Sur l’Abondance et liberté, réponse à Jean-Marie Harribey

mardi 15 décembre 2020, par Pierre Charbonnier *

Je remercie Jean-Marie Harribey pour sa lecture et ses commentaires critiques qui, en plus d’être formulés de façon précise et civile (exercice qui semble actuellement hors de portée d’une bonne partie de nos collègues), touchent à des points centraux de mon travail. Disons plutôt, des points qui auraient pu être centraux mais qui sont restés dans les angles morts de Abondance et liberté.
Je m’en tiendrai à deux aspects de cette lecture, qui tiennent pour le premier à la question de la valeur, c’est-à-dire de la théorie économique et en particulier de mon rapport à Marx ; et pour le second à la question de la liberté et des Lumières, c’est-à-dire à des questions de philosophie morale et politique.

L’analyse de la valeur, à proprement parler, est restée à l’arrière-plan de mon travail. Si on tente de la reconstituer comme telle, voici brièvement ce que cela pourrait donner.

Dans les grandes lignes, d’abord, il convient de noter que Marx n’est pas l’analyseur central de la formation de la valeur et de sa relation à la richesse ou à la nature dans mon livre. C’est sans doute ce qui provoque certains malentendus avec mes collègues héritiers du marxisme : Marx est pour moi un auteur comme les autres, c’est-à-dire qu’il peut être analysé dans son contexte historique et épistémologique comme le serait n’importe quelle autre référence, et qu’il n’est donc pas par défaut en position d’analyseur. Marx a proposé une analyse de la formation et de la circulation de la valeur dans l’économie politique capitaliste, à travers la discipline du travail, l’application du machinisme, le régime juridique de la propriété, qui reste absolument précieuse, mais qui n’en est pas moins tributaire d’un certain nombre de conditions théoriques et épistémiques relatives à un moment historique auquel nous n’appartenons plus totalement. Ce socle dont la pensée de Marx est solidaire se trouve précisément être celui qui liait le destin de l’humanité au développement des forces productives, c’est-à-dire au codage de la liberté comme effort de négation des entraves naturelles imposées à sa réalisation. Vu depuis la situation historique qui est la nôtre, et que j’ai tenté de circonscrire dans le premier chapitre du livre, cet assemblage entre une conception de la valeur et une conception de la liberté rend possible une réévaluation distanciée. Il ne s’agit pas d’affirmer dogmatiquement que Marx a tort (ou raison), mais que le type de rationalité économique qu’il défend s’accompagne d’une façon d’arranger les relations entre humains et non-humains qui ne va pas de soi.

Ce qu’il m’importait de montrer au sujet de la valeur, dans son acception économique moderne, c’est que son émergence est liée au développement de ce que l’on pourrait appeler le « cycle économique », en tant qu’il diverge tendanciellement du « cycle écologique ». Alors que le régime économique de type pré-capitaliste est sans cesse contraint et limité par les hasards du milieu, par les caprices du climat, par la friction du terrain, comme dirait James C. Scott, c’est-à-dire par des circonstances absolument extra-économiques, un certain nombre d’innovations institutionnelles, technologiques et morales rendent progressivement possible l’autonomisation du circuit marchand à l’égard de ces incertitudes. On parle parfois, à propos de cette divergence, d’un passage des économies de subsistance aux économies marchandes. Je ne donne pas la liste des innovations nécessaires à cette divergence, qui est absolument terrifiante de complexité, mais on sait que les enclosures, l’expérimentation coloniale des plantations, la construction de canaux, puis de chemins de fer, la possibilité d’acheminer l’énergie vers le travail au lieu de l’inverse, l’édification d’institutions bancaires et d’un droit de propriété privé efficace, d’une certaine manière aussi l’élaboration d’une éthique économique, tous ces éléments font partie d’un vaste processus de remodelage du paysage occidental qui rend possible l’accumulation du capital. Ce qui est intéressant dans la perspective d’une histoire environnementale des idées politiques, c’est que la mise en forme de ce nouveau paysage matériel et symbolique va de pair avec un remodelage très concret des relations entre la société et son milieu. Plus exactement encore, pour que la « société » s’identifie comme une chose sui generis, comme un sujet autonome qui navigue dans l’histoire à son gré, il faut en passer par la formation de ce paysage-là, qui, au cours du 20e siècle, sera dominé par les infrastructures et la géopolitique du pétrole – la source d’énergie qui aura garanti de la façon la plus spectaculaire et la plus durable le désenchâssement de l’écologie et de l’économie, avant d’être violemment rattrapée par l’histoire sous la forme du changement climatique. La mise en économie du monde naturel, ou, pour le dire autrement, la transmutation de la nature en ressource qui rend possible la conception moderne de la valeur, celle de Marx, est conditionnée par un ensemble de transformations que la philosophie politique n’avait pas encore totalement intégrées à son questionnaire. Pour aboutir à la formule compacte et saisissante de Marx, A-M-A’, il faut cette longue chaîne de dépendances institutionnelles et matérielles que lui-même a tenté de décrire dans le chapitre du Capital sur l’accumulation primitive, mais qui reste incomplète. Et, de l’intérieur du paradigme marxiste, elle restera à jamais incomplète, car Marx fait de la relation productive une condition d’accès à la rationalité de la valeur, alors qu’elle doit être elle-même analysée comme une forme historique contingente.

