Toutes ces questions étaient verrouillées à l’aube de l’année 2020, elles étaient même bannies de la discussion [1]. Un an après, elles se sont ouvertes, mais la bataille fait rage quant aux réponses à y apporter. Non pas que les questions théoriques monétaires soient nouvelles, elles sont même inhérentes à l’évolution du capitalisme depuis plusieurs siècles et à la pensée économique qui accompagne cette dernière, mais la chose curieuse à analyser est que le débat ne passe pas seulement entre économistes orthodoxes et hétérodoxes, mais il partage le champ de l’hétérodoxie, et la gauche politique se trouve elle aussi très divisée. Pour faire l’inventaire des thèmes clivants, classons-les en trois catégories, bien qu’ils soient très liés entre eux : la nature de la monnaie : en quoi est-elle un bien public avant d’être un bien privé ? Pourquoi le financement de l’économie ne passe pas par l’épargne ? Que faire de la dette publique et comment financer les dépenses publiques ?
1. La nature de la monnaie
C’est le point de départ et c’est le point clé de toutes les controverses ultérieures. La monnaie est une institution de la société, qui, dans l’histoire humaine depuis plusieurs millénaires, est au fondement des échanges sociaux, et pas seulement économiques. Elle a acquis progressivement au sein de chaque société son universalité au fur et à mesure qu’elle a tenu sa légitimité du pouvoir politique l’instituant et de la capacité du système productif à répondre aux besoins collectifs. La confiance en elle tirée de cette légitimité en assure l’assise et la pérennité.
L’idée précédente est aujourd’hui à peu près admise grâce aux apports de l’histoire et l’anthropologie à une question que les économistes versés dans l’individualisme ont toujours résisté à intégrer dans leur schéma de la rationalité de l’homo œconomicus. Et il reste bien des séquelles de cet aveuglement dans les manuels traditionnels d’économie, qui ignorent que la monnaie possède une dimension collective avant d’être un instrument d’échange individuel et même avant d’être le moyen, pour ceux qui en possèdent beaucoup, d’acheter la force de travail de ceux qui n’en possèdent pas.
À peine cette première discussion est-elle un peu clarifiée qu’en surgit une autre. Comment et quand la monnaie est-elle créée et introduite dans la société et dans les rouages de l’économie ? La monnaie est créée lors de l’octroi de crédits par le système bancaire aux agents économiques non financiers. Un crédit comporte deux faces : la créance et la dette. C’est la raison pour laquelle la monnaie qui circule est toujours l’envers d’une dette, chose dont il ne faut pas s’étonner, et contre laquelle il ne faut pas s’élever. La sempiternelle antienne sur « la dette que nous laisserions à nos enfants » n’a aucun fondement puisque nous laissons des actifs nets en contrepartie du passif. Le problème ne naît que si la fiscalité est profondément injuste, le transfert se faisant non sur les générations futures mais sur les pauvres actuels et futurs qui paient le service de la dette [2]. En revanche, il faudra se demander qui sont les émetteurs du crédit et qui en contrôle le mécanisme.
Les institutions qui accordent des crédits sont les banques ordinaires en réponse aux demandes des entreprises, des ménages et des collectivités publiques : cette monnaie est dite scripturale, car elle est écrite sur les comptes ouverts par chaque agent auprès d’une banque. Ces banques peuvent par principe être publiques ou privées, mais aujourd’hui elles sont essentiellement privées. Au-dessus d’elles figure la banque centrale, dont l’une des missions est d’assurer la liquidité des échanges interbancaires par le biais d’une monnaie dite centrale, dont elle a le monopole, qui est écrite sur les comptes de chaque banque ordinaire auprès d’elle, à laquelle s’ajoute un petit contingent (de plus en plus faible) de billets mis en circulation. La monnaie créée à l’occasion des crédits nouveaux s’éteint lorsque ceux-ci sont remboursés. On ne peut savoir si la masse monétaire a varié au cours d’une période qu’à la fin de celle-ci en calculant le solde des crédits nouveaux et des remboursements
[3].
