L’effort philosophique réside au contraire dans le patient travail du concept, comme disait Hegel. Ce qui suit tente de clarifier les différents sens du concept de nature, qui renvoient à autant de distinctions ou de séparations entre nature et société. Certaines sont à encourager, d’autres non : c’est la raison pour laquelle les controverses existent.
I. Qu’est-ce que la nature ?
Dans cette première partie, nous explicitons les sens du concept de nature (comme totalité de ce qui est, comme ce qui agit de soi, comme authenticité, essence, sauvage ou wildness) et nous les distinguons de ses « autres » (la culture, la société, l’artifice, la surnature).
Nature et surnature
Dans une approche philosophique et non théologique, la nature désigne tout d’abord l’ensemble de ce qui est. La nature, c’est l’ensemble des choses dont l’existence peut s’attester publiquement, de manière directe ou indirecte (par exemple par le témoignage). Le contraire de la nature, dans ce cas, c’est la surnature, le surnaturel. C’est contre les conceptions surnaturelles du monde que les Lumières affirment la référence à la nature, que ce soit en sciences ou en morale ; dans les deux domaines, suivant l’exemple de Spinoza, Dieu, c’est la nature, la nature observable, par opposition au divin ; de là, le fait que Spinoza traite la Bible comme un document historique, et non comme un livre révélé. C’est sous cet angle aussi que l’on doit apprécier le matérialisme d’Helvétius [2], l’empirisme de Locke ou le sensualisme de Condillac. Ces théories de la connaissance étaient construites pour justifier une limitation de l’empire clérical sur la vie politique, amorçant ce que l’on considérera comme l’une des plus hautes conquêtes des Lumières : le sécularisme, au sens habermassien d’exclusion des raisons théologiques de l’ordre public, pour les renvoyer au domaine privé [3].
Nature et artifice
Un second sens du concept de nature oppose ce qui relève de ma responsabilité, de mon fait, et ce qui n’en relève pas. Elle oppose les productions humaines, « artificielles », qui portent la trace de sa responsabilité, de celles qui sont issues de la nature, qui désigne alors tout ce qui reste : plantes, animaux, tectonique des plaques, mais aussi passions, sexualité et ce que Husserl appelle des synthèses passives [4]. La ligne de partage est souvent difficile à établir. Une partie des institutions humaines est d’ailleurs dédiée à cet exerce souvent périlleux : les tribunaux (le tueur norvégien Anders Breivik devait-il aller à l’asile ou en prison ?), l’histoire (s’agit-il de formations naturelles ou de traces laissées par des hominidés ?) ou encore les sciences (distinguer l’observateur de l’observé). Car les êtres humains ne sont pas les seuls à modifier leur milieu : par analogie avec l’Anthropocène qui est actuellement proposé par les géologues, ne devrait-on pas parler de cyanocène, pour désigner la période pendant laquelle les algues bleues ont généré l’atmosphère actuelle, il y a plusieurs milliards d’années ? Le vivant est une force géologique. La nature, c’est l’autre, c’est ce qui n’est pas moi, définition qui est toujours relative, et possiblement sujette à révision. L’humanité est de la nature (prise en totalité), dans la nature (idem), mais distincte du reste de la nature, qu’elle transforme. Ainsi, une « histoire humaine de la nature » est-elle possible [5], dans la mesure où cette histoire peut aussi avoir lieu sans l’être humain – une histoire qui serait alors sans narrateur humain.
Nature et culture
La proposition selon laquelle la nature désigne ce qui croît de soi-même hors de ma (ou de notre) responsabilité peut s’entendre en différents sens, que l’on gagne à distinguer. Elle peut désigner ce qui semble géographiquement extérieur à un individu ou une culture donnés, et constitue les limites au-delà desquelles son influence se fait moins sentir. Ce sont par exemple les montagnes et les déserts, pour une civilisation urbaine. Dans la conception américaine de la wilderness, ce sont des zones où l’empreinte des humains doit rester limitée [6], sans que cela remette en cause l’American way of life, chez Leopold [7]. La nature, c’est tout ce qui est extérieur à la culture, et ne se trouve pas discipliné par elle. La société ou culture, ici, s’oppose à la nature comprise comme lieu du « sauvage », de l’indiscipliné, de l’irraisonné, de l’étrange et de l’étranger. Le cas des Amérindiens le montre bien, puisqu’ils ont été classés du côté de la nature, du sauvage, par une partie des colons européens.
