L’économie de mission : apports et limites

vendredi 12 mars 2021, par Patrice Grevet *

Mariana Mazzucato (MM), économiste italo-américaine à l’UCL (University College London), a publié fin janvier 2021 L’économie de mission [1]. Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de ses nombreuses publications non traduites à ce jour en français à l’exception de L’État entrepreneur publié en version originale anglaise en 2013 et traduit en français seulement en 2020 [2]. Malgré l’obstacle que la langue peut représenter, ’L’économie de mission’ mérite l’attention. MM critique radicalement des idées et pratiques économico-politiques dominantes. De façon positive, elle apporte des éléments importants pour la conception et la mise en œuvre de la planification d’une ’nouvelle donne’ écologique et sociale. Ces apports radicaux vont de pair avec des limites elles aussi radicales.

Une base factuelle large contre les idéologies et politiques dominantes

L’ouvrage L’économie de mission a été écrit durant la pandémie du Covid-19. Il comporte des développements très suggestifs sur l’économie politique de la santé et des vaccins. Mais la base factuelle, passée, présente, ou envisagée pour l’avenir, est beaucoup plus large : le premier vol humain sur la lune, les 17 objectifs de développement durable adoptés en 2015 par l’ensemble des États Membres de l’ONU, les actions contre le changement climatique et les pollutions, les origines du numérique et d’internet, la fracture numérique actuelle, la domination des GAFAM [3].

Dans des allers et retours avec les éléments précédents, MM généralise et reconsidère complétement le rôle et les formes d’action des pouvoirs publics, leurs rapports avec les entreprises et les citoyens. Elle s’en prend frontalement à la thèse de l’efficacité par nature des marchés orientés par le profit et à la thèse corrélative de pouvoirs publics devant se limiter à corriger quelques défaillances des marchés. Selon cette thèse, outre l’armée, la police, la justice, la régulation des marchés, l’État devrait se borner à quelques fonctions correctives telles les redistributions (j’ajouterai limitées) des revenus, les taxes sur les pollutions, le financement de la recherche fondamentale, la santé publique…

MM souligne a contrario les potentialités entrepreneuriales de l’État et son rôle pour ouvrir de nouvelles voies avec une radicalité qui s’impose face à la crise écologique et sociale en développement. Elle note qu’il faut sortir de l’analyse monétaire coûts/avantages statique [37, 180] [4]. Le premier vol habité sur la lune avec la mission Apollo 11 en 1969 constitue un exemple emblématique longuement analysé [59-102]. C’est une mission à assurer quoiqu’il en coûte dans la confrontation entre les États-Unis et l’URSS. Elle débouche sur des retombées imprévues. Aujourd’hui, de multiples acteurs privés, d’Elon Musk avec SpaceX à Richard Branson avec Virgin Galactic, interviennent dans la course à l’espace. À ce propos, MM reprend, sans citer la source, une métaphore attribuée à Bernard de Chartres dans notre XIIe siècle, les acteurs privés de l’espace ’se tiennent sur les épaules de géants qui ont investi sur la partie de l’exploration spatiale aux risques les plus élevés [5] [195]. De plus elle indique que Elon Musk aurait reçu 4,9 milliards de dollars en subventions publiques pour ses trois compagnies incluant Space X. C’est oublié dans les narrations habituelles du succès entrepreneurial d’Elon Musk. Avec des motivations militaires, c’est aussi toute l’histoire des énormes financements publics américains qui ont permis la naissance des technologies numériques et d’internet. MM a d’ailleurs titré le chapitre 5 de L’État entrepreneur ’Ce que l’iPhone doit à l’État’. MM ne se limite pas à des exemples d’entreprenariat public à hauts risques tenant à des raisons militaires et de rapports de force internationaux. Elle cite le chiffre de 40 milliards de dollars par an de financement public aux États-Unis pour l’innovation en matière de santé [23].

L’exemple des médicaments

Le secteur des médicaments témoigne à la fois de l’importance d’initiatives publiques audacieuses pour ouvrir des voies radicalement nouvelles et de l’impact délétère des idées et des politiques qui prétendent à l’efficacité par nature des marchés guidés par profit. Ces idées et politiques affirment le manque, là aussi par nature, de créativité, de flexibilité, des pouvoirs publics. Le puissant lobbying des grandes firmes pharmaceutiques privées cherchant le profit et non l’intérêt général alimente cette vision. Ces firmes sapent ainsi partiellement le renouvellement des bases sur lesquelles elles ont pu produire des médicaments radicalement nouveaux, mais leur objet n’est pas cette nouveauté en elle-même pour le bien public, mais le profit. Le Bayh-Dole Act adopté par le Congrès des États-Unis fin 1980 a permis de breveter la recherche financée par des fonds publics. Il prévoyait des droits de retrait (march-in rights) sur les cessions des brevets ainsi obtenus, c’est-à-dire qu’il donnait au cédant la possibilité de contraindre les cessionnaires à l’octroi de licences à d’autres notamment pour des raisons sanitaires. C’était un dispositif proche des licences obligatoires. MM indique que malheureusement les National Institutes of Health (NIH, instituts américains de la santé dépendant du gouvernement des États-Unis) ne semblent pas intéressés à utiliser efficacement ces droits [147-148]. Une des raisons est que les NIH ont eux-mêmes renoncé en 1995 à leur droit d’exiger des ’prix raisonnables’ pour les médicaments et autres produits développés en coopération entre le gouvernement et l’industrie [6]. MM se réfère à ce propos, sans développer, à un article paru dans le New York Times le 12 avril 1995 [7]. Cet article mérite d’être lu directement pour ses indications sur les moyens de pression des grandes firmes pharmaceutiques privées, moyens à neutraliser pour servir l’intérêt général en France, dans d’autres pays, et dans les coopérations internationales.