Ce qui précède semble évident quand on l’énonce, mais il suscite encore un certain étonnement auprès du grand public, qui suspecte l’idée que le système bancaire ait le droit, à l’encontre du bon sens apparent, de créer de la monnaie à partir de rien – ex nihilo, dit-on –, et qu’il faudrait qu’il détienne un stock préalable – une sorte de trésor déposé dans leur coffre – pour accorder des crédits rendus possibles par des dépôts antérieurs. Non, c’est l’inverse : ce sont les crédits qui engendreront des dépôts. Ce premier aspect va avoir des conséquences sur la compréhension du financement de l’économie.
2. Le financement de l’économie
Le monde vit aujourd’hui dans une économie capitaliste, dans laquelle la grande majorité des activités productives humaines sont marchandes et dans laquelle il existe une division du travail très poussée. Toute nouvelle activité et tout développement d’une activité ancienne exigent que les investissements et les emplois nouveaux soient préalablement financés, c’est-à-dire que la monnaie nécessaire à ce lancement soit mise à disposition des investisseurs (que ceux-ci soient privés ou publics n’a pour l’instant pas d’importance pour comprendre le mécanisme).
2.1. L’anticipation monétaire du surplus social
Ici surgit la première grosse difficulté théorique, qui explique le début des controverses sérieuses. Au niveau individuel (on dit microéconomique), une entreprise ou un ménage peuvent utiliser l’épargne accumulée au cours des périodes antérieures pour investir, c’est-à-dire acquérir des équipements nouveaux, complétant éventuellement celle-ci par un emprunt ou en faisant appel à des capitaux extérieurs. Mais, au niveau de l’ensemble de l’économie (macroéconomique), le raisonnement précédent n’est plus valable. Pourquoi ?
La réponse ne fut trouvée que progressivement, grosso modo en allant de Marx à Keynes en passant notamment par Luxemburg, Schumpeter et Kalecki. Voici le raisonnement au niveau macroéconomique aujourd’hui abouti [4].
Un investissement est décidé pour créer une dynamique économique, soit parce que les entreprises privées entrevoient des débouchés possibles pour des marchandises supplémentaires ou pour des marchandises produites à moindre coût, soit parce que les collectivités publiques anticipent des besoins nouveaux. Les entreprises embauchent, paient des salaires et achètent des moyens de production à leurs consœurs, qui elles-mêmes paient des salaires, achètent… Ensuite, elles récupèrent par la vente des marchandises les salaires consommés et leurs propres achats. Comment peuvent-elles récupérer plus d’argent que celui qu’elles ont lancé dans le circuit économique, comment peuvent-elles réaliser un profit monétaire ? Ce n’est possible que si une anticipation du surplus est faite par le système bancaire qui accorde des crédits en postulant que de l’investissement nouveau naîtra ce surplus.
« Si le système de crédit apparaît comme le levier principal de la surproduction et de la surspéculation commerciale, c’est uniquement parce que le processus de reproduction, élastique par nature, est ici poussé jusqu’à l’extrême limite, étant donné qu’une grande partie du capital social est mise en œuvre par des non-propriétaires ; ceux-ci sont autrement entreprenants que le propriétaire actif qui suppute en tremblant les limites de son capital privé. Une seule chose s’en dégage : la mise en valeur du capital sur la seule base de la nature contractuelle du capitalisme ne permet que dans certaines limites un développement réellement libre de la production ; elle constitue donc, en fait, une entrave immanente et une barrière, constamment battue en brèche par le système de crédit. Celui-ci accélère, par conséquent, le développement matériel des forces productives et la création du marché mondial. […] Lorsque, dans un système de production où toute la cohésion du processus de reproduction repose sur le crédit, celui-ci vient à cesser subitement et que seuls comptent les paiements en espèces, il doit, de tout évidence, se produire une crise, une ruée sur les moyens de paiement. C’est pourquoi, à première vue, toute la crise apparaît comme une simple crise de crédit, une crise monétaire. » [5]