Nous disposons aujourd’hui d’analyses tout à fait originales sur cette mise en économie de la nature, qui viennent de l’histoire des sciences et des technologies, de l’anthropologie sociale (voir par exemple Tania Li), on sait qu’elle tient non seulement à des rapports de force sociaux, mais aussi à des instruments de connaissance performatifs, notamment les instruments de mesure (voir Eli Cook, The Pricing of Progress). Autrement dit, même si le concept marxien de valeur a été conçu comme un instrument de dénaturalisation de l’économie politique libérale de James Mill et David Ricardo, il peut être à son tour dénaturalisé.

La critique de la valeur peut et doit toujours être renvoyée aux processus d’exploitation et d’aliénation qui touchent le travail et le milieu, mais ces notions ne captent pas totalement le processus historique par lequel le cycle économique moderne en vient à diverger du cycle écologique. A côté de l’analyse marxiste, j’ai tenté de rendre son potentiel analytique et critique à l’analyse institutionnaliste de la valeur, que j’identifie par exemple chez Veblen et Polanyi, et que j’aurais pu pousser jusqu’à des auteurs comme William Kapp : l’inaptitude du référentiel que constitue le « système des prix » pour exprimer les interdépendances technologiques et écologiques caractéristiques des sociétés modernes a cela d’intéressant qu’il permet de conjuguer le phénomène de dévalorisation du travail (l’exploitation) avec une dévalorisation parallèle du milieu, lorsque précisément il se trouve pris dans une rationalité productive. La codification des interdépendances écologiques en relation productive, qui nous met face à des « ressources », nécessite pour être débusquée et corrigée un effort analytique impossible pour le marxisme classique, et qui est centrée sur le concept de waste, de déchet et de gâchis. Il y a quelque chose d’absolument trivial que ne capte pas l’analyse de Marx, c’est le fait que l’on se prend en permanence les pieds dans le tapis des résidus de l’activité économique qui sont exclus du paradigme comptable et intellectuel de la valeur. On a beau essayer de les y reconduire poliment sous la forme d’externalités, de les taxer, de les sanctionner, ils salissent l’idéal de rationalité de l’économie moderne à la racine. Ce qui est en jeu, in fine, est la façon dont l’irresponsabilité environnementale du mode de développement capitaliste a été construite, mais aussi, plus douloureusement pour le mouvement marxiste et ouvrier, la façon dont les espoirs émancipateurs eux-mêmes ont été rendus tributaires de la relation productive.

La bifurcation historique entre cycle économique et cycle écologique est aujourd’hui mise à mal. C’est à la fois une mauvaise nouvelle, car cela prend la forme d’une catastrophe globale, et une bonne nouvelle, car nous sommes en mesure de nous désolidariser d’un héritage historique impossible. Cela ne veut pas dire que la solution au problème se trouve dans l’adoption naïve d’un « matérialisme crasse » totalement adossé à une conception naturaliste et biocentrique de la valeur. Mais, s’il est vrai que la divergence entre économie et écologie est en jeu dans la crise du climat et du vivant, alors nous avons devant nous une tâche de redéfinition des enjeux épistémologiques et politiques d’ampleur au moins égale à celle que trouvait devant lui Marx au moment où il s’apprêtait à déconstruire la rationalité du capitalisme industriel encore pris dans la stabilité de l’holocène. C’est la raison pour laquelle je ne me demande pas ce que Marx peut encore faire pour nous, mais plutôt ce que Marx ferait s’il était témoin des mêmes choses que nous.

