Sur la collapsologie, Réponse à Stéphanie Treillet

vendredi 12 mars 2021, par Jean Latreille *

Dans le n° 26 de votre revue, Stéphanie Treillet propose un point de vue sur les thèses collapsologiques qui a attiré toute mon attention. Les Possibles ont beau ne pas être Paris Match, le titre est vraiment choc : ce courant serait à la fois une impasse (donc sans avenir) et réactionnaire (donc dangereux). Elle qualifie aussi la collapsologie de « débouché idéologique prêt-à-penser ». Mais toutes les idéologies ne sont-elles pas, par nature, du « prêt-à-penser » ? La charge est un peu lourde, en vérité, mais il y a tout de même dans son article de quoi intéresser ceux qui, comme moi, ont lu (en partie) Pablo Servigne, mais aussi Richard Heinberg, Marie-Monique Robin, Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici plus quelques autres cités dans le papier en question. Et bien sûr, presque tous les économistes reconnus.

Car contrairement à Mme Treillet, qui ne dit jamais quelles sont ses propres références théoriques (même si elles transpirent dans tout son papier), je voudrais préciser d’où je parle. J’ai fait mes études d’économie dans les années 1980, à l’Université Lumière Lyon II. Une grande partie de mes professeurs étaient soit marxistes, soit keynésiens, soit régulationnistes (Pierre Dockès reste le plus fameux d’entre eux). Ces trois courants théoriques m’ont fortement marqué mais aucun ne m’a convaincu qu’il proposait une explication globale définitive des évolutions économiques et sociales. À l’époque, j’étais plutôt sensible aux thèses de René Dumont, premier candidat écologiste en 1974, et dont le spot de campagne de l’époque étonne aujourd’hui par sa préscience sur les problèmes qui nous touchent actuellement de plein fouet.

Mes enseignants d’économie me disaient pourtant à l’époque que le pétrole n’était pas près de manquer, et que les problèmes de l’économie étaient à trouver ailleurs : soit dans un nouveau partage des richesses, soit dans des politiques conjoncturelles adaptées, budgétaires et monétaires, et à propos desquelles les keynésiens, favorable à des relances par la dette affrontaient des monétaristes redoutant l’inflation sous le regard amusé des marxistes qui attendaient… que tout s’effondre, précisément. On s’amusait bien, les débats étaient vifs. Pendant ce temps-là, les ressources étaient « pillées » comme le disait René Dumont, c’est-à-dire prélevées sans contrepartie, car la nature n’avait pas de prix, et les gaz à effet de serre étaient émis chaque année de façon plus importante, au rythme des taux de croissance économique de plus en plus faiblards, mais loin d’être nuls. Avec 2 % de croissance chaque année, on double tout de même la production en 35 ans. Et ces 35 ans ont passé à toute vitesse.

Aujourd’hui, Stéphanie Treillet reproche aux collapsologues leur « indifférence au combat social et politique ». Elle semble tout entière engagée dans une lutte contre le « capitalisme néolibéral » mené par les « classes dominantes ». Du Marx mâtiné de Keynes, comme chez beaucoup d’enseignants d’économie. Ne pas voir ça, pour elle, serait ne rien comprendre au monde tel qu’il tourne, avec ses enjeux de pouvoir et de luttes sociales menées par des forces sociales antagonistes. Voilà où sont, selon elle, « les préoccupations de la majorité des catégories de population qui luttent : salariés, chômeurs, paysans (hommes et femmes), mouvements sociaux et a fortiori syndicaux ». Je ne suis pas collapsologue, mais je n’ai jamais vu que leurs analyses contredisaient cette vision des rapports socioéconomiques. Sauf que l’urgence est ailleurs.

Pour reprendre la question très pertinente que S. Treillet reprend à Jérémie Cravatte : « Qu’est-ce qui est en train de s’effondrer ? ». Je voudrais proposer la réponse que je tire de mes lectures, collapsollogiques ou pas, et qui me semble désormais une évidence : ce qui commence à s’effondrer est « un système de croissance permanente des richesses, de la production d’objets, de la transformation des matériaux et des revenus qui en découlent ». Vous voulez l’appeler capitalisme ? Si vous voulez, mais le communisme soviétique était porté par la même logique et aurait abouti, s’il avait tenu politiquement, au même effondrement inéluctable.