« La reproduction capitaliste jette, dans les conditions d’une accumulation toujours croissante, une masse toujours plus considérable de marchandises sur le marché. Pour mettre en circulation cette masse de marchandises de valeur croissante, une quantité de plus en plus considérable d’argent est nécessaire. Cette quantité croissante d’argent, il s’agit précisément de la créer. » [6]
C’est ce raisonnement que valideront de manière indépendante l’économiste polonais Michal Kalecki et l’économiste anglais John Maynard Keynes dans l’entre-deux guerres, repris plus tard par les économistes marxistes et post-keynésiens contemporains. Il est donc impossible que l’économie globale se développe sur la seule base de l’épargne antérieure. Keynes a systématisé ce raisonnement selon le séquençage en rétro-pédalage suivant : le flux d’épargne globale est une partie du flux de revenu national, lui-même résultant de la production, dont la dynamique est induite par l’investissement, celui-ci exigeant un supplément de monnaie qui « amorce la pompe ». Cet amorçage de pompe est au sens strict de Keynes le financement de la production, ex ante par rapport à celle-ci. Nous voilà revenus à la création de monnaie [7]. Autrement dit, chaque fois qu’on entend dans le battage médiatique « l’épargne doit financer l’investissement » ou bien « il faut orienter l’épargne vers tel ou tel investissement » [8], comme si c’étaient les épargnants qui investissaient, il importe de bien distinguer l’enchaînement des flux ci-dessus au cours d’un cycle productif et l’utilisation a posteriori de l’épargne induite. Sinon, on retomberait sur un raisonnement microéconomique appliqué à l’échelle macroéconomique. Non seulement cette application est un non-sens, mais elle sous-entend implicitement la négation d’une régulation collective de la création monétaire et donc l’obligation d’aller sur les marchés financiers chercher cette fameuse épargne prétendument déjà existante.
On entre dans le dur des controverses qui, paradoxalement (?), traversent la sphère (déjà bien minoritaire) des économistes de gauche ou ceux qui, même sans être carrément de gauche, ne soutiennent pas les politiques néolibérales. En bref, l’existence d’un stock d’épargne ne sert à rien pour prendre la décision d’investir, et cela tant au niveau des entreprises privées qu’à celui de l’État [9]. Lorsqu’on examine le stock de capital accumulé et en cours d’utilisation dans le système productif, autrement dit tous les actifs réels consécutifs aux investissements passés, on peut considérer que ce stock est la contrepartie des sommes non consommées et donc épargnées. Mais cette analyse en termes de stocks doit être distinguée de celle en termes de flux qui, seule, présente un intérêt pour comprendre la dynamique d’une économie, ou au contraire sa déprime, a fortiori si l’on trace une stratégie de transformation sociale et écologique.
2.2. Qu’est-ce que la masse monétaire ?
À ce stade, un petit point technique sans difficultés est nécessaire. Il existe plusieurs périmètres de définitions de la masse monétaire dans son ensemble. Au sens le plus restreint, elle est composée des billets et des dépôts à vue dans les comptes bancaires des ménages et des entreprises (on appelle cette masse M1). En élargissant progressivement ce périmètre à des actifs enregistrés dans des comptes à terme dont la liquidité est de moins en moins grande, on a une masse monétaire plus importante (on parle alors de M2 et de M3). Est exclue de la masse monétaire qui circule dans l’économie la monnaie centrale (hormis les billets et pièces qui font partie de M1). Si j’achète, grâce à mon compte à vue approvisionné, un actif financier « long », la masse monétaire au sens large n’augmente pas, sa composition (sa structure) seule varie entre M1, M2 ou M3. Donc, tant au niveau du financement des investissements que de la taille de la masse monétaire, l’épargne n’est aucunement déterminante.
