Les réformes touchant aux institutions sont souvent peu parlantes pour la plupart des citoyens, y compris s’agissant de la décentralisation censée les concerner davantage. Celle lancée par Emmanuel Macron risque donc de faire peu de vagues, alors qu’avec l’instauration de la « différenciation territoriale », c’est la nature même de notre modèle républicain qui est remise en cause. Il est vrai qu’elle survient au moment où l’État affirme sa domination par une concentration accrue des pouvoirs et des politiques de plus en plus répressives. Je voudrais tenter d’éclairer quelque peu cette situation apparemment contradictoire où « plus d’État » vise à accélérer le passage à « moins d’État », qui pose en fait la question plus fondamentale de « quel État ? », notamment dans la perspective d’un changement de paradigme institutionnel.
Une rupture institutionnelle majeure
Depuis les années 1950 et la volonté gouvernementale de remédier à la situation décrite par Gravier dans Paris et le désert français [1], les réformes successives se sont traduites par un développement de la décentralisation, avec une augmentation régulière des compétences transférées aux différentes collectivités territoriales, notamment aux régions, accompagnée d’une déconcentration territoriale de l’appareil d’État. Ce développement semble recevoir un coup d’arrêt sous la présidence de Nicolas Sarkozy qui, en même temps qu’il affiche une volonté de retour à l’État stratège (États généraux de l’industrie…), opère une réforme de la fiscalité locale qui redonne la main à l’État en matière de dépenses publiques et fait voter une loi (16 décembre 2010) réduisant le nombre d’élus régionaux et départementaux, avec fusion dans un seul statut de « conseiller territorial ». L’élection de François Hollande se traduit par une nouvelle loi qui abandonne ce regroupement des mandats mais consacre la perte de l’autonomie financière et fiscale des collectivités. Et le découpage arbitraire du pays en 13 régions porte un coup sévère à la gouvernance plus démocratique qui s’esquissait dans certaines d’entre elles, notamment concernant la place concédée aux organisations syndicales.
Mais si son intensité a varié dans le temps, ce long mouvement de décentralisation s’est jusqu’ici effectué dans un même cadre institutionnel, celui de « la République une et indivisible », même s’il a y été ajouté en 2003 : « son organisation est décentralisée ». Or la réforme décidée par E. Macron opère un véritable saut qualitatif dans la remise en cause de ce cadre. Cette rupture institutionnelle s’exprime en peu de phrases : depuis 2003, des collectivités territoriales désignées par l’État pouvaient expérimenter le transfert de nouvelles compétences (gestion des TER par exemple) ou l’adaptation de certains règlements ; selon les résultats obtenus, les mesures concernées soient étaient abandonnées, soient devenaient la règle générale ; avec la nouvelle loi, ces mesures n’ont plus à être généralisées. Par ailleurs, les collectivités peuvent décider par simple délibération, sans y être autorisées par décret, de participer à une expérimentation, avec un allègement du contrôle de légalité par le préfet. Les compétences décentralisées doivent ainsi s’inscrire dans un cadre institutionnel marqué par une différenciation territoriale réglementaire, voire législative, plus ou moins poussée selon le niveau des « gardes fous » mis en place par l’État. Or, un rapport du Sénat du 2 juillet 2020 prône une telle permissivité (y compris en remettant en cause la hiérarchie des procédures d’appels d’offres des politiques publiques) que, pour certains élus d’opposition, les collectivités territoriales deviendraient maîtresses d’une construction « à la carte » et « à géométrie variable » de leur organisation et de la répartition entre elles de leurs compétences.
Les rapports difficiles du Président avec les élus territoriaux et le Sénat l’obligent à repousser sans cesse la mise au vote d’une loi « 3D » (décentralisation, déconcentration, différenciation) devenue récemment « 4D » (décomplexification), mais il avance résolument dans cette direction par une série de décisions pratiques. Avant même d’avoir été institutionnalisé, le principe de différenciation pénètre ainsi de plus en plus de démarches publiques : on le retrouve explicitement dans l’accord de « partenariat État-régions » du 28 septembre 2020, dans la mise en œuvre territorialisée du « plan de relance » face aux effets de la pandémie (2020-2021) et il sera au cœur des prochains contrats de plan État-régions (2021-2027). Notons que plusieurs lois et décisions antérieures s’inscrivaient déjà dans une telle logique : les métropoles, institutionnalisées en 2014, ne sont ni égales aux autres intercommunalités, ni égales entre elles (elles font l’objet d’articles de loi différents : Lyon est « une collectivité à statut particulier », la seule – pour l’instant – à avoir absorbé son territoire départemental) ; des statuts spécifiques concernent déjà la Corse et les DOM et s’expérimentent en Bretagne ; au 1er janvier 2021, les deux départements d’Alsace ont fusionné pour donner naissance à la Collectivité européenne d’Alsace, chargée, entre autres, de contribuer à un rapprochement des droits français et allemands dans un nombre important de domaines.
