développement de monnaies numériques (notamment avec le bitcoin), les réseaux sociaux, le caractère immatériel qui permet d’agir à distance avec au surplus une grande mobilité, la valorisation croissante des actifs immatériels, la dépendance croissante des agents économiques vis-à-vis du numérique et l’effet de réseau des « géants » du numérique. Face à cela, les dispositions qui régissent l’impôt sur les sociétés (IS) sont dépassées : la notion d’établissement stable [10], qui renvoie historiquement à des critères de présence « physique » pour appréhender l’activité et la base d’imposition, est inadaptée. En l’état, le droit fiscal permet donc à des firmes d’exercer à distance, via le numérique, une activité économique dans un État donné tout en étant imposable dans un autre, où l’IS est plus faible. Sur fond de concurrence fiscale et sociale entre États, cette situation se traduit par le développement de schémas d’optimisation agressive, flirtant parfois avec la ligne rouge de l’illégalité, notamment lorsque les prix de transfert, ces transactions infra-groupes qui représentent la majorité du commerce mondial, sont manipulés.

Tout ceci rend difficilement appréhendable la matière et la localisation de la matière imposable. Pour Pascal Saint-Amans [11], « S’il est impossible de séparer l’économie numérique du reste de l’économie, il est clair que certaines de ses caractéristiques peuvent accentuer les risques de mobilité (par exemple des biens incorporels et des fonctions économiques) ». Au final, on assiste à une déconnexion croissante entre le pays dans lequel est réalisé le chiffre d’affaires et celui où le bénéfice est imposé »… C’est donc au fond la capacité même des États
à lever l’impôt qui est en question. Mais leur responsabilité est aussi engagée. Le développement des schémas d’évasion et de fraude fiscales n’est pas seulement le fruit de lacunes du droit fiscal ou de l’ingénierie financière et fiscale des multinationales. C’est aussi celui de l’inaction de nombreux États, de certaines conventions fiscales très arrangeantes, de rescrits passés avec certaines entreprises et de l’opposition de certains États aux projets visant à réduire l’évasion fiscale. De fait, nombreux sont ceux qui favorisent ainsi l’érosion des bases imposables, voire la fraude [12]

Des écarts de fiscalité importants

Dans son rapport sur la création de la « taxe Gafa » à la française, la Commission des finances de l’Assemblée nationale relevait que « L’impact fiscal de pratiques dommageables par des entreprises au modèle économique numérique est clairement illustré par les différences de taux effectif d’imposition sur les bénéfices mises en avant par la Commission européenne dans l’étude d’impact accompagnant le paquet sur la fiscalité numérique du 21 mars 2018 [13] ». Le rapport montrait des écarts considérables dans les taux moyens d’imposition des bénéfices des multinationales.

Ceux-ci s’élevaient en moyenne à :

  • 23,3 % dans un groupe multinational à l’activité « classique »,
  • 16,2 % dans le même groupe lorsqu’il se livre à des stratégies d’optimisation fiscale agressive,
  • 9,5 % dans un groupe multinational à l’activité « numérique »,
  • - 2,3 % dans le même groupe lorsqu’il se livre à des stratégies d’optimisation agressive.

La Commission européenne relève par ailleurs dans ses travaux que, « en logeant la propriété intellectuelle dans une entreprise intermédiaire située dans un État membre de l’Union européenne disposant d’un régime fiscal attractif sur les revenus tirés d’actifs incorporels, les entreprises peuvent atteindre des niveaux de taux d’imposition effectif moyen nuls ou en deçà de zéro ». Bien qu’aberrante, une telle situation est possible grâce d’une part, à la location de bénéfices dans des pays « à fiscalité privilégiée » évoquée ci-dessus et, d’autre part, au remboursement de certains crédits d’impôt prévus dans certaines législations fiscales. Globalement, le manque à gagner qui en résulte est supporté par les autres agents économiques (les ménages et les autres entreprises, notamment les PME), sous forme de hausse d’autres impôts et/ou de rigueur budgétaire impactant l’efficacité des services publics et de la protection sociale. Ce qui alimente le sentiment de plus en plus vif d’injustice fiscale et affaiblit le consentement à l’impôt.