Voici, au début de l’année 2021, les composantes françaises de la masse monétaire en euros
3. Que faire de la dette publique et comment financer les dépenses publiques ?
Qu’est-ce que ce qui précède a à voir avec la politique monétaire menée par la banque centrale ? C’est la grande « vertu », si l’on ose dire, de cette horrible année 2020 que d’avoir mis au grand jour la vacuité de l’orthodoxie monétaire. La BCE est obligée de prendre à sa charge la montagne de dépenses publiques supplémentaires engendrées pour contenir le désastre économique, en rachetant aux banques une bonne partie des titres de dette publique que celles-ci détiennent. Ceci intervient dans une opération dite de refinancement des banques en pratiquant aujourd’hui des taux d’intérêt nuls ou même négatifs. Inimaginable pour les tenants de l’orthodoxie jusqu’à il y a quelques années à peine. La banque centrale commande les taux « courts », c’est-à-dire portant sur des titres à échéance courte. Ceux-là influencent ensuite les taux « longs » par le fait qu’ils sont intégrés par les opérateurs des marchés financiers dans leurs anticipations sur l’inflation à venir et sur les réactions qu’ils entrevoient de la part des banques centrales : celles-ci rachèteront-elles plus ou moins de titres « courts » ou « longs » et que feront-elles sur les taux courts ? [10]
Des pratiques de politique monétaire inenvisageables naguère mais installées maintenant sans doute pour une période longue. Et qui invalident complètement la théorie des « fonds prêtables » (l’épargne existante) dont la rencontre avec la demande de crédit privée et publique formerait le taux d’intérêt. Le bas niveau actuel des taux d’intérêt n’a rien à voir avec l’abondance ou l’excès d’épargne.
Le plan dénommé Pandemic Emergency Purchase Progamme (PEPP) pour faire face aux désastres de la pandémie prévoit que la BCE rachètera pour 1 850 milliards d’euros de titres jusqu’en mars 2022. Le bilan de la BCE s’élève à près de 7 000 Mds€ (il a augmenté de moitié pendant l’année 2020). Trois questions se posent alors, l’une assez facile à comprendre, les deux autres sont plus difficiles et très controversées.
3.1. Quel type de monnaie crée la banque centrale ?
La première est de savoir si le refinancement des banques par la banque centrale constitue une création de monnaie, une pratique de la « planche à billets » selon l’expression consacrée. La réponse est catégoriquement non si l’on raisonne sur la masse monétaire, d’une part parce que le refinancement opéré par la banque centrale porte sur des titres déjà émis, d’autre part parce que ce refinancement qui approvisionne les comptes des banques à la banque centrale ne repart que très peu dans l’économie productive exsangue. Il n’y aurait création de monnaie que si les banques accordaient des crédits nouveaux à l’économie (aux ménages, entreprises et collectivités publiques), non pas avec ces liquidités qui viennent de leur être accordées, mais parce qu’elles sont assurées d’être encore refinancées à l’avenir, la monnaie centrale créée, conservée pour l’essentiel en réserves, servant pour les échanges interbancaires. En outre, les seuls crédits notables actuellement sont ceux qui se dirigent vers les placements financiers, ce qui ne manque pas de provoquer une inflation sur le prix des titres, par ailleurs encouragée par la baisse des taux d’intérêt. Ce que crée la banque centrale en refinançant les banques est de la monnaie centrale qui gonfle les réserves bancaires. Lorsque les banques accordent des crédits à l’économie, ces réserves ne diminuent pas sauf pour satisfaire la (relative faible) demande de billets. Une dernière précision : lorsque les banques prêtent aux États, il n’y a création de monnaie qu’au-delà du simple renouvellement de la dette arrivée à échéance.
Évolution de la masse monétaire dans la zone euro de 1997 à 2020
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3.2. Laisser filer la dette publique ou annuler celle détenue par la banque centrale ?
La deuxième question, qui est très controversée, porte sur la possibilité ou non d’annuler la dette publique qui est détenue par la banque centrale : la BCE détient environ 25 % de la dette publique des États membres de la zone euro, et cela par l’intermédiaire des banques centrales nationales (la Banque de France détient 20 à 25 % de la dette publique française). La majorité des économistes, emmenés notamment par ceux qui occupent des postes de responsabilité importants et par ceux qui sont parmi les mieux placés académiquement, s’opposent radicalement à toute annulation, mais sont rejoints par quelques membres éminents des cercles plutôt keynésiens, : Christine Lagarde, François Villeroy de Galhau, Olivier Blanchard, Antony Requin, Agnès Benassy-Quéré, Patrick Artus, Jean Pisani-Ferry, Xavier Ragot, Xavier Timbeau, Henri Sterdyniak, Agnès Verdier-Molinié [11]. Dépassant les positionnements politiques habituels, les principaux arguments avancés par eux tous sont de quatre ordres.