MM présente aussi des analyses percutantes sur les effets néfastes et cumulatifs des transferts de fonctions publiques vers les cabinets privés de conseil en gestion. Elle s’attaque au mythe d’une externalisation qui permettrait ’d’économiser l’argent du contribuable et de réduire les risques’[37-49]. Elle donne de multiples exemples de l’inefficacité des cabinets privés de conseil et de leurs coûts exorbitants. Elle souligne que la véritable tragédie de la dépendance à l’égard des cabinets de conseil tient à ce qu’elle sape davantage les capacités internes du secteur public [48-49]. Cette conséquence a été mise en évidence lors du déroulement de la pandémie COVID-19. Ainsi, pour faire fonctionner son système de test et de suivi, le gouvernement britannique a externalisé sa réponse à un patchwork de sociétés de conseil, plutôt que de se concentrer sur le recyclage du personnel du système de la santé publique. Résultat, plus les conseils privés entreprennent des activités publiques, plus la responsabilité et les capacités du gouvernement sont réduites, et plus il est difficile de sortir d’une politique défectueuse. Le résultat est une prophétie auto-réalisatrice, moins les administrations publiques font, moins elles prennent de risques, moins elles développent des capacités, plus on s’ennuie à y travailler, plus les talents sont détournés du service public. Cette analyse du cas britannique rencontre un écho direct dans la façon dont la crise de la Covid-19 a été gérée par les pouvoirs publics en France.

Qu’est-ce qu’une mission selon Mariana Mazzucato ?

Aux idéologies et politiques dominantes, MM oppose une économie générale de mission. Avant tout, une mission doit être audacieuse, enthousiasmante, faisable, faire appel à l’imagination, comporter des objectifs quantifiables et assortis de délais. Une mission doit avoir une large pertinence sociétale avec des solutions ambitieuses améliorant directement la vie quotidienne des gens [121-122]. Elle nécessite de repenser complétement le rôle des pouvoirs publics devenant des moteurs d’innovations majeures, engageant pour cela des financements importants, assumant les risques et les possibilités d’échec à côté des succès. Une mission affirme une direction, mais elle doit encourager des solutions multiples au lieu de se concentrer sur une seule voie. L’objectif d’une mission doit être suffisamment large pour englober de nombreux projets qui, ensemble, réalisent la mission globale. Certains de ces projets échoueront, d’autres réussiront [124].

Tout en partant de l’exemple emblématique du premier vol habité sur la lune, MM souligne que les défis à relever aujourd’hui en différent profondément. Ils ne sont pas purement technologiques. Leur complexité sociétale nécessite de décomposer chaque mission en différents objectifs concrets. Leur fonctionnement ne peut être essentiellement descendant (top down) ; il relève de doubles mouvements du haut vers le bas et du bas vers le haut (bottom up) avec la participation effective des citoyens. Il exige des innovations institutionnelles prenant en compte le caractère inéluctable de conflits et de débats [108-109, 130-137].

MM présente un outil suggestif pour schématiser une mission de façon souple et révisable : la carte de mission. La conception d’une telle carte commence en se demandant quel est le problème à résoudre, d’où un objectif qui catalyse l’investissement et l’innovation dans de nombreux secteurs différents et inspire de nouvelles collaborations. Le schéma A reproduit dans l’annexe 1, sans être traduit, illustre l’approche qui va du défi à la mission, puis aux investissements sectoriels avec des projets spécifiques sous-jacents, en montrant les interconnexions entre les secteurs de l’économie. L’économie de mission présente six exemples de cartes ayant trait respectivement à l’action climatique, la vie sous l’eau, l’avenir de la mobilité [annexe 1, B], le vieillissement en bonne santé, la réduction du fardeau de la démence, la fracture numérique.

Il serait absurde de reprocher à MM de ne pas traiter de tout, pourtant je noterai un manque essentiel, celui d’une mission transversale de garantie de l’emploi comportant un grand plan de formation professionnelle, mission tournée vers les urgences sociales et écologiques de tous termes. Plus généralement L’économie de mission comporte des limites radicales auxquelles j’en viens.