S’il faut rattraper le retard, il faut aussi anticiper les évolutions à venir avec le développement de la 5G et les conséquences multiples des interconnexions qu’elle permettra, la montée en puissance de l’utilisation effrénée des algorithmes et l’évolution des comportements. Ce qui pose logiquement la question de la réforme du système fiscal à mettre d’urgence en œuvre.

III – Quelle fiscalité avec (ou après) la révolution numérique ?

Il s’agit donc de répondre aux défis actuels et de réformer la fiscalité pour qu’elle puisse remplir ses objectifs. Rénover et adapter l’IS est une priorité afin de ne plus simplement tenir compte d’une présence « physique » mais, au contraire, de pouvoir imposer l’activité économique là où elle est réellement exercée. De nombreux travaux ont été consacrés aux réponses possibles, résumées ici.

  • Il est tout d’abord possible de revoir le concept d’établissement stable et de l’élargir à la présence numérique (ou digitale) en prenant cependant garde de dépasser les seuls critères « physiques » de l’activité numérique, comme le stockage de données. Il faut alors y intégrer le stockage de données mais aussi ce qui relève de leur exploitations (data, algorithmes) et de la propriété intellectuelle. Il est également envisageable, dans une approche plus ambitieuse de cette révision de la notion de « l’établissement stable », de définir plus précisément des critères : noms de domaine, présence de serveurs, existence de paiements, volume de données ou encore nombre d’utilisateurs [14].
  • Une autre approche consiste à imposer le chiffre d’affaires et non le bénéfice via une taxe qui s’appliquerait aux revenus tirés de la vente d’espaces publicitaires en ligne, aux produits générés par les activités intermédiaires numériques permettant aux utilisateurs d’interagir avec d’autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux, ou encore aux produits tirés de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs.
  • Enfin, on peut choisir d’imposer le profit consolidé des groupes multinationaux pour le partager en fonction de critères objectifs. Attac, plusieurs ONG membres de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires » et la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés (ICRICT) s’inscrivent dans cette optique en défendant l’idée d’une taxation unitaire [15]. Un tel projet permettrait de disposer d’un impôt adapté à l’économie moderne et à la réalité économique des groupes, que leur dominante soit « numérique » ou « classique ».

« Plan Beps » : une bonne réponse ?

Mené par l’OCDE, le plan Beps (Base erosion and Profit shifting) vise à en finir avec l’érosion des bases imposables à l’impôt sur les sociétés et à résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie. On peut souscrire à l’objectif général du plan : imposer les richesses là où elles ont été créées. Ce plan, validé en juin 2019 par les Ministres des Finances du G20, marque le début du Cadre inclusif sur « l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices » (BEPS) qui rassemblait 137 pays en 2020. Il est ainsi censé favoriser une prise de décision mieux coordonnée pour une rapide mise en œuvre. Mais l’échec des négociations à l’automne 2020 repousse une éventuelle application, que l’OCDE espère voir aboutir en 2021 pour une mise en œuvre non datée… La Commission européenne n’exclut pour sa part pas de travailler à sa propre directive, qui pourrait intégrer les enjeux liés à la monnaie électronique et aux cryptos-actifs.

L’OCDE propose une révision des règles fiscales internationales, l’abandon du critère de la présence physique et l’introduction d’un seuil d’imposition minimum. Concrètement, son plan repose sur deux piliers jugés susceptibles de former la base d’un consensus sur une juste répartition du droit d’imposer les bénéfices provenant d’activités transfrontalières à l’ère du numérique.