- Premièrement, l’État se doit d’honorer sa dette comme tout emprunteur. Ici se mêlent un impératif juridique et un impératif moral pour respecter la signature d’un contrat entre un débiteur et un créancier. Mais, une fois encore, on retrouve l’application inappropriée d’un raisonnement individuel à une entité collective, l’État. Celui-ci n’a pas d’horizon de vie fini et il peut toujours réemprunter pour rembourser un emprunt précédent (ce qu’on appelle « faire rouler sa dette »). D’ailleurs, l’histoire fourmille d’exemples de restructuration de la dette publique et même d’annulations pures et simples. Ce premier argument des opposants à toute annulation est souvent précisé en plaidant pour que les prêteurs ne soient pas lésés, « ruinés » [12], par une annulation de la dette publique, en l’occurrence les épargnants ayant souscrit à des contrats auprès de fonds de pension, de compagnies d’assurance ou d’autres institutions financières. Or, si dans le bilan de la banque centrale figurent des titres achetés par celle-ci auprès d’institutions financières qui se sont ainsi refinancées, aucun épargnant ni aucune entité financière ne sont en mesure d’exiger quoi que ce soit de la banque centrale, puisqu’ils ont déjà récupéré leur liquidité. La banque centrale pourrait sans dommage pour quiconque annuler la dette qu’elle détient.
- Un deuxième argument est alors présenté par les opposants à l’annulation de la dette publique détenue par la banque centrale. Celle-ci serait alors confrontée à un bilan déséquilibré, ayant rayé d’un trait de plume les exigences potentielles qu’elle détenait. Elle devrait donc être recapitalisée par son propriétaire, l’État, ou subventionnée par lui. Or, ce qui fait précisément l’originalité d’une banque centrale, c’est que c’est la seule institution qui a la capacité juridique, reconnue statutairement parce qu’elle a reçu délégation pour cela de la part de l’autorité politique, d’émettre la monnaie dans laquelle sont libellées les créances qu’elle détient. Elle est exempte de ce fait d’impératif de rentabilité ou d’apports de capitaux propres. Et c’est ainsi qu’on situe de nouveau le caractère de bien public de la monnaie qui dépasse son caractère de bien privé. Les opposants à l’annulation de la dette publique font valoir alors que la banque centrale étant propriété de l’État, annuler cette dette serait un jeu à somme nulle car l’État ne percevrait plus les intérêts que la banque centrale lui verse. Mais pourquoi faudrait-il que l’État ait un comportement de rentier, comme tout financier, comme tout bon spéculateur ? Certes, annuler la dette publique n’allège pas la contrainte pesant sur les budgets publics si la fiscalité n’est pas réformée, mais elle desserre l’emprise des marchés financiers [13].
- Troisièmement, la banque centrale perdrait-elle son indépendance à l’égard de l’autorité démocratique ? Ce serait justement l’un des objectifs recherchés. Cette perte menacerait-elle la valeur et la stabilité de la monnaie ? Celles-ci dépendent de la capacité du système productif de répondre aux besoins, et c’est précisément cette capacité que l’allégeance aux marchés fait perdre progressivement. En réalité, une annulation d’une partie de la dette publique consisterait à un renoncement définitif à son remboursement, c’est-à-dire à rendre la monnaie créée lors de son émission définitivement introduite dans l’économie (on avait vu plus haut que la monnaie de crédit disparaissait lors du remboursement). Comptablement, une annulation fait disparaître de l’actif les créances détenues, mais cette écriture pourrait être remplacée par une autre, de la forme « monnaie permanente » puisque les dettes annulées ne seraient jamais remboursées ? De la sorte, le principe selon lequel la monnaie est toujours une dette n’est pas remis en cause ; seulement, la dette publique ainsi concernée n’est plus une dette envers les opérateurs sur les marchés financiers. Et si le système productif est en mesure de répondre aux besoins, il n’y a aucun risque d’inflation sur les prix des biens et services, d’autant plus si nous sommes en quasi-déflation [14].