Sauvage et domestique
Le sauvage s’oppose donc au cultivé, domestiqué, discipliné, au sens de civilisé mais aussi de maîtrisé, dominé. Ce qui est nature pour les uns peut être culture pour les autres, soit par erreur, soit par mépris. La nature admirée par les citadins dans les montagnes est alpage, et lieu cultivé pour les bergers. Ainsi, la présence des moustiques est-elle favorisée par certains Camarguais pour éloigner les touristes, qui croient que ces insectes sont « naturellement » présents sur place [8]. Les appréciations d’aménagement peuvent diverger. Ce qui est considéré comme nuisible et à combattre pour les uns peut être considéré comme un bien à chérir pour les autres. La maîtrise est toujours collective, politique, et limitée, comme viennent le rappeler à divers degrés le tremblement de terre, la maladie ou simplement la rouille qui ronge les structures en acier, sous la peinture. La nature évolue donc par l’effet de nos activités, ainsi que sous ses propres forces.
Nature et essence
La nature changeant sans cesse, l’essence de la nature n’est pas un donné ni un résultat : c’est un horizon, qui évolue avec la connaissance que nous en avons. Née à partir de rien (« Big bang »), sans explication, « sans pourquoi », comme la rose de Heidegger (« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, N’a souci d’elle-même, ne désire être vue ») [9], la nature n’a pas d’essence, mais l’essence est souvent synonyme de nature. L’essence d’une chose est ce qui la définit comme telle : ce qui fait qu’un cheval est un cheval, différent d’un âne. Cette identification est toujours fragile : l’Être ne se confond pas avec l’étant. À chaque fois que nous identifions un étant comme naturel (tel que « la famille »), la nature elle-même se dérobe : la nature s’avère culture, société. L’acte biologique de reproduction est certes une condition d’existence d’une famille, mais pas plus que le fait de respirer ou de manger ou de ne pas s’entre-tuer… Ce qui laisse une très grande diversité de possibilités. Pour autant, dire que la nature serait une « pure construction (sociale) » est abusif, dans la mesure où l’humanité n’est pas un pur esprit sans corps, sans chair, sans passion, sans finitude : ce seraient les caractéristiques que l’on reconnaît habituellement à un dieu, pas à un être humain. Si tout est construit, alors la nature n’existe plus, et l’humain est l’Homme-Dieu dont parle Luc Ferry, entièrement création de soi, semblable au baron de Münchhausen, qui se soulève lui-même en tirant ses propres cheveux [10]. À nier la nature, rien ne vient plus faire barrière aux conceptions surnaturelles ou fantaisistes.
Authentique, naturel et artificiel
Qu’une chose aille de soi et elle est considérée comme « naturelle », se donnant sans artifices. À l’opposé, ce qui est forcé, construit, inauthentique, voire manipulé, peut être qualifié d’artificiel. La nature est alors du côté de l’authentique. Elle est l’autre de la culture, ce qui lui échappe. Contre les assignations diverses issues de la tradition culturelle (« une famille, c’est un homme et une femme, un père et une mère »), la nature est une ressource : c’est le sauvage, le créatif, le nouveau ; c’est ce qui n’a pas de normes, ou plutôt ce qui change les normes, ou accepte de nombreuses normes possibles. Une famille, ce peut être plusieurs pères et plusieurs mères, comme l’explique Jared Diamond [11]. C’est l’une des lectures possibles de Heidegger, que l’on retrouve chez certains courants écologistes : aller se mettre à l’écoute de la nature, pour y chercher l’authenticité. Le sauvage, c’est ce qui échappe au domestique et à la domesticité, comme le suggèrent aussi Abensour et Thoreau [12]. Ou encore Kant affirmant que le génie est « la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art » [13], en raison de sa part d’inexplicable et de spontané, dans l’émergence de la nouveauté.