Certes, la régionalisation nous a, de fait, entraînés depuis longtemps bien loin des principes républicains d’égalité territoriale dans de nombreux domaines (confort et tarifs des TER, coût des livres scolaires, construction de lycées, délégations de services publics…), mais ces différenciations ne remettaient pas en cause l’unicité du cadre institutionnel national et le principe républicain d’égalité au moins comme visée vertueuse ! Or c’est cette visée qu’on nous demande aujourd’hui d’abandonner, comme le déclarait Édouard Philippe, alors premier ministre, à la deuxième conférence nationale des territoires le 14 décembre 2017 : « l’uniformité n’est plus la condition de notre unité… n’est plus un facteur d’égalité [l’enjeu est de privilégier] une réelle équité territoriale plutôt que de viser une égalité réelle inatteignable ».
Pour tenter de comprendre pourquoi l’État surpuissant de la Ve République accélère aujourd’hui cette entreprise de déconstruction, il est nécessaire de recentrer l’analyse sur la notion-même d’État et sur la nature intrinsèquement contradictoire de l’État républicain tel qu’il s’est construit en France.
L’État : une institution complexe et évolutive
La notion d’État renvoie à des réalités différentes selon que l’on considère l’État-Nation, entité sociétale exerçant sa souveraineté sur un territoire, souveraineté et territoire circonscrits par une frontière, ou l’État comme institution distincte de la société concernée, en charge d’objectifs spécifiques. Les références ne manquent pas pour approfondir la nature, le degré et l’évolution historique de cette distinction, depuis l’appropriation complète de la chose publique par un despote plus ou moins éclairé ou par un groupe politique ou religieux jusqu’à la société autogérée de l’idéal anarchiste, en passant par les formes de démocratie plus ou moins représentatives et plus ou moins élitistes. De nombreux auteurs ont tenté d’éclairer ce problème complexe, comme l’attestent, entre autres, la relecture par Alain Badiou de La République de Platon, [2] les travaux de Patrick Boucheron sur la question du « bon gouvernement » [3], ou ceux de Barbara Stiegler sur la confiscation du pouvoir par les « experts » [4]. Je me contenterai ici d’essayer de préciser méthodologiquement les objectifs qui peuvent ainsi être assignés à l’État « appareil », en les différenciant selon qu’ils sont d’ordres fonctionnel ou institutionnel :
. Les objectifs fonctionnels renvoient essentiellement à « l’économie » (la tenue de « la maison ») : organisation et coordination des activités individuelles pour la production des ressources, régulation de leur disponibilité dans le temps et l’espace, organisation de leur utilisation individuelle et/ou collective…
. Les objectifs institutionnels sont essentiellement de nature politique : maintien de la cohérence sociétale face aux remises en cause potentielles, internes ou externes, traitement des conflits dus aux divergences d’intérêt dans la gestion des ressources et aux inégalités de positionnement par rapport à leur propriété, définition des orientations sociétales possibles, des chemins d’adaptation ou d’évolution… Si l’on peut ainsi définir une institution comme « un univers de règles et de sens » permettant le vivre ensemble (Max Weber [5]), il faut ajouter aussitôt que ces conditions informelles d’un « faire société » sont intimement liées à leur mise en œuvre par un ensemble d’institutions dites « formelles » (maintien de la paix interne et externe par le monopole étatique de la violence, justice, éducation, santé, administration…). Enfin, il est indispensable de souligner combien ces objectifs fonctionnels et politiques sont étroitement dépendant de dimensions idéologiques, renvoyant aux questions de légitimité du pouvoir, d’appartenance à une société, d’identité enracinée dans le psychisme individuel et l’histoire collective [6], et qui ne constituent pas de simples « superstructures », « reflets » des positionnements sociaux, mais bien, comme l’a montré l’anthropologue Maurice Godelier, un facteur déterminant de l’avènement du réel [7].
