Introduction : Révolution numérique : de la technique aux rapports sociaux et vice versa

vendredi 12 mars 2021, par Jean-Marie Harribey *

On ne sait pas trop où va nous conduire le capitalisme, mû aujourd’hui par la numérisation des processus productifs et de la communication. Les classes dominantes réussiront-elles à relancer une dynamique de croissance de la productivité du travail forte ou bien celle-ci est-elle durablement engluée, obligeant ces classes à poursuivre la fuite en avant financière ? Il n’y a sans doute pas de déterminisme technique mais l’interrogation demeure. On observe toutefois que, d’ores et déjà, les changements techniques affectent le travail, son organisation, ses conditions, son contenu et ses finalités, le tout dans un remodelage des rapports avec le capital. La crise économique déclenchée par le Covid-19, qui s’est produite sur fond d’une crise structurelle du capitalisme vieille de plusieurs décennies, a accéléré l’utilisation du télétravail, sans que l’on sache encore jusqu’où le capitalisme poursuivra cette tendance.

Pour l’instant, deux phénomènes semblent établis. Le premier est que la mondialisation du capital a généralisé la diminution de la progression de la productivité moyenne du travail. Aucun pays n’échappe aujourd’hui à cette faiblesse des gains de productivité, même les plus dynamiques des pays émergents comme la Chine. L’hypothèse la plus probable est que cette faiblesse est due à la conjonction de facteurs sociaux (le capitalisme ne peut aller au-delà d’un taux d’exploitation de la force de travail sans saper sa capacité à écouler les marchandises) et de facteurs écologiques (le capitalisme ne peut aller au-delà d’un taux d’exploitation de la nature sans ruiner la base matérielle de l’accumulation) [1]. Le second phénomène est que la conjonction des contradictions sociales et écologiques fait courir le risque pour le capital d’une rentabilité jugée insuffisante, qui n’est palliée temporairement qu’en se réfugiant dans des placements financiers à coups non d’investissements nouveaux mais de restructurations permanentes pour s’accaparer le plus de valeur produite réellement. Le temps de la captation de la rente est revenu.

C’est sur cette trame que nous ouvrons un dossier sur les conséquences de ladite révolution numérique sur les processus de travail. Pour commencer, la sociologue Danièle Linhart fait remonter la transformation du travail aux lendemains de Mai 68, qui a vu les patronats dans les pays riches prendre peur et s’atteler à « arracher le consentement des salariés par l’affaiblissement des collectifs informels de salariés », tout « en maintenant l’esprit taylorien d’organisation du travail ». La « nouvelle donne managériale » est faite de disciplinarisation, sous couvert de bien-être, des travailleurs. Mais le télétravail produit un « modèle hybride » où le besoin de « collectif » n’est pas satisfait, ni pour les travailleurs, ni peut-être pour le patronat.

Thérèse Villame propose une visite très détaillée des études qui sont effectuées sur la mise en place et le développement du télétravail dans les entreprises, avant la pandémie du Covid-19 et surtout depuis cet épisode calamiteux. Ce qu’on pressentait se confirme : le télétravail entraîne plus de problèmes que d’avantages pour les travailleurs et peut-être même pour les entreprises.

Laurence Pelta, syndicaliste CGT, va dans le même sens. Elle examine les dispositifs juridiques nouveaux ou en projet. Elle montre que le télétravail accentue les inégalités entre catégories socio-professionnelles et entre hommes et femmes, et qu’il fait émerger des situations à risques. Elle formule des propositions pour dresser des garde-fous face à ce mouvement.

L’économiste Cédric Durand prend appui sur son analyse du capitalisme de plateformes pour examiner ce qu’on peut faire des « géants numériques » comme les GAFAM. Faut-il les démanteler, comme le proposent les radicaux américains du parti démocrate ? Que penser du mouvement antimonopoliste hipsters qui se bagarre contre des « citadelles imprenables » ? « Ils passent à côté de la question essentielle, celle de l’altération de la qualité du processus économique associée au déploiement des technologies de l’information ». « Plutôt que de s’aligner sur les libéraux qui entendent sauver la dynamique concurrentielle, le camp de la transformation sociale devrait mettre l’accent sur le fait que les grandes firmes numériques tirent leur puissance d’une forme d’objectivation du social dans les big data ».

Le directeur de l’IRIS, Pascal Boniface, poursuit dans la même voie, en montrant que l’intelligence artificielle n’est pas spontanément la « corne d’abondance » promise par les Bezos, Musk et Zuckerberg. L’intelligence artificielle a besoin d’une gouvernance mondiale, d’une régulation, au moment où les GAFAM et autres BATX deviennent plus puissants que beaucoup d’États.

L’économiste Vincent Drezet, spécialiste de la fiscalité, examine les enjeux du numérique, d’ordre sociétal, économique et démocratique. Le numérique met en péril les systèmes fiscaux déjà bien mal en point du fait de la financiarisation, de la concurrence fiscale entre pays et de la baisse des impôts sur le revenu et le patrimoine des riches. À côté des projets de réforme pensés par l’OCDE, l’auteur plaide pour une taxation unitaire des firmes multinationales.
La politiste Joëlle Palmieri met le phare sur l’application Zoom que les confinements ont érigée en star de la visio-conférence. « Bâtie sur le modèle des autres entreprises qui exploitent internet, Zoom, en plus d’être privée, appartient à son créateur, Eric Yuan, un homme californien d’origine chinoise, génère d’énormes bénéfices qui vont droit dans les poches de ses actionnaires, bafoue les lois et en particulier celles liées à la protection des données privées… tout en investissant massivement le secteur public. » De quoi « alimenter un empire invisible et banalisé qui renforce les dominations ».