Nature et naturalisation
Les sciences sociales estiment devoir adopter une position anti-essentialiste [14]. À un premier niveau, la remarque est juste, si l’on admet que le rôle des sciences sociales est de montrer que le réel est « construit », qu’il n’est pas « donné ». Le don oblige, il peut asservir, de par l’autorité qu’il confère au donateur [15]. Des penseurs conservateurs tels que Lemercier de la Rivière [16] font dériver de la nature un ordre social présenté comme indiscutable. En ce sens, le conservatisme « naturalise ». Mais la nature n’est pas le seul ancrage des conservateurs. En fait, tout est bon, chez les auteurs conservateurs, pour favoriser le préjugé – y compris la culture. Chez Bonald par exemple, c’est l’histoire qui est un donné fixe, et non la nature [17]. Dans ce cas-là, la nature est une ressource contre la culture. C’est d’ailleurs ainsi que les thèses de Darwin ont été reçues. La nature en tant que lieu du sauvage a également été un point d’appui majeur. C’est en ce sens que Serge Moscovici oppose par exemple les hommes domestiques aux hommes sauvages [18]. Enfin, les sciences sociales, sous prétexte de dénaturaliser, peuvent artificialiser, trahir, manipuler. Elles peuvent basculer dans l’inauthentique. Au lieu de déconstruire les représentations imposées, assignées, elles peuvent s’en prendre à ce qui paraît pourtant authentique et essentiel pour les individus concernés. Elles se mettent alors à penser à leur place. C’est le cas de la littérature coloniale par exemple, qui voulut dévoiler la vérité des colonisés. Ou quand les diplômés se positionnent en avant-garde.
II. À quelle « séparation de la nature » devrait-on mettre fin ?
Ces clarifications étant faites, comment peut-on comprendre l’enjeu de la « séparation » entre nature et société ?
À un premier niveau, la réintégration de la société dans la nature comme ordre empiriquement observable, expulsant le surnaturel, et le sortant de l’ordre politique et public. La société est de la nature, dans la nature : telle est la maxime spinoziste du sécularisme. Libre à chacun de penser le contraire dans des lieux privés dédiés à cet effet, qui ne doivent pas avoir plus de poids que les clubs de foot. La modernité occidentale n’est évidemment pas la seule à avoir affronté l’enjeu, et les études décoloniales ont montré que le sécularisme a été identifié depuis longtemps par les sociétés humaines comme une ressource émancipatrice. Le récit classique de Marcel Gauchet du christianisme comme religion de la sortie de la religion n’a pas grande crédibilité en dehors d’un public ethnocentrique [19]. Gauchet fait aussi l’erreur de présenter ce sécularisme comme un résultat, alors que c’est un acquis fragile, face à des menaces qui continuent d’exister. Les thèses surnaturelles, que l’on ne confondra pas avec les fake news et le complotisme, sont encore là. L’exigence de preuve empirique, et donc d’absence de séparation entre nature et société, doit être défendue. Une séparation de la nature entendue comme sortie du sécularisme serait catastrophique, sur le plan de l’émancipation, au sens où elle nous reconduirait dans l’ordre religieux.