- Quatrièmement, pourquoi faudrait-il annuler la dette publique au moment où elle ne coûte rien, demandent alors les opposants à cette mesure ? En effet, sous l’action des banques centrales, et en particulier de celle de la BCE, les taux d’intérêt dont doivent s’acquitter les États lorsqu’ils empruntent sur les marchés financiers sont devenus nuls et même négatifs, à tel point que les charges d’intérêt ont considérablement diminué malgré la hausse de la dette. Comment les immenses besoins de relance de l’économie après la pandémie du Covid-19 pourraient-ils être couverts sans l’épargne longue drainée par les institutions financières, demandent les opposants à l’annulation ? Emprunter ne coûte rien, faire rouler sa dette à moyen terme jusqu’à dix ans ne coûte rien ou presque, pourquoi se priver dans ces conditions d’emprunter sur les marchés ? Annuler la dette publique romprait la confiance que les marchés accordent aux États, alors qu’… on a besoin d’eux, disent les opposants. Malheureusement, la situation de taux d’intérêt aussi bas ne durera pas indéfiniment si réapparaissent des écarts de taux entre les pays (les spreads), bien que les banques centrales redoutent de faire éclater des bulles financières ou immobilières par une hausse des taux d’intérêt [15]. Les banques centrales sont donc prises dans un dilemme : rehausser les taux au risque de faire exploser les bulles ou maintenir les taux très bas au risque de faire s’envoler la spéculation et l’inflation sur les titres [16], avec peut-être au bout l’explosion également. L’enjeu est donc de desserrer l’étau potentiel des marchés qui pourrait redevenir dangereux. Déjà, à ce jour, on entend les premières rumeurs de réaugmentation des taux sur les marchés aux États-Unis [17] ; si cela se confirme, le tour de l’Europe viendra. Laisser filer la dette, qui ne coûte aujourd’hui soi-disant rien, pour la renouveler plus tard plus cher, oublie que la divergence entre la répartition des revenus parmi les contribuables soumis à l’impôt et les revenus des épargnants rentiers conduira inévitablement à reporter la charge d’intérêts sur les épaules des pauvres, en l’absence d’une profonde réforme fiscale [18].
Sans doute transparaît ici la logique profonde qui inspire consciemment ou non tous les arguments s’opposant à toute annulation de la dette publique : il ne faut surtout pas remettre en cause l’obligation que le capitalisme néolibéral a imposée, celle de créer et d’alimenter un « marché de la dette », faisant ainsi régner « l’ordre de la dette » [19]. Peu à peu s’est installée l’idée, devenue un dogme, selon laquelle il n’existerait pas d’autre solution pour financer l’économie, en particulier les dépenses publiques, que de recourir à ce marché. Evidemment, il ne s’agit pas d’une loi naturelle, mais celle née d’un rapport de forces qui s’est incrusté en faveur du capital au cours de des décennies 1970-1980. Il y a une certaine cohérence dans la position de l’orthodoxie monétaire, mâtinée d’une foi en la nécessité d’une relance éternelle de la croissance économique (d’où la proximité de certains keynésiens – pas tous – avec l’argumentation dominante sur ce point précis) : il y a un fil conducteur qui va de la croyance en l’épargne préalable à l’obligation de la glaner sur les marchés financiers, de façon à éviter de poser le problème du financement direct des investissements publics par la banque centrale, appelé souvent « monétisation » de la dépense publique, fustigée comme planche à billets. C’est la raison qui a motivé cent-cinquante économistes européens à lancer un appel pour « Annuler les dettes publiques détenues par la BCE pour reprendre en main notre destin » [20]. La solution alternative à l’annulation est formulée presque sans détour par le gouverneur de la Banque de France : c’est un retour à l’austérité [21].