L’État « appareil » apparaît donc comme une institution particulièrement complexe (une « institution d’institutions » dit Weber), où le fonctionnel et l’institutionnel s’interpénètrent constamment mais aussi où se confrontent des logiques institutionnelles différentes. C’est évidemment le cas pour l’État capitaliste, que Jean Morisot [8] définit comme « champ conflictuel où s’organisent, se recomposent, s’élaborent les stratégies du bloc au pouvoir », en précisant avec Nicos Poulantzas que ce bloc est loin d’être monolithique puisque les luttes populaires en sont parties prenantes : il y a « interpénétration de l’État et de la société civile » et les idéologies participent pleinement de cette interpénétration (notons qu’Althusser considérait également qu’il fallait intégrer à « l’appareil idéologique de l’État » l’École, l’Église, mais aussi les syndicats [9]). L’État a donc toujours une certaine autonomie par rapport aux acteurs dominants, autonomie plus ou moins grande, mais qu’il ne faut pas minimiser puisque porteuse de marges de manœuvres pour les acteurs dominés : il cherche, certes, à servir « les intérêts à long terme du capital » (ce qu’il est déjà important de considérer pour comprendre des mesures pouvant être momentanément coercitives pour des capitaux particulier) mais ne peut se réduire à cette fonction : il est fondamentalement « la matérialisation des compromis provisoires entre le bloc au pouvoir et les classes dominées » [10].
C’est avec cet éclairage sur la complexité et les contradictions inhérentes à l’articulation des objectifs fonctionnels et institutionnels que nous pouvons appréhender les spécificités et les évolutions de l’État républicain en France.
Les contradictions de l’État républicain à la française
L’État qui naît de la Révolution française résulte de la conjugaison complexe et évolutive de deux mouvements : d’une part, l’avènement politique de la classe bourgeoise en formation, comme l’a montré Braudel [11], depuis le Moyen Âge et s’opposant de plus en plus à la noblesse et au clergé devenus, pour elle, parasitaires, d’autre part, les aspirations d’une population excédée par l’exploitation et les privations, les deux mouvements trouvant alimentation dans la diffusion des principes des Lumières d’égalité et de solidarité qui remettaient en cause l’idée que la domination soit une donnée naturelle. Cette conjugaison s’est exprimée dans la complexité et l’évolution du rapport de force pendant la période révolutionnaire, au sein de la représentation « parlementaire » et entre elle et ceux qui manifestaient dans la rue, et souvent de façon violente, leur opposition aux dominants, à leurs pouvoirs et à leurs propriétés. Et ce sont ces deux mouvements qui se sont concrétisés, de façon à la fois cohérente et contradictoire, dans le triomphe du libéralisme politique et économique : l’homme politiquement libre est aussi le salarié librement exploitable par « l’homme aux écus » tel qu’identifié par Marx (« le renard libre dans le poulailler libre »). La remise en cause des particularismes territoriaux et des hiérarchies sociales de l’Ancien Régime s’est donc traduite par l’institutionnalisation des principes d’universalisme et d’égalitarisme, mais avec une concrétisation très relative selon les circonstances (avancées et reculs sur l’abolition de l’esclavage, sur le suffrage universel, sur le vote des femmes, sur la colonisation, etc.), pour conduire in fine à l’établissement de nouvelles hiérarchies sociales, fondées non plus sur la naissance mais sur les capacités à se positionner dans le rapport à la propriété et à l’argent.
Mais si l’on cherche à préciser l’évolution de cet État comme « la condensation matérielle et spécifique d’un rapport de force qui est un rapport de classe » [12], il est possible d’identifier des « moments » où ce rapport de force a permis un basculement en faveur des dominés, leur appropriation de l’appareil d’État et sa réorientation dans le sens de leurs intérêts. Et si ces moments sont importants c’est qu’il s’y manifeste une cohérence toute particulière entre transformation institutionnelle de l’État et transformation de l’organisation territoriale de sa souveraineté. J’en retiendrai trois :
. Pendant la Révolution de 1789 : ce qui se construit là, de façon particulièrement mouvementée, c’est une conjonction inédite entre l’État, la Nation et le Peuple. Comme l’affirme Pascal Ory, on ne peut en effet parler de Nation que là où le régime dominant est fondé sur la souveraineté populaire, là où un peuple devient souverain, quand il y a rencontre entre « l’identité culturelle » et « la souveraineté ». Et ce, à la différence de l’Ancien Régime et de plusieurs États existant encore actuellement et qu’il définit comme « a-nationaux » car la souveraineté y est fondée sur des droits familiaux, dynastiques, et/ou religieux. Pour lui, « la nation française naît le 17 juin 1789, le jour où les États généraux de l’Ancien Régime se métamorphosent en Assemblée nationale » [13].