Au second niveau, celui de la distinction entre nature et culture, nature et société, au sens de l’attribution de responsabilités dans la production d’événements dans le monde, le fait majeur qui nous occupe est évidemment ce qu’on appelle depuis peu l’Anthropocène, et qui a porté divers noms auparavant – Hans Jonas pointait déjà en 1979 l’enjeu de l’échelle sans précédent de l’agir humain, et des responsabilités qui allaient avec [20]. Depuis que cette critique existe, elle prend en contrepoint les sociétés dites « primitives », dans la mesure où elles paraissent être le contraire de cette action à grande échelle, vu le caractère apparemment rudimentaire de leurs outils et de leurs organisations. Le détour est récurrent, y compris du côté écologiste, comme en témoignent les nombreuses références aux Indiens d’Amérique, dans la littérature militante, ainsi la déclaration du Chef Seattle [21]. Mais que nous apprend-t-il, et en quoi est-il un levier décisif, face à la société industrielle et à ses outils énormes ? Ce que nous nommons « environnement » est né en même temps que les problèmes qui portent le même nom [22]. Le concept désigne un métabolisme très particulier, celui de nos sociétés, dans ce qu’il a de problématique. En un sens, ce métabolisme n’a jamais été coupé de la nature, au contraire il n’en a jamais autant consommé. L’ordre apparent des usages stabilisés (téléphoner, se rendre au travail, écrire un article, etc.) et « modes de vie » masque une gestion des flux globalisée, qui s’ancre le plus souvent au départ dans une mine au sein d’un pays en développement. La consommation globale de matière a doublé depuis les années 1970. Le maintien de la trajectoire actuelle conduit à tripler ce flux d’ici 2060, ce qui consommera évidemment plus d’énergie, en dépit des efforts d’efficacité énergétique. Nous sommes étroitement reliés aux mines, mais de plus en plus dissociés de l’objet d’étude de l’écologie : les écosystèmes. La biodiversité s’effondre, le climat change, etc., et, face à cela, les partisans de la technologie à base minérale affirment que la solution réside dans le projet de creuser davantage, à la manière des Shadoks. La représentation cartésienne de la nature est en adéquation avec la pratique dominante de la nature à l’ère de la modernité, qui est la transformation de la nature matérielle inanimée : métaux, énergies fossiles, granulats et autres machines. C’est cette nature comme domaine d’objets régis par des lois autonomes qu’observe Philippe Descola [23]. Cette conception de la nature est naturalisée, présentée comme unique et seule vraie. La réorganisation minérale de la nature est même présentée comme un phénomène naturel, se déroulant ou se « développant » dans le temps. Ainsi, le futurologue états-unien Ray Kurzweil explique que l’être humain est appelé à être dépassé [24].
Ce qui fait problème est donc la dissociation d’avec les écosystèmes. S’il s’agit de mettre fin à une séparation, c’est sans doute celle-là dont il s’agit. Reste à voir de quelle manière et à quel degré, dans la mesure où ne s’appuyer que sur les écosystèmes impliquerait peut-être de sortir entièrement de l’âge industriel, pour « revenir » à l’âge de pierre. L’écologisme radical, dit « deep green », prend l’idée au pied de la lettre. On trouve des communautés écologistes aux États-Unis qui ont choisi de vivre dans des conditions proches de l’âge de fer, notamment en Caroline du Nord. Le mouvement hippie a été plus ambigu, à la fois écolo et versé dans la technologie [25]. La position d’André Gorz était à l’opposé. Le débat ne fait que commencer. Il est pris dans les temporalités de la nature, avec lesquelles il doit composer. Quand bien même l’on construirait des théories « prouvant » l’inépuisabilité du pétrole, celui-ci s’épuise pourtant. Les sciences sociales, entraînées par formation à ne saisir que la dimension construite, peinent à se saisir de ces enjeux qui leur échappent. Car, cherchant à déconstruire toute forme de représentation, elles finissent par perdre le réel, c’est-à-dire ici la nature entendue comme ce qui résiste à l’arbitraire institutionnel et culturel.