Or, face à la demande des cent-cinquante universitaires européens référencée ci-dessus, se dresse une autre tribune signée par d’autres [22], pas moins capés, s’opposant à l’annulation de la dette publique, au nom du même argument que celui invoqué dans l’autre sens : il ne faut pas « remettre la dette sur les marchés financiers » et « il est nécessaire de sortir des logiques de financement de l’État par les marchés. Or la proposition d’annulation de la dette détenue par l’Eurosystème opère précisément l’inverse : elle consiste à supprimer la dette détenue hors marché, pour la remplacer ensuite par une nouvelle dette, certes ’verdie’, mais recontractée sur les marchés financiers. Cela ne pourrait que contribuer à renforcer le rôle déjà trop central de ces derniers. » On se perdrait à moins : le même argument pour annuler la dette et pour refuser de le faire. La seule manière de démêler cet écheveau est de lier la question de la dette à la possibilité de monétiser les dépenses publiques (ou certaines) par la banque centrale. S’il s’agit de se libérer des marchés – et on ne peut soupçonner les auteurs de l’une ou l’autre tribune de ne pas le vouloir profondément –, alors il faut reconsidérer l’interdiction faite à la BCE de financer directement les dépenses publiques. Malheureusement, la première tribune ne traite pas ce problème, la seconde non plus. La curiosité est que cette dernière se prononce pour une perpétuation de la dette, dont elle ne dit pas la différence avec une annulation, pendant qu’elle affirme que les emprunts publics sur les marchés financiers continueraient. Pourquoi, diable, cette obligation ? Et la référence au « circuit du Trésor » en France pendant l’après-guerre n’est-elle pas contradictoire avec l’opposition manifestée à de nombreuses reprises par certains de ces signataires à la « monétisation » des dépenses publiques ?
3.3. La banque centrale peut-elle financer directement les dépenses publiques ?
On en vient donc à la troisième question que l’année 2020 a mise au-devant de la scène au sujet de la politique monétaire et qui rassemble la plupart des ingrédients qu’on vient de rencontrer. Les dépenses publiques peuvent-elles être financées directement par la banque centrale ? Une réponse catégoriquement négative est donnée par les traités européens qui l’interdisent explicitement. On est donc en présence d’un interdit politique et non d’une prescription dérivant d’une loi naturelle, dans un cadre institutionnel donné. Ainsi, à l’inverse, au mois d’avril 2020, la Banque d’Angleterre (le Royaume-Uni, à l’époque encore membre de l’Union européenne, n’était pas membre de la zone euro) avait annoncé financer directement les dépenses du Trésor britannique liées à la pandémie. Mais à cette raison circonstancielle s’ajoute une raison logique. Au niveau macroéconomique, on a vu plus haut que le financement de l’investissement net ne peut se faire que par création de monnaie. Lorsque l’économie s’arrête ou ralentit fortement, que l’investissement privé défaille, et que l’investissement public doit pallier cette carence, le financement par voie monétaire est crucial. L’enseignement fondamental de Keynes réside là : le financement est préalable à la production. Lorsque l’activité a redémarré, elle a engendré des flux nouveaux de revenus, de consommation et d’épargne. Au terme de ce cycle productif, le paiement ex post des investissements publics réalisés doit intervenir ; deux voies s’offrent à l’État : lever des impôts ou capter l’épargne supplémentaire engendrée. Quand la baisse des impôts prélevés sur les riches est devenu un passage obligé, il ne reste plus qu’à attirer leur épargne, ce qui permet de les faire gagner deux fois : moins d’impôts et rémunération de leur épargne. Il existe une cohérence certaine dans la pensée et l’action néolibérales.