Mais ce qui est nouveau, également, c’est que cette conjonction pénètre jusqu’aux principes de l’administration de la nation et de son territoire, en requalifiant institutionnellement les décisions fonctionnelles. Gaïd Andro et Laurent Brassart [14] ont ainsi souligné l’audace politique de « la conception originale que se font les premiers révolutionnaires d’une application démocratique de la loi au sein d’un territoire politique régénéré dans ses principes » : « L’administration étant constitutionnelle, elle réalise la nation en même temps qu’elle assure l’exécution de la loi ». Et ces auteurs précisent : La Révolution française invente l’administration moderne : dès 1789, l’abolition des privilèges sonne le glas de la vénalité des offices, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen entérine les principes de méritocratie et le libre accès de tous les citoyens aux emplois publics « selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (article 6). La départementalisation du territoire national crée des ressorts administratifs nouveaux et durables et surtout, en vertu du principe de souveraineté nationale, l’administrateur local est désormais élu. C’est le Consulat qui « abandonne le principe électif au bénéfice des nominations lors de la création du corps préfectoral ».
. La Commune de Paris : ces évènements de 1871 se sont concrétisés, comme en 1789, par des positionnements contradictoires des acteurs révolutionnaires, contradictions relevant autant du fonctionnel – la façon de s’approprier et de faire fonctionner l’appareil d’État –, que de l’institutionnel – la détermination de la hiérarchie des intérêts à faire prévaloir –. Ce qui s’est exprimé notamment, comme le rappelle l’historien Pierre-Henri Zaidman [15], par des affrontements récurrents entre les élus de l’Assemblée municipale et les multiples formes de démocratie directe qu’étaient les comités de vigilance, les clubs, les assemblées populaires, etc. (avec la question centrale de la publicité ou non des débats).
Marx [16] a bien identifié que s’esquissait ainsi un modèle de l’État unifiant sa nature, ses fonctions et l’organisation de son espace de souveraineté : « La Commune de Paris devait servir de modèle à tous les grands centres industriels de France. Le régime de la Commune une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l’ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs eux-mêmes. Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne [remplacement de l’armée permanente par une milice populaire à temps de service court, administration des affaires communes par des assemblées de délégués de la commune à la nation, développement du suffrage universel…]. L’unité de la nation ne devait pas être brisée mais au contraire organisée par la Constitution communale » (souligné par moi).
. Le CNR et l’État stratège et protecteur : la sortie de la Seconde guerre mondiale marque elle aussi un moment privilégié de conjonction État, nation, peuple, ouvert par un basculement du rapport de force en faveur des dominés. Et ce, pour des raisons aussi bien internes (discrédit des dominants ayant majoritairement joué la collaboration et présence incontournable des forces de la Résistance) qu’externes (place acquise par l’URSS au niveau international et ampleur de la menace qu’elle représente pour les équilibres sociaux et politiques capitalistes). C’est ainsi que le programme du Conseil national de la Résistance peut déboucher sur une réorientation « antilibérale » de l’État aux niveaux économique (nationalisations, planification…), social (Sécurité sociale, droit du travail…) et politique (suffrage universel).
La recherche d’une unité nationale fortement mise à mal pendant la guerre et l’occupation a évidemment sur l’adoption, en 1946, d’une nouvelle constitution très centralisatrice (même s’il y apparaît la notion de collectivités territoriales concernant communes et départements). Il faut cependant signaler l’expérience, temporaire mais significative, de la transformation des préfets en commissaires de la République. Amorcée par un décret du 3 octobre 1943, elle s’est précisée par une ordonnance du 14 janvier 1944 : dans chacune des dix-huit régions définies par le gouvernement provisoire, ces commissaires ont été chargés, jusqu’au 22 mars 1946, de restaurer l’autorité de l’État et les libertés démocratiques, tout en limitant au maximum les conflits et les violences traversant le corps social. Et pour se faire, ils ont été dotés de pouvoirs exceptionnels, de nature régalienne (y compris le droit de grâce). Il me semble que l’on retrouve là un moment de conjonction forte entre fonctionnel et institutionnel proche de ce qui s’était manifesté pendant la Révolution et la Commune.
Un réajustement radical des rapports État /capital /société
Au fur et à mesure que le rapport de force a permis à la bourgeoisie, non seulement de s’accommoder de ces nouvelles conditions économiques, politiques et sociales mais de les utiliser pour regagner une domination, on a assisté à un lent et patient travail de déconstruction de ce modèle républicain.