Hervé Le Crosnier relie le numérique à la quête d’émancipation. La « culture numérique » est une approche critique « des productions de l’esprit et des structures des relations inter-humaines ». Le numérique renouvelle les formes et le contenu de la sociabilité. Mais il s’agit « de repérer dans tous les domaines cette contradiction entre l’abandon des espaces relationnels matériels et le laisser-faire face aux expérimentations de manipulation mentale menées par les grands acteurs du web ».

La partie Débats de ce numéro des Possibles s’ouvre sur deux articles concernant les communs. Le premier est de Patrice Grevet qui présente une synthèse sur le concept de commun(s), dont la discussion est complexe depuis les travaux pionniers d’Elinor Ostrom. Il analyse la cohabitation impossible entre les communs et la dynamique du capitalisme. De ce fait, il pense qu’il subsiste dans le concept de commun(s) des ambiguïtés importantes. Il propose en conclusion des pistes pour une alternative post-capitaliste.

Le second texte est signé par Christian Lefaure, qui s’attache à décrire les nouveaux communs qu’il a découverts dans un périple qu’il a accompli pour rencontrer les expériences de gestion commune dans des cadres associatifs ou dans des collectivités locales. Le trait dominant de ces expériences est qu’elles « cherchent à favoriser le vivre ensemble dans le respect de l’homme et de la nature tout entière. »

Jean-Marie Collin, animateur de la campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, fait état des atermoiements concernant l’interdiction effective des armes nucléaires. Malgré les résolutions de l’ONU sur le désarmement nucléaire, les principales puissances n’entendent pas les mettre en œuvre. Le Traité de non-prolifération est bafoué par elles, notamment par qui vous savez, la France.

Pourquoi le capitalisme néolibéral dégrade-t-il la démocratie ? C’est la question que pose l’économiste Michel Cabannes. Il répond en expliquant que le néolibéralisme est un facteur de réduction de la souveraineté du peuple, à la fois par les idées et les politiques menées. Il est aussi un facteur de fragilisation des principes de la démocratie par la destruction de ses conditions et le discrédit jeté sur elle, facilitant ainsi les dérives populistes.

Jacques Perrat analyse comment le projet de « différenciation territoriale » remet en cause le modèle républicain. Avec un paradoxe étonnant : plus d’État accélère le passage à moins d’État. Et il s’interroge pour savoir de « quel État ? » nous avons besoin. Un regard sur l’histoire permet de rouvrir cette lancinante question sur la nature de l’État dans une société dominée par le capital.

Patrice Grevet rend compte de l’ouvrage de Mariana Mazzucato L’économie de mission. Celui-ci procède à un examen de l’économie de la santé dans la période du Covid-19, de la crise écologique et des nouveaux fantasmes de conquête de l’espace. « Une mission affirme une direction, mais elle doit encourager des solutions multiples au lieu de se concentrer sur une seule voie. L’objectif d’une mission doit être suffisamment large pour englober de nombreux projets qui, ensemble, réalisent la mission globale. »

Pendant l’année 2020, un débat a été rouvert en Europe sur la politique monétaire conduite par la Banque centrale européenne. Jean-Marie Harribey dresse un inventaire des controverses qui ont jailli au sein même des économistes hétérodoxes opposés aux politiques néolibérales, notamment : peut-on annuler la dette publique détenue par la banque centrale et celle-ci peut-elle financer directement les dépenses publiques ? C’est l’occasion pour lui de revenir sur ce qu’est une monnaie.

L’altermondialiste Walden Bello propose une série de deux articles sur le livre de l’économiste Thomas Piketty Capital et idéologie. Le premier publié dans ce numéro résume ce livre. Dans le prochain numéro des Possibles, Walden Bello en fera un examen critique.

Jean Latreille, professeur de sciences économiques et sociales, réagit à l’article de Stéphanie Treillet, publié dans le numéro 26 des Possibles, qui faisait une critique de la collapsologie. L’auteur réagit contre l’idée que ce courant serait réactionnaire. Mais sans pouvoir éviter quelques hésitations de raisonnement : ainsi, il semble faire de la création de monnaie la résultante de la croissance économique, alors qu’elle l’anticipe et la précède – opportunément ou pas, c’est toute la question –, puis il rétablit le cheminement inverse. De plus « l’artifice monétaire » dénoncé par l’auteur n’a guère d’effet sur la croissance. Autrement dit, si la création monétaire est une condition de la croissance, toute création monétaire ne crée pas de croissance.

Le contenu de notre dossier autant que les textes mis en débat rappellent le rapport dialectique qui unit les transformations des techniques dans l’histoire de l’humanité et les rapports sociaux que nouent les humains entre eux. C’est dire que, contre le déterminisme et le fatalisme qui conduiraient à penser une évolution inéluctable et prédéterminée, il y a place pour l’action et le choix entre plusieurs voies pour bâtir l’avenir. La phrase de Karl Marx, reprise à son compte sous une forme voisine par Raymond Aron, pourrait être recontextualisée : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. » [2] Dès lors, les travailleurs restent pour partie prisonniers des formes de l’organisation du travail, sans cesse renouvelée pour répondre aux exigences de l’économie capitaliste : « La pierre d’achoppement semble se situer au niveau de l’organisation et du management : trois enquêtés sur cinq pensent ne pas avoir de possibilité de promotion dans leur entreprise, près de la moitié ont l’impression que leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur par leur employeur, et un cinquième des ouvriers n’a pas l’occasion d’appliquer ses compétences. » [3] L’enjeu est que les travailleurs puissent penser eux-mêmes l’organisation de leur travail
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