En fait, Stéphanie Treillet semble portée par la nostalgie d’un certain capitalisme, le capitalisme protecteur que les régulationnistes nomment « le capitaliste monopoliste d’État ». Il correspond à cette phase de croissance des richesses par le capitalisme associé à un État-providence avancé qui assurait un partage socialement acceptable des richesses par la promesse de la réduction progressive des inégalités. Au cœur de ce système, on trouve notamment le régime des retraites financées par des prélèvements sociaux consentis et cogérés par le patronat (à qui les mouvements sociaux ont en effet forcé la main, même s’il existe des patrons sociaux) et les syndicats de salariés. C’était ça, le « bon » capitalisme d’avant le néolibéralisme.

Sauf que ce capitalisme « apaisé » n’a pu advenir qu’en raison d’une croissance historiquement inédite des richesses créées. Et créées par qui, au fait, ces richesses ? Par les travailleurs, si chers à S. Treillet ? Certes, ils n’y sont pas pour rien. Mais le facteur de production essentiel, « occulté » par le modèle néoclassique n’est pas le travail, comme elle l’affirme, mais le capital naturel [1]. Et il y a là, quoi qu’elle en dise ou en pense, quelque chose qui n’est pas une intuition mais bel et bien une loi naturelle : la hausse historique de la production et des revenus au XXe siècle repose sur le recours aux énergies fossiles. Ces mêmes ressources dont les émanations de CO2 ont scellé le climat en cours de réchauffement pour les décennies à venir. Oui, c’est une loi naturelle, car sans cet apport énergétique ahurissant [2] nous en serions encore à des rendements productifs bien poussifs.

Certes, il est possible de produire de l’électricité de façon « peu » carbonée. Et la puissance productive vient de l’électricité, pas des fossiles. Sauf que pour l’instant on ne le fait pas. La Chine alimente les marchés mondiaux avec des produits issus d’usines dont l’électricité vient essentiellement de centrales à charbon. Et l’effondrement du système viendra de là. Pas du manque de charbon, non, mais du fait que le recours croissant à plus de fossiles est, pour le coup, une vraie « impasse » pour l’humanité. Oui, le « pic » arrivera trop tard, car quand on aura tous compris (y compris S. Treillet) qu’on a trop émis de CO2, les jeux seront faits : le pic pourra toujours nous sauter aux yeux, le climat sera définitivement modifié et les conditions de vie sur terre plus tout à fait favorables à l’existence de bientôt 10 milliards d’habitants [3].

À ce point là de la discussion, S. Treillet reprend les débats sur lesquels je planchais dans les années 1980, sur le rôle de la démographie dans la croissance (avec les discussions sur les corrélations et les causalités, sur qui est responsable de quoi, la hausse de la démographie de celle de la production ou l’inverse). À tous les coups, à l’époque, Esther Boserup gagnait contre ce rabat-joie puritain de Malthus. Le système productif était capable de supporter, voire de provoquer, une explosion démographique. Le système productif sans doute. L’atmosphère, c’est de moins en moins sûr. Sans parler de l’ensemble des écosystèmes et des ressources naturelles qui disparaissent définitivement sous l’appétit féroce d’une population en croissance et en désir constant d’enrichissement (même qu’elle « lutte » pour cela, et on la comprend, dans des mouvements sociaux progressistes).

Donc nous y voilà : oser dire que Malthus a pu avoir une intuition qui se révèlera exact à très long terme, c’est comme se réjouir que les activités domestiques risquent de nous occuper un jour plus longtemps qu’actuellement. C’est réactionnaire. Mais si l’on veut éviter que le marché, qui ne sait produire qu’en émettant du CO2, nous fournisse tout ce dont nous avons, il faut se préparer à une baisse de la productivité globale (un cauchemar pour les économistes, tous courants de pensée confondus) et à une baisse, en effet, du travail marchand [4] pour laisser à chacun le soin de produire localement en prenant son temps. Savoir qui ira chercher les légumes au potager collectif, à pied ou à vélo, et qui les fera cuisiner, c’est certes un enjeu de luttes sociales et conjugales à venir, un débat sociétal passionnant, mais ce n’est pas une raison pour traiter d’avance les collapsologues de masculinistes, sauf si l’on veut insister de façon efficace sur leur idéologie réactionnaire.

D’ailleurs, dans sa volonté de marier les collapsollogues avec tout ce que l’on peut faire de plus réactionnaire [5], S. Treillet n’hésite pas à dire qu’ils nous ramènent vers des formes de vie communautaires ou prétechnologiques qui visent à nous « ré-ensauvager ». Or, cette critique est exactement celle que leur font les néolibéraux à travers la voix d’Emmanuel Macron, en parlant des Amish et du retour à la lampe à huile. On se demande donc quelles sont les idéologies qui se marient le mieux ?