Le financement d’ensemble des missions

Certains aspects essentiels de L’économie de mission conduisent au risque de nourrir les écarts entre les mots et les actes. Le premier concerne le financement d’ensemble des missions si celles-ci sont aussi ambitieuses que proposées. MM avance des arguments venant de la Théorie monétaire moderne [8] [181-188]. Sous condition d’un bon usage de la création monétaire par l’État et par les acteurs privés en bénéficiant pour participer aux missions, la ’pompe’ de la croissance est amorcée avec en retour des recettes fiscales. MM ajoute qu’il doit y avoir un partage des bénéfices tirés des risques pris, partage réalimentant les fonds publics. Elle avance à ce sujet des propositions très intéressantes telles que la participation de l’État au capital des entreprises ayant bénéficié d’investissements publics sans nécessairement une participation de contrôle, des actions préférentielles dans la distribution des dividendes, un droit de véto (golden share), des conditions sur le réinvestissement des profits [189-193].

MM s’inscrit dans un courant visant la croissance tirée par l’innovation. Certes, elle ne soutient pas l’innovation et la croissance pour elles-mêmes. Elle met l’accent sur les finalités à poursuivre. Mais il y a une double difficulté : les limites de la croissance face à la crise écologique en développement, l’insuffisance de la seule création monétaire ou du retour aux fonds publics des résultats positifs d’investissements risqués. Il faut aussi une grande réforme fiscale et plus largement une réduction systématique des inégalités de revenus et de patrimoine pour financer les énormes coûts d’un tournant social et écologique radical [9]. D’où la question des rapports de force socio-politiques à construire pour s’assurer des moyens d’un tel tournant.

Les moyens d’un tournant radical

Je prendrai un exemple très partiel dans le secteur pharmaceutique. L’article du New York Times cité en note 7 montre la nécessité d’entreprises publiques du médicament pour échapper au puissant lobbying des Big Pharma et construire les rapports de force nécessaires8. En ce qui concerne la France et ses coopérations pharmaceutiques internationales, il y a besoin à la fois d’une relance massive du financement public de la recherche fondamentale et appliquée, et simultanément d’un puissant pôle public du médicament assurant les tests à grande échelle, la production matérielle en grand nombre ou moindre, voire à l’unité personnalisée comme dans des anticancéreux en développement, le retour vers l’amont de toutes les données d’expérience.

Le risque de l’écart entre les mots et les actes

L’édulcoration des rapports de force alimente le risque de grands écarts entre les mots et les actes. Cela me paraît manifeste dans l’usage fait par la Commission européenne de L’économie de mission. Au 01/01/2018, MM a été nommée conseillère spéciale du commissaire européen à la recherche, à la science et à l’innovation. Elle a publié dans ce cadre deux rapports en 2018 et 2019. Sur la base de ces rapports, les missions sont devenues un instrument juridique dans le programme ’Horizon’ de l’UE. Après une longue négociation politique avec la Commission, cinq domaines de mission ont été sélectionn
és très en deçà des urgences sociales et écologiques. MM indique d’ailleurs de façon ’diplomatique’ : ’Il n’est pas certain que l’UE puisse mobiliser des fonds à l’échelle envisagée ou obtenir le soutien politique essentiel des citoyens européens pour cette mission’ [141]. Il s’agit dans la citation précédente de la mission sur le climat, mais la remarque est généralisable.

Un silence assourdissant sur la place des critères de gestion de type capitaliste

J’avancerai l’hypothèse que les limites radicales de L’économie de mission sont liées à un silence assourdissant sur la place des critères de gestion de type capitaliste dans les projets qui se référeraient formellement à des missions. Je renvoie sur ce sujet complexe à des écrits ultérieurs.

Ces remarques critiques n’enlèvent rien à l’intérêt de lire L’économie de mission, d’y piocher en évitant les risques d’interprétations étatistes qui minorent tout ce qui doit venir ’du bas’, en reformulant grâce à des éléments essentiels sur les critères de gestion, le financement, les rapports de force à construire dans la conflictualité.

Annexes

A] Une carte de mission : des grands défis aux projets (p. 112)

B] Une carte de mission sur la mobilité en Grande-Bretagne d’ici 2040 (p. 118)

22 février 2021

Notes

[1Mariana Mazzucato, 2021, Mission Economy. A Moonshot Guide to Changing Capitalism (L’économie de mission. Un guide tiré du vol sur la lune pour changer le capitalisme). Allen Lane Penguin Books Ltd.

[2Mariana Mazzucato, 2020, L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé. Fayard

[3GAFAM acronyme des géants du Web, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[4Quand des chiffres sont donnés entre crochets, ils renvoient toujours à des pages de Mission Economy. Je suis responsable de la traduction de citations entre guillemets et en italiques.

[5Dans la métaphore originelle, les êtres juchés sur les épaules des géants sont des nains !

[6MM cite p. 147 le Sofosbuvir (Sovaldi) vendu à un prix exorbitant. Olivier Maguet de Médecins du Monde a consacré un ouvrage à ce traitement contre l’hépatite C. Il analyse à cette occasion les brevets et les licences d’office. Olivier Maguet, 2020, La santé hors de prix : l’affaire Sovaldi. Raison d’agir éditions.

[7The New York Times, April 12, 1995, ’U.S. Gives Up Right to Control Drug Prices’.

[8Cf. par exemple Martin Anota, 03/05/2019, Alternatives économiques.

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