  • Le premier pilier part du constat que la présence physique d’une entreprise dans un pays autre que son pays d’origine ne peut plus être retenue comme seul critère de référence pour assujettir tout ou partie des bénéfices de cette entreprise à l’IS dans cet autre pays au titre de ses activités numériques. Il propose une méthode d’allocation des bénéfices dans les États afin que ceux-ci puissent les imposer : soit à la juridiction dans laquelle se situent les utilisateurs (approche fondée sur la « participation de l’utilisateur »), soit à celle dans laquelle se situe le marché (approche fondée sur les « biens incorporels de commercialisation »), soit encore à celle avec laquelle l’entreprise interagit volontairement et dans la durée, par le biais de technologies numériques et autres outils automatisés (approche fondée sur la « présence économique significative »). Le programme envisage les modalités pour déterminer le niveau de profit qui à allouer aux juridictions de marché. Deux sont fondées sur le partage des bénéfices mondiaux du groupe, l’une tenant compte de l’ensemble des bénéfices (méthode de répartition fractionnaire des bénéfices), l’autre uniquement des bénéfices résiduels, c’est-à-dire des bénéfices générés par des actifs incorporels de grande valeur (méthode de partage des bénéfices résiduels). L’impôt serait déterminé en fonction d’une clé de répartition qui reste à déterminer. Le programme précise que toute solution doit être appliquée et gérée par les administrations fiscales comme par les contribuables dans le respect des principes conventions fiscales bilatérales. Il s’agit également de déterminer s’il faut créer un nouveau concept de présence taxable ou de source de revenus, ou s’il suffit de modifier la définition de l’établissement stable contenue dans les conventions fiscales internationales actuelles.
  • Le second pilier vise à introduire un taux minimum d’IS qui s’appliquerait à une entité liée étrangère, lorsque son impôt local est inférieur à un certain seuil, et à rendre non déductibles certains paiements ou à leur appliquer une retenue à la source lorsqu’ils sont réalisés vers des juridictions dans lesquelles le taux d’imposition est inférieur à un certain seuil. Le taux envisagé se situerait au niveau du taux nominal de l’impôt sur les sociétés irlandais (entre 12 et 13 %)

Selon l’OCDE, au plan mondial, ces deux piliers représenteraient 60 à 100 milliards de dollars de recettes supplémentaires [16]. La taxe française dite « Gafa » (500 millions d’euros en 2020 et 350 millions en 2019), n’apparaît ici au mieux que comme un outil de négociation dans l’attente d’une solution au niveau international. Cette « fausse solution [17] » pour plusieurs observateurs, n’a d’ailleurs pas fait l’unanimité dans l’Union européenne, preuve des intérêts contradictoires et de l’intense concurrence fiscale qui sévit au sein de celle-ci [18]. Disons qu’elle aura au moins eu le mérite de mettre en exergue la nécessité d’une réforme d’ensemble intégrant la dimension numérique.

Mais face à la stratégie des petits pas, l’évasion fiscale, elle, avance en courant. Très logiquement, le plan de l’OCDE est l’objet de critiques. L’une d’entre elle est l’insuffisante prise en compte des réalités économiques des multinationales et des déséquilibres fiscaux. Pour l’ICRICT [19], « la proposition de l’OCDE ne va pas assez loin » car elle introduit « une complexité encore plus grande laissant largement en place le système dysfonctionnel actuel de prix de transfert ». Gabriel Zucman rappelle notamment que « 40 % des bénéfices réalisés à l’étranger par les multinationales sont transférés dans des paradis fiscaux ». L’ICRICT estime cependant que, si la proposition de l’OCDE était maintenue, le taux d’imposition minimal devrait se situer à 25 % et non à 12 à 13 % [20]. Mais ce taux deviendrait l’objectif à atteindre pour les États dont le taux actuel est supérieur. On peut donc envisager un « taux plancher » déterminé en fonction du rapport entre le poids de l’IS et le PIB pour neutraliser la course vers le bas [21]. Ce débat s’est invité dans les travaux de l’Assemblée nationale : « dans sa résolution du 18 décembre 2019 (…) le Parlement européen a toutefois invité la Commission à évaluer et à surveiller l’incidence de cette future norme minimale sur une diminution potentielle générale du taux légal d’impôt sur les sociétés dans l’Union européenne » [22].