De fil en aiguille, c’est toute l’architecture monétaire qui est contestée, sinon bousculée, après presque trois décennies (depuis le traité de Maastricht de 1992) où l’on avait essayé de nous convaincre de l’inéluctabilité des dogmes néolibéraux. On assiste à un début de tangage des autorités monétaires parce que, à l’urgence des réponses à apporter à la crise sanitaire, s’ajoute la perspective de devoir financer la transition écologique, notamment pour faire face au changement climatique. Obnubilée par sa foi dans la capacité des marchés financiers à assurer la bonne « allocation des ressources », la BCE avait jusqu’ici adopté une « neutralité de marché » lorsqu’elle refinançait les banques : elle n’exigeait aucune condition de qualité des titres, ceux-ci pouvant avoir été émis pour des crédits destinés à des investissements très émetteurs de gaz à effet de serre. Il y a à peine cinq ans, le gouverneur de la Banque de France disait : « L’assouplissement quantitatif ne vise donc pas à promouvoir certains types d’actifs plutôt que d’autres, mais simplement à libérer les capacités de financement de l’économie. » [23] Changement de pied en 2020 ? « C’est au nom même de notre mandat de stabilité des prix que nous devons nous préoccuper du changement climatique : celui-ci peut avoir des effets importants sur l’évolution des prix et de la croissance. Nous ne pouvons plus dans nos modèles d’analyse, dans nos prévisions, ignorer le changement climatique. » [24]
Ça tangue au sommet [25], quand Christine Lagarde souffle le froid et le chaud : « Nous n’avons pas le choix : quand l’économie est ainsi mise sous cloche, le rôle de la BCE n’est pas d’effectuer un tri entre les entreprises. Il faut privilégier la croissance, la concurrence et l’innovation. La sélection s’opérera d’elle-même. » [26] « Le changement climatique a des répercussions sur [la] mission première [de la BCE] de stabilité des pris par plusieurs canaux. […] Le changement climatique peut créer une volatilité à court terme de la production et de l’inflation par le biais de phénomènes météorologiques extrêmes, et, s’il n’est pas pris en compte, il peut avoir des effets durables sur la croissance et l’inflation » [27]. En termes non euphémisés, la BCE est acculée : elle ne peut plus s’arcbouter sur sa « neutralité de marché » aussi facilement qu’auparavant et elle sauve les apparences en justifiant son tangage par le focus sur l’inflation, mais la prétendue efficience des marchés pour affecter les ressources reste le dogme.
Résumons, au-delà des thèses théoriques, le clivage politique qui traverse les économistes sur les questions monétaires est le suivant : rester sous la coupe des marchés financiers, avec pour bouée, dans le meilleur des cas, la garantie de la dette publique par la banque centrale ; ou bien sortir de l’emprise des marchés financiers en retrouvant la maîtrise collective du système bancaire dans son ensemble, banque centrale incluse devenant véritable prêteur pour l’État, afin que celui-ci puisse réguler l’économie [28]. L’année 2020 a remis en scène des oppositions théoriques et politiques anciennes sur la monnaie, ce qui explique que les clivages répertoriés ici partagent de manière parfois vive le camp de l’hétérodoxie économique, notamment en France au sein de l’association des Économistes atterrés, dès la naissance de celle-ci [29]. Les questions monétaires fracturent la gauche ; la droite, elle, ne se trompe pas [30].
Au point où on en est arrivé, le principal problème est moins l’aspect quantitatif de la politique monétaire que son aspect qualitatif. Une fois ce dernier posé, il est temps de le relier à la profonde réforme fiscale qu’il faudrait entreprendre. Parce que, si le financement monétaire de la production et de la transformation des structures productives dans un sens social et écologique permet d’anticiper ex ante les bénéfices des changements productifs nécessaires, il n’en reste pas moins qu’il faut les payer ex post. La fuite dans l’endettement public ne provient pas d’une gabegie de dépenses publiques, elle vient d’une politique fiscale insuffisante et anti-redistributive : compte tenu des besoins collectifs, l’État manque de recettes fiscales, et, pire, celles qui sont collectées le sont de manière injuste [31]. On voit donc combien un cadre monétaire renouvelé donnerait aux budgets publics la capacité à mettre en œuvre une politique en faveur du bien commun. À suivre…
3 mars 2021
’Jean-Marie Harribey est ancien co-président d’Attac, ancien co-président du Conseil scientifique d’Attac, ancien co-président des Économistes atterrés. Il est vraiment ancien…