Cependant, il me semble important de souligner que la situation actuelle ne s’inscrit pas dans la simple continuation de cette « reconquête », mais bien dans un bouleversement radical des rapports de cette domination, y compris au sein des acteurs dominants. Ce sont en effet les conditions de la rentabilisation du capital lui-même qui ont peu à peu changé jusqu’à atteindre des limites incontournables : la mondialisation est fortement perturbée par la montée des replis nationalistes, la crise climatique aggrave de nombreux problèmes et suscite des mobilisations grandissantes, la saturation des marchés dans les pays développés s’accompagne de l’aspiration des consommateurs à plus de variété et de qualité… Mais un des facteurs les plus importants de ce bouleversement m’apparaît résider dans la pénétration de toutes les activités par le numérique et l’intelligence artificielle, qui questionnent directement à la fois leurs processus fonctionnels et leurs conditions institutionnelles de fonctionnement. Concernant le travail, la numérisation fournit les bases matérielles à un déploiement tous azimuts et en temps réel de la mise en concurrence de tous contre tous, au moins-disant social, quel que soit le statut (emploi salarié, travail à la tâche, autoentrepreneur…) et l’économie de plateformes contribue à diluer le travail classique dans « l’activité », voire dans « l’usage ». Concernant les entreprises, ce sont les cartes de leur concurrence qui se trouvent complètement rebattues, ce qu’exprime bien le repositionnement des branches professionnelles : alors qu’elles avaient pour fonction, y compris par la négociation avec les organisations de salariés, de réguler les conditions d’emploi et de salaire, elles abandonnent de plus en plus ce rôle pour se recentrer sur l’anticipation des évolutions et sur l’aide procédurale à leurs membres, afin de ne pas faire obstacle aux entreprises capables de conquérir les nouveaux marchés ouverts par les évolutions technologiques, économiques et sociétales.
Certes, concernant les acquis des salariés, Robert Castel [17] a montré que ce travail de sape avait commencé dès les années 1970. D’autres auteurs ont également identifié depuis longtemps une « double décentralisation » de la production/évolution des normes en matière d’emploi et de travail, nationalement, avec le passage de normes collectives et professionnelles négociées à des accords d’entreprises contraints, et dans l’entreprise, avec le passage de la gestion collective des « ressources humaines » à l’individualisation du rapport salarial, avec un effacement des lieux et des règles traditionnelles de négociations au profit d’« arrangements individuels » le plus souvent défavorables aux salariés [18]. Mais ce qui se manifeste dans la dernière période est bien le franchissement d’un saut qualitatif dans cette décentralisation-individualisation : complétant les « lois-travail » de F. Hollande, les ordonnances d’E. Macron vont encore plus loin dans la remise en cause de la hiérarchie des normes, puisque désormais le contrat de travail lui-même peut être contesté par un accord d’entreprise.
La réforme territoriale en préparation s’inscrit donc en parfaite cohérence avec cette transformation institutionnelle majeure, notamment en opérant une « troisième décentralisation » des normes du travail et de l’emploi, en ouvrant la possibilité de leur modulation en fonction de la situation économique et sociale des territoires. La différenciation pourrait ainsi permettre d’adapter territorialement la quantité et la qualité de l’offre d’emplois et de compétences (y compris en termes de normes d’employabilité), dans un contexte concurrentiel renouvelé et ouvert, où tout est remis en concurrence et compétition, les territoires (« d’excellence » ou « lâchés ») comme les individus (« premiers de cordée » ou losers !). On officialiserait ainsi le bradage définitif de toute ambition d’aménagement du territoire par la promotion d’une hiérarchisation des territoires directement adaptée aux différents types de capitaux pouvant s’y déployer : aux métropoles d’assurer l’ancrage dans les critères de la globalisation économique et financière, aux régions et aux autres collectivités urbaines et rurales d’assumer la gestion des perdants de cette dynamique, sans trop compter sur d’éventuels effets de « ruissellement » des premières [19]. Braudel déjà, voyait les villes d’Europe du Nord regroupées au Moyen Âge dans la ligue marchande de la Hanse comme « les lièvres » des nouvelles formes de capitalisme, devançant les États comparés à de « lourdes tortues » [20]. L’ancien maire de Lyon s’y référait pour justifier son accord avec la droite lui permettant de doter la métropole lyonnaise d’un statut spécifique. Il faut rappeler, cependant, que Braudel montrait aussi que les États finissaient par reprendre la main (au XVe siècle), ce qui prouverait que ce que nous vivons n’est pas la fin de l’Histoire !