Le second point, comme promis, concerne la liberté. J.-M. Harribey semble craindre qu’en adoptant un argumentaire post-moderne dans ses grandes lignes, je ne jette le bébé des libertés publiques, de la sécularisation et des contre-pouvoirs avec l’eau du bain du dualisme et de la dévalorisation de la nature. Je note en passant qu’une partie non négligeable des marxistes semblent aujourd’hui se réclamer de l’héritage des Lumières. On voit bien comment le caractère subversif et radical de la critique de l’économie politique peut se trouver un allié de circonstances dans l’auto-proclamé et rassurant « universalisme républicain », et comment on peut aligner la critique de la métaphysique issue des Lumières avec la critique du capitalisme issue de Marx : il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de dénoncer des illusions, et de nouer un récit historique dans lequel 1789 et 1917 découlent l’un de l’autre naturellement au sein d’une lignée de prophéties émancipatrices. La stratégie ne m’est pas totalement antipathique, mais je n’y adhère pas une seule seconde.

Les raisons en sont multiples, mais la principale est qu’il n’existe pas d’héritage univoque des Lumières, pas plus qu’il n’existe un contenu théorique et politique univoque de l’universalisme. On sait par exemple que cet universalisme a fait l’objet de mises en œuvre stratégiques très précoces dans les révolutions anti-esclavagistes, aux Antilles en particulier, à l’époque même où l’universalité de la condition humaine a pu servir à nier l’humanité même des Noirs. Le lexique des Lumières a sans cesse subi des diffractions qui suivaient les impératifs politiques des uns et des autres, et si nous héritons de quelque chose aujourd’hui, c’est moins de ce que les Lumières elles-mêmes ont permis que le système symbolique dont nous disposons pour exprimer nos demandes de justice. Car les libertés publiques, la critique de la religion ou l’équilibre des pouvoirs ont des sources intellectuelles bien plus anciennes que le 18e siècle, et surtout bien moins restreintes à l’espace occidental que l’on imagine souvent. Mais toutes ces choses ont en commun d’avoir été recodées dans la rhétorique des Lumières, ce qui a eu pour effet de constituer une arène de controverses plus ou moins homogène, mais historiquement mouvante.

Autrement dit, la liberté dont nous jouissons ici et maintenant n’a pas de relation absolument privilégiée avec les Lumières : c’est une rencontre contingente et partielle, pas une genèse ou un destin. Notre liberté est une sédimentation de traditions juridiques, morales, de dispositifs normatifs et de formes de solidarité qui sont passées par le goulot d’étranglement des Lumières, au cours duquel elles ont été redéfinies et réorganisées, mais qui n’est pas un processus de genèse. Et surtout, c’est le sujet de mon livre et c’était déjà une préoccupation que Marx tirait de Hegel, la panoplie de concepts dont nous héritons, liberté et égalité en particulier, est intrinsèquement contradictoire : nous ne savons pas réaliser conjointement la liberté et l’égalité, ou du moins elles sont constamment redéfinies l’une à l’épreuve de l’autre, ne serait-ce que parce que l’exercice de la liberté laisse des traces dans le monde (elle s’y dépose sous forme objectivée dans des institutions, des machines, des pollutions) et que ces traces obligent en permanence à en redéfinir les contours.

Je ne crois donc pas du tout à la théorie diffusionniste de l’émancipation, à ce mythe moderne qui voudrait que la lutte contre l’aliénation et l’illusion soit partie du cœur de l’Europe de la Renaissance pour conquérir ensuite le « reste » du monde à dos de cheval, sur des navires, sous la forme du libre investissement, de la science ou de la diffusion du message providentiel porté par le libéralisme ou le marxisme. C’est un point absolument crucial, et il parasite tellement les débats internes à la gauche européenne actuellement qu’il vaudrait sans doute mieux trouver à ce sujet une issue ferme et définitive. Je crois, simplement, que chaque société invente les moyens de sa propre émancipation par les instruments théoriques et pratiques dont elle dispose, en fonction des formes que prennent localement la domination et la connaissance de soi (c’est-à-dire la religion, le droit, les activités de subsistance, l’éducation…), et qu’à un moment de cette histoire, l’emprise absolument gigantesque de la matrice coloniale occidentale sur le monde a provoqué la dissémination du langage des Lumières, que l’on a fini par retrouver à Haïti, en Inde ou en Chine. Mais cette dissémination ne signifie pas que les Lumières aient eu vocation à libérer le monde, pas plus que l’Europe n’avait de vocation à le dominer : la dissémination est contingente, elle compose toujours avec des ressources intellectuelles et pratiques préexistantes, alors que le modèle de la diffusion est téléologique, paternaliste, et surtout inexact.