Par ailleurs, dire que les habitants de l’Ile de Pâques n’ont disparu qu’après le contact avec des étrangers, et n’ont pas épuisé eux-mêmes leurs ressources est peut-être vrai, mais cela justifie pleinement la critique du développement portée par Serge Latouche et Ivan Illitch. Que Jared Diamond ait raison ou tort, il semble que la civilisation humaine soit capable de s’exterminer elle-même dans son propre processus de civilisation prédatrice industrielle (et thermique, en effet, car si on oublie cet adjectif, on oublie le cœur du problème).

Reste le fait que les collapsologues ne comprendraient rien à l’économie. Je n’en sais rien. Mais personnellement, je suis plutôt bien armé, tout modestie bue. Or, le problème de la dette est incontestablement lié au problème des ressources. Je n’ai malheureusement pas le temps de développer ici ce que d’autres ont très bien fait par ailleurs, mais je peux dire qu’après avoir été longtemps keynésien (comme tout le monde, à vrai dire, selon une fameuse formule Milton Friedman), j’ai compris que lui non plus n’avait jamais envisagé les limites physiques du système. Ni même les limites monétaires, d’ailleurs. C’est même pour cela que Keynes a fait l’admiration de tous ceux qui voulaient s’affranchir des limites. Or, elles existent bel et bien, et l’heure n’est plus, avec les libéraux de droite comme de gauche, à chercher à repousser ce qui nous résistera définitivement.

Soyons plus précis : un système économique qui crée chaque année de la monnaie supplémentaire, ce qui est possible en période de croissance, connait chaque année des remboursements inférieurs à la masse monétaire supplémentaire qui est créée. Il suffit d’un simple ralentissement économique pour que la monnaie détruite devienne plus importante que la monnaie créée. On entre dans la déflation. Certes, les banques centrales, par une politique de facilités monétaires (genre Quantitative Easing ou Monnaie hélicoptère) peuvent toujours tenir le système bancaire sous perfusion. Mais les conséquences de l’accumulation des dettes se payent d’une façon ou d’une autre. Par exemple, par la bulle créée depuis 20 ans dans le secteur immobilier et qui comprime le pouvoir d’achat des ménages un peu plus chaque année et ralentit la croissance. Le système s’essouffle et prépare son effondrement. Car il n’existe que par une croissance permanente des revenus et de la production, qui ne sont désormais ni possibles, ni souhaitables.

Il faut être aveugle pour ne pas voir que cette croissance monétaire que l’on connait depuis 20 ans avec la bénédiction des keynésiens qui y voient là leur revanche sur les monétaristes, n’est qu’une façon de tenir sous respirateur artificiel une croissance économique qui, après avoir dilapidé les ressources et les écosystèmes de façon extensive, puis brulé du CO2 de façon démesurée avec la croissance intensive, ne trouve plus que cet artifice monétaire pour croitre encore faiblement et demander un répit au bourreau avant son épuisement définitif.

Oui, nos systèmes s’effondrent. Même ceux dont on était heureux qu’ils aient fonctionné un temps (État-Providence et politiques expansionnistes…). Maintenant, il n’est plus temps de taper sur les porteurs de mauvaises nouvelles. Il faut les entendre, ces nouvelles alarmantes, les admettre, et chercher ensemble les voies pour construire un autre monde, dont il n’est pas écrit qu’il sera moins passionnant ni moins agréable que celui que nous quittons peu à peu. Seule la transition sera douloureuse si nous ne la préparons pas, faute de l’avoir comprise à temps.

Notes

[1On trouvera dans Sacrée croissance de Marie-Monique Robin (Ed. La découverte, 2014), une analyse éclairante de la façon dont grands propriétaires terriens américains, en s’installant à la tête des universités de Cambridge (US) et Chicago, ont fait disparaitre la terre que les classiques considéraient comme le 3° facteur de production et qui était menacé d’être le facteur le plus taxé (car il était injuste ou inefficace de taxer les deux autres).

[2Faites vos calculs, ou demandez-les un ingénieur énergéticien. J’en connais un qui se nomme Jean-Marc Jancovici, mais ils sont de plus en plus nombreux, ceux qui partagent ses analyses.

[3René Dumont ne cessait de répéter que les « jeux seraient faits » avant l’an 2000, si l’on ne faisait rien. Il est possible qu’il avait raison. L’avenir nous le dira.

[4La « fin du travail », qui justifie le revenu universel.

[5Je passe sur le « point Godwin » atteint par S. Treillet quand elle cherche à discréditer toute personne qui trouve de l’intérêt aux thèses de Jung, au motif qu’il a eu des accointances avec le régime nazi. Qu’est-ce qu’une telle remarque fait dans un article qui se veut rigoureux intellectuellement ?

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