C’est dans cette logique qu’il faut mesurer la portée institutionnelle d’un décret (8 avril 2020) qui semble purement fonctionnel, accordant aux préfets le droit de ne pas appliquer une disposition réglementaire à un cas d’espèce, pour notamment exonérer un particulier, une entreprise ou une collectivité d’une obligation administrative, ceci pour « alléger les démarches administratives, réduire les délais de procédure ou favoriser l’accès aux aides publiques » (le D de décomplexification !). Pour le juriste Thomas Perroud (2020) [21], cette réforme s’inscrit dans un mouvement juridique de fond de neutralisation de la hiérarchie nationale des normes : sortant l’exécution de la loi du contrôle parlementaire, elle instaure « une adaptation à la carte en fonction de l’appréciation subjective de l’autorité préfectorale » et une institutionnalisation de « la pratique du marchandage entre les acteurs privés et administratifs ». Elle vise donc à « dissoudre la hiérarchie des normes en autant de micro-hiérarchies », une subversion du principe républicain d’égalité qui transpose dans le droit la doxa néolibérale. Il n’est donc pas étonnant que l’Association des régions de France revendique le pilotage régional de Pôle emploi, que certains présidents de région veuillent instaurer et gérer un revenu universel… À quand un SMIC régional ?
Plus d’État pour moins d’État : un jeu dangereux pour la cohérence d’une société
Si l’on voit bien ainsi le cap que les forces économiques s’efforcent de tenir dans la recomposition des conditions de valorisation du capital, on comprend aussi pourquoi le repositionnement de l’État, de ses appareils et de ses interventions se cherche au travers de contradictions multiples : l’État néolibéral doit à la fois recentraliser pour mieux en finir avec l’État t social et décentraliser pour laisser libre jeu aux nouvelles forces du marché.
Le rôle des institutions publiques devient ainsi de plus en plus flou, alors que les décisions alimentant le libéralisme économique s’imposent comme allant de soi et n’ont même plus à faire débat, sauf concernant le traitement de leurs conséquences. Les politiques ne prennent plus que des décisions « de bon sens », c’est le sens du pragmatisme (ni gauche ni droite) de Macron. Mais c’est bien l’idée-même de l’État qui recule, en même temps que les contreparties qui justifiaient son acceptation (ce que des anthropologues appellent « la dette » des dominés envers les dominant [22]), au niveau matériel (augmentation de la pauvreté, du chômage, des inégalités…) comme au niveau idéel (incapacité des dirigeants à résoudre les problèmes et à entretenir l’espoir d’une vie meilleure [23]). Ce recul du consensus républicain (qui devient dramatique dans certains territoires), favorisent également les théories du complot, la pensée irrationnelle, la tentation du populisme, voire pire…
On assiste de fait à un double mouvement : d’un côté, l’État fait tout pour lever le maximum de contraintes qui pourraient entraver le dynamisme des premiers de cordée du capitalisme, cette déconstruction institutionnelle visant à laisser le champ libre à l’entreprise, qu’André Tosel identifiait comme devenant « institution totale à laquelle on doit le sacrifice de soi, l’Argent Capital, le Dieu unique ». [24] Il me semble important d’insister sur la portée hégémonique de cette dimension idéologique, qui ne recouvre pas que l’entreprise comme forme d’organisation productive mais aussi l’entreprise comme institution (Commons dirait comme « going concern » [25]), qui « déborde » sur les individus eux-mêmes en s’imposant comme passage obligé d’une vie réussie, ne serait-ce que par des activités occasionnelles ou complémentaires, la recherche de formes réduites de gains individuels (« influenceurs » par exemple, très à la mode chez les adolescents).
D’un autre côté, l’État se doit d’intervenir davantage car l’accouchement de cette nouvelle donne ne se fait ni spontanément, ni sans douleur. Certes, l’alimentation des conditions du profit capitaliste par l’intervention publique n’est pas nouvelle, elle a toujours été indispensable pour assurer la rotation du capital face aux aléas du marché : fiscalité, subventions, exonérations, politique monétaire et du crédit… Barbara Stiegler [26] rappelle avec raison que le néolibéralisme ne doit pas être confondu avec le « laisser faire » ou l’État minimal car il réclame au contraire une intervention étatique constante et affirmée : il est indispensable d’en « appeler aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) chargés de construire artificiellement le marché et d’assurer en permanence son arbitrage selon des règles loyales et non faussées » (p.13). Mais elle montre aussi que cette intervention s’avère d’autant plus indispensable dans une période de changement majeur telle que celle que nous vivons pour gérer « l’hétérochronie », c’est-à-dire la disjonction des temps de ceux qui veulent et peuvent s’adapter rapidement et de ceux qui en sont incapables : d’où « les injonctions à l’adaptation, à rattraper nos retards, […] à sortir de l’immobilisme [d’où] le discrédit général de toutes les stases au nom du flux et la valorisation de la flexibilité et de l’adaptabilité dans tous les champs de la vie » (p.17).