Le problème n’est donc pas de juger de la valeur politique des Lumières, car encore une fois elle est trop complexe pour être appréhendée en bloc, que ce soit négativement ou positivement, mais de resituer cette forme symbolique dans une histoire globale des confrontations intellectuelles et politiques dont le monde atlantique, et encore moins la France, n’est pas le centre. Autrement dit, si vous vous déclarez pour ou contre les idéaux des Lumières sans autre précision, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre acception de ces idéaux, et dans votre géographie politique. J’ajoute enfin qu’il n’y a absolument aucune raison de céder au procédé d’extorsion morale qu’utilisent les « universalistes », et qui consiste à instiller de la culpabilité chez leurs interlocuteurs en supposant qu’ils sont les seuls à ne pas adopter ces idées (puisqu’elles sont universelles…). Ce procédé est intégralement rhétorique, puisque d’une part les idées universalistes ne font de facto pas l’unanimité dans le monde, et surtout, car il n’y a pas de honte à chérir des idées ou des valeurs singulières, locales, ou transitoires. Comme l’écrit Philippe Descola à la fin de l’échange que nous avions eu il y a quelques années, reformulant Lévi-Strauss, « exister, pour un humain, c’est différer » (La composition des mondes, p. 378).

Tout cela n’est pas sans rapports avec la question écologique. Et pour deux raisons. D’abord, parce que ce que l’on appelle aujourd’hui l’anthropocène, c’est-à-dire le moment où l’on voit les graphes représentant l’évolution matérielle de l’humanité se dresser et prendre une allure inquiétante correspond historiquement à la mise en œuvre d’un programme développementaliste à visée universelle, c’est-à-dire globale. Pour se prémunir du retour de la guerre totale, massivement comprise comme une conséquence de la misère et des jalousies qu’elle fait naître, les grandes puissances ont rassemblé les moyens de l’État et du capital pour disposer les infrastructures matérielles et institutionnelles garantissant la croissance illimitée, et dans son sillage, pensait-on, la paix (ou dans le pire des cas, l’absence de guerre ouverte). Centrales nucléaires, barrages hydrauliques, terminaux pétroliers, satellites spatiaux, capacités de production décuplées, « Trente Glorieuses », tout cela n’est pas l’œuvre du marché livré à lui-même, c’est-à-dire de l’accumulation du capital privé, mais d’économies dirigées, d’un capitalisme développementaliste promu à travers le langage des droits de l’homme, dernier avatar de l’universalisme.

La seconde raison, qui complète la première, c’est qu’un tout petit peu plus tard a émergé l’idée qu’un autre universel était envisageable, non pas devant nous sous la forme d’une promesse cornucopienne, mais sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, quasiment sans que l’on ne s’en aperçoive : un universel planétaire fait de biens communs globaux, de stabilité climatique, de biodiversité, tous trois menacés. Cet universel-là est d’une facture bien différente de l’autre, sans cesse pris dans des contradictions insolubles, dont la principale est que, pour fournir à tous le développement, il faut d’abord les exploiter impitoyablement, et que ce préalable ne s’arrête jamais. L’universel planétaire n’est pas au-delà de la praxis, mais en deçà, il est fragile, il est amoral (car la mort en est un élément clé) et surtout il est différencié : il y en a autant de versions qu’il existe de coopérations évolutives (incluant les humains) durables.

Il n’est pas très difficile de tirer la conclusion de ce double constat : ces deux figures de l’universel, le global et le planétaire, ne peuvent pas coexister dans les conditions que l’on connaît aujourd’hui. Gandhi l’avait d’ailleurs vu dès 1928, lorsqu’il écrivait que si l’Inde faisait le choix du mode de développement industriel de l’empire britannique, alors it would strip the world bare like locusts. À quoi il ajoutait qu’il faudrait plus d’une planète pour satisfaire les besoins d’une Inde industrialisée, mais que there are no new worlds to discover (cf. R. Guha, « How much should a person consume », Vikalpa, vol. 28, n°2, 2003). L’ironie est cruelle, puisque ce n’est à l’évidence pas à l’Inde que l’on peut aujourd’hui imputer la dévastation du monde, mais cela ne change pas grand-chose à l’affaire : il y a bien certaines choses que l’on ne peut pas universaliser faute de rendre inhabitable la Terre. Et puisque la conception dominante de la liberté dont on hérite se trouve compromise avec les formes écologiques de l’industrie et du développementalisme, comme Gandhi l’avait lucidement signalé, il faut bien passer à l’examen la matrice des Lumières.

Il en va donc de ces fameuses Lumières comme de Marx. Elles ne peuvent plus être de façon univoque en position de norme d’analyse, de référence historique indépassable ; elles doivent passer de l’autre côté de la barrière épistémique, pour devenir l’objet de la critique. Et ce qui est rassurant dans cette histoire, c’est que c’est déjà le cas partout dans le monde, à l’exception de quelques rues de Paris !

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