Taxation unitaire : la solution

Pour mettre en conformité la fiscalité et la réalité économique, la taxation unitaire semble le système le plus approprié. Il considérerait chacune des multinationales comme une entité unique et non comme un ensemble d’entités indépendantes les unes des autres qui, au nom du principe de pleine concurrence, se livrent à une optimisation d’ampleur grâce au jeu des prix de transfert, voire à de la fraude en manipulant ceux-ci. L’imposition se ferait alors sur les bénéfices globaux consolidés des groupes multinationaux. Il resterait à définir une clé de répartition pour répartir le bénéfice mondial consolidé entre les pays. Celle-ci pourrait s’appuyer sur trois éléments : les ventes réalisées, les emplois et les actifs immobilisés (intégrer l’emploi serait plus favorable aux pays en développement). Cette taxation unitaire ne remettrait pas en cause la souveraineté des États, qui conserveraient la possibilité d’appliquer leur taux d’imposition sur la quote-part du bénéfice leur revenant. Avec un taux plancher déterminé pays par pays en fonction du rapport entre l’IS et le PIB, elle permettrait de limiter la concurrence fiscale.

Avec un tel système, les États dégageraient des ressources supplémentaires substantielles. Pour l’association Attac, la taxation unitaire est, de loin, la meilleure solution puisqu’elle répond à la plupart des défis posés à l’IS [23]. Elle serait également une mesure efficace qui permettrait d’éradiquer l’évasion fiscale en taxant les multinationales dans les pays où elles réalisent effectivement leurs activités. Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) évaluait à 36 milliards d’euros, pour l’année 2015, la sous-déclaration fiscale des entreprises multinationales en France, en raison du transfert artificiel des bénéfices dans les paradis fiscaux [24] : une bonne part de ces 36 milliards d’euros par an seraient ainsi « récupérables » [25].

Concrètement, il est souhaitable que la taxation unitaire soit instaurée au plan international. A minima, l’Union européenne pourrait s’en inspirer pour mettre en œuvre une assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés sur ce modèle, à la condition de la coupler avec l’instauration d’un taux plancher en-dessous duquel les États qui stopperaient la course de l’impôt sur les sociétés à la baisse. Pour mémoire, on rappellera également ici que le règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur en mai 2018 au sein de l’Union européenne, pourrait contribuer à consolider la base juridique d’une future fiscalité européenne du numérique permettant de relocaliser les bénéfices imposables.

De manière générale, une taxation unitaire permettrait d’en finir avec la manipulation des prix de transfert qui assèchent les bases imposables et avec le principe de « pleine concurrence », selon lequel un prix de transfert doit être comparable à un prix facturé entre deux entités non liées. Dans ce travail de remise à plat et de modernisation, la question des régimes incitatifs (les « patent box », des régimes spécifiques de taxation des droits de propriété intellectuelle : en France, l’imposition de 15,5 % sur la cession de brevet) est également posée.

Pour contrôler la bonne application de ce système innovant, les administrations fiscales nationales seraient compétentes pour vérifier la quote-part du bénéfice leur revenant, mais seraient incitées à mieux coopérer entre elles. Il serait même envisageable de prévoir un mécanisme supranational de contrôles coordonnés et de sanctions aux manquements éventuels,

Adapter la fiscalité aux enjeux du numérique est un chantier d’ampleur. Mais cela ne doit pas faire oublier qu’elle peut être simple et lisible dans ses principes comme dans ses objectifs. De ce point de vue, la « taxation unitaire » semble la plus appropriée puisqu’elle tient compte de la réalité économique des multinationales et propose un système de répartition aisé à mettre en œuvre. Le principal obstacle est l’opposition de certains États qui, comme l’Irlande, n’ont pas intérêt à ce que le moindre petit pas en avant soit fait. Et ce, pour le plus grand bénéfice des multinationales concernées mais au détriment des populations. Celles-ci sont de plus en plus sensibles aux injustices et choquées par cette fiscalité à deux vitesses qui se révèle régulièrement à eux au travers des affaires d’optimisation fiscale et de fraude fiscale.

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