Un tel « plus d’État » ne s’exprime donc pas que par le recours sans cesse croissant à la force (répression policière de plus en plus violente, successions de lois sécuritaires) pour imposer ces transformations qui font de plus en plus de perdants et engendrent des contestations. Il s’exprime aussi par l’alimentation d’une philosophie d’État focalisant l’attention sur le fonctionnel et réduisant la société à des interactions d’individus (Mme Thatcher disait déjà, en 1987, « la société n’existe pas, il y a des hommes, des femmes, des familles… » [27]) et son mouvement à une simple question d’adaptabilité individuelle à des conditions et évolutions allant de soi.
Covid-19 : un virus perturbateur et révélateur
La pandémie a, de toute évidence, complexifié encore le contexte dans lequel se recherchaient de nouveaux équilibres économiques, sociaux et politiques. Avec des effets très contradictoires : d’un côté, elle a manifestement mis des bâtons dans les roues des stratégies de démantèlement de l’État social. Devant l’ampleur des ravages sanitaires, économiques et sociaux, l’État a dû, au moins temporairement, suspendre ses réformes austéritaires et les règles ordolibérales en vigueur en matière de finances publiques et de dettes (« Quoi qu’il en coûte ! »). D’un autre côté, cette crise a donné prétexte à accélérer des réformes qui étaient déjà en cours, comme dans la santé (fusion public-privé dans les groupements territoriaux…) ou dans l’éducation (autonomie des établissements, recul du caractère national des diplômes…). On peut même dire que la pandémie a accentué la désignation de nouveaux champs de valorisation du capital, notamment dans la santé, l’enseignement, la mobilité, le commerce, la protection contre le changement climatique… Quant aux stratégies industrielles, on voit combien les firmes transnationales savent bénéficier des effets d’aubaine des plans de relance, tout en se saisissant de la crise pour poursuivre restructurations et licenciements.
Concernant le travail, la crise a révélé l’ampleur de la déstructuration sociale opérée par le néolibéralisme, en mettant en lumière la multitude de situations « limites », tant en termes d’activités (hors « travail classique ») qu’en termes de revenus (économies informelles). Et nul doute qu’elle va peser encore davantage sur le niveau d’exigence des individus (conditions de travail, d’emploi, de salaire) dans l’accès à l’emploi, tandis que l’extension, voire l’obligation, du télétravail va justifier de nouvelles suppressions de postes, et de droits. Et en contraignant fortement l’activité syndicale (malgré des initiatives nombreuses et innovantes), elle renforce l’individualisation du rapport salarial. Cependant, la pandémie a également contribué à mettre au premier plan le travail de celles et ceux qui rendent possible la vie en société, et même la vie tout court, de même qu’elle a montré le caractère précieux d’un système de protection sociale encore efficace et de services publics pas complètement assujettis à la loi du profit privé. Et la pénurie scandaleuse de masques, de tests, de respirateurs (et à présent de puces électroniques !) a rappelé combien était nécessaire une maîtrise stratégique de la production industrielle des biens et services indispensables au développement économique et social d’un pays. Enfin, la crise sanitaire a contribué à révéler les limites de l’exploitation sans fin du travail et de la Terre, en identifiant les liens entre épidémies, modes de vie, pauvreté, climat, dominations économiques…
C’est, à mon sens, dans ces perturbations, contradictions et révélations que cette pandémie peut déboucher sur des alternatives aux stratégies sociétalement destructrices qui prévalaient antérieurement et qui ne demandent qu’à reprendre de plus belle. Beaucoup a été dit sur les transformations politiques à enclencher pour un « monde d’après » construit davantage sur la solidarité et la coopération que sur la compétition de tous contre tous. Pour Etienne Balibar, il est urgent de contrer le pouvoir du « capitalisme catastrophe » en actualisant la visée communiste, un communisme considéré non comme un nouveau mode de production mais à la fois comme « mouvement » et comme « mode de vie » [28]. Je voudrais me limiter ici à évoquer la place que pourrait prendre dans ces alternatives une réorganisation institutionnelle du rapport État-territoire national.
Quelle réforme territoriale alternative ?
Il est incontestable, les manifestations des Gilets Jaunes l’ont bien montré, que le sentiment d’éloignement de l’État par rapport aux exigences du quotidien est largement prégnant en France. Il apparaît donc légitime que les décisions publiques s’inscrivent dans davantage de proximité avec les réalités du terrain. Par ailleurs, d’autres nations développées (Allemagne, Italie, Espagne…) sont beaucoup plus décentralisées que la France et ont trouvé un mode d’administration qui semble majoritairement satisfaire leur population. C’est donc sans a priori qu’il faut considérer les possibilités d’évolution de la décentralisation, à condition toutefois de les examiner dans leur rapport concret à des questions touchant fondamentalement à ce qui « fait société » dans le contexte français.
Concernant le travail et l’emploi, il me semble assez clair qu’une conjonction décentralisation territoriale / décentralisation des normes collectives ne peut être que néfaste pour la majorité des salariés, surtout pour ceux qui ont du mal à s’insérer dans une logique de « construction de projet », de valorisation permanente de son employabilité, « d’acteur de sa formation », etc. Mes nombreux travaux de recherche-action avec des syndicalistes de terrain m’ont conforté dans l’idée que, en matière de travail et d’emploi, c’est la distance (hiérarchie des normes) et non la proximité qui protège le mieux. [29]
Concernant la santé, les réformes engagées en France allaient déjà très loin dans la décentralisation régionale, départementale et territoriale. Il sera nécessaire de tirer la leçon de la façon dont la gestion de la pandémie a pu s’avérer efficace ou non à ces échelles (apports et/ou limites des Agences régionales de santé ?) et dont l’État s’est révélé ou non plus performant, y compris en résistant aux volontés des élus locaux en termes de confinement ou de vaccination. Il semblerait que le haut degré de décentralisation de l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie ait pu engendrer des problèmes dans la gestion de cette crise. Par ailleurs, en France, c’est bien essentiellement l’intervention financière massive de l’État (même si les collectivités territoriales y ont apporté des contributions non négligeables) qui a permis de compenser les effets les plus graves de la crise sur les activités et sur les individus (chômage partiel notamment). Il n’en reste pas moins que nous avons pu assister à un foisonnement d’initiatives locales, de la part des élus, associations, populations, pour organiser la solidarité avec les soignants, les personnes confinées, les étudiants privés de moyens, etc., affirmant ainsi la proximité comme ressource incontournable pour le vivre ensemble.
Concernant la réponse aux défis climatiques et, notamment, ses implications en termes de transition énergétique, le jeu semble davantage ouvert à des solutions s’élaborant au plus près du terrain, sans tomber dans un « localisme d’autosuffisance » [30] qui remettrait en cause les solidarités qu’assurent encore relativement efficacement une production et une distribution nationale, le problème étant plutôt qu’elles puissent échapper à une mainmise totale du capital. Il en va de même des solutions à trouver en matière de transition industrielle, même si plusieurs expériences d’économie circulaire se montrent encourageantes.
On l’aura compris, je ne suis pas un chaud partisan de la différenciation territoriale. En revanche, il me semble indispensable d’approfondir le débat sur le rapport centralisation-décentralisation, et ce sans l’enfermer dans ses dimensions purement fonctionnelles comme le gouvernement s’y emploie. En effet, si l’État est bien, institutionnellement, la condensation d’un rapport de forces, il s’agit d’appréhender précisément les capacités de positionnement et de mobilité des principaux acteurs de ce rapport de forces sur les différentes échelles spatiales considérées, et ce pour chacun des domaines concernés par cette décentralisation de l’intervention publique. On sait d’évidence que le rapport à l’espace n’est pas le même pour la petite entreprise locale, le commerce de proximité, les élus communaux, le syndicat d’entreprise, que pour les poids lourds de l’économie de plateformes. De même, les expériences les plus intéressantes de réappropriation locale des conditions de production agricole, de distribution, de mobilité, ne s’effectuent pas « hors sol » par rapport aux multiples formes de domination que le capital peut déployer à d’autres niveaux. Il faudrait évoquer également l’expérimentation de monnaies locales et leur insertion en complémentarité ou en opposition à une institution garante de solidarité nationale et à un monopole que l’État est déjà en passe de perdre face aux crypto-monnaies numériques. Enfin, c’est le processus démocratique lui-même qu’il faut réinterroger dans le sens de sa régénérescence par l’introduction d’éléments d’une participation plus directe et plus territorialisée des populations aux décisions publiques. Loin de désigner une simple amélioration de l’organisation fonctionnelle ou de la « gouvernance » de l’intervention publique, la décentralisation questionne donc plus fondamentalement les dimensions les plus institutionnelles de l’État, quelle que soit la façon dont il manifeste son rapport à son territoire de souveraineté. S’il est important de réfléchir en termes de subsidiarité (quelle hiérarchisation des interventions publiques selon les domaines et niveaux considérés ? Faut-il réduire l’État à un « assureur en dernier ressort » en cas de crise, de guerre ?) ou de garanties minimales à préserver nationalement (quelle hiérarchisation des normes du vivre ensemble ?), comme le proposent plusieurs élus d’opposition, on ne saurait, à mon sens, contourner l’indispensable débat citoyen à tenir sur : quel État, pour quels choix politiques, pour quelle société ?