Le rapport à la nature est ternaire, avons-nous dit dans ce texte : c’est toujours un rapport social, dans la mesure où le rapport d’un individu est médié par sa culture. Ce rapport est social en ce qu’il est porteur de normes collectives (ou mode de vie), jamais seulement de normes individuelles (ou style de vie [26]). Les propositions écologistes relèvent donc toujours des « trois écologies » évoquées par Guattari [27] : mentale, sociale et écologique. Qu’il s’agisse d’un supposé « petit geste » tel que prendre son vélo, ou d’un Accord de Paris, ou d’une Marche pour le climat, ce qui est engagé à chaque fois par contiguïté est un autre monde possible. Le vélo ne se justifie que par les futurs 9 milliards d’habitants humains de la Terre et le changement climatique : c’est un acte de solidarité internationale, certes différent de celui qui consistait à aller « là-bas » apporter le Progrès. C’est un acte cosmopolitique de solidarité globale qui s’oppose aux régimes conservateurs qui n’ont pas de raison de s’appuyer sur un rapport cosmopolitique de respect des écosystèmes – climats, faune et flore, etc. Le conservatisme, ou libéral-conservatisme, en les personnes de Trump ou de Bolsonaro, ne montrent guère plus de souci de la nature, au sens d’équilibres cosmopolites dans la biosphère, pas plus que les partis correspondants en France. Ce qui compte pour eux, c’est la puissance de leur unité politique, de leur société, qu’ils cherchent à affirmer contre tous les autres. La nature des écologistes, c’est un certain ordre humain de la nature ; une utopie concrète, biocentrique, dans laquelle chaque être vivant a une place. Sa venue marquerait la fin d’une certaine séparation avec la nature – c’est-à-dire avec soi. C’est en effet ainsi qu’Ernst Bloch pense l’utopie : comme un retour à soi, à l’authentique [28]. Comme les fils de la Terre à la Terre-Mère. Ce rapport à la nature est spécifique à la modernité, voire aux pays développés : il se pose différemment pour d’autres sociétés (telles que les sociétés en développement ou les peuples dits « primitifs ») ou à d’autres époques.
De là, précisons le diagnostic : pourquoi ce rapport-là à la nature, pourquoi ici, pourquoi maintenant ? À quel autre rapport à la nature s’oppose-t-il ? Ce qui se passe depuis Thatcher
est moins le triomphe d’une idéologie particulière à ce moment historique précis (« le néolibéralisme ») que la continuité pluriséculaire de la société de croissance par d’autres moyens. En effet, dans les années 1970, les entreprises ne sont que nationales ; si elles veulent grandir, si elles veulent accumuler plus de capital, et donc permettre à des innovations plus capitalistiques de voir le jour, telles qu’Internet ou la voiture autonome, elles doivent grandir, fusionner avec d’autres entreprises similaires dans d’autres pays, augmenter la quantité de produits et donc de pratiques standardisés afin d’élargir leur parc de produits comme d’utilisateurs. Rien ne symbolise mieux ce mouvement peut-être que le smartphone : inconnu en 2006, incompris en 2007, il est quotidiennement dans 5 milliards de mains en 2020, y compris celles des plus précaires, tels les réfugiés traversant la Méditerranée. Sa venue n’a été possible que par une transformation profonde des chaînes de valeur qui, vue de France, a pu être qualifiée de « délocalisation ». La mondialisation économique est la projection dans l’espace mondial de l’ordre économique ricardien : l’extension massive de l’échange au-delà des frontières, dans un mouvement homothétique à la structuration des nations, au XIXe siècle, par abolition des douanes internes aux territoires concernés, qui n’étaient pas encore réellement « nationaux » ; à cette différence près que la première révolution avait nécessité de construire les institutions de l’intérêt (banques, homo economicus etc.), alors qu’elles sont aujourd’hui largement en place, au moins dans les pays développés.
Jacques Bidet a montré que Marx a anticipé ce devenir-monde du capital, gros d’un État mondial [29], pour autant que l’échange a besoin de régulation – les fonctionnaires et « juges intègres » (Max Weber). La planète étant nettement plus vaste que les nations, la venue de cet État mondial prendrait du temps, si elle était écologiquement possible, en raison des difficultés concrètes de mise en œuvre d’institutions communes. La mondialisation n’a pas affaibli l’État : elle l’a renforcé, mais à l’échelle nationale – plus de législation, plus de moyens, plus de productivité des services, et non moins ; soit plus de puissance, pour autant que le PIB en soit la mesure [30]. En France, la mondialisation a pris la forme d’une tertiarisation, c’est-à-dire d’un « laisser filer » les usines dans d’autres pays, pour conserver les fonctions de conceptions et de création, qui sont les plus rémunératrices. Apple ne conserve aux États-Unis que ces fonctions. Dans la construction des chaînes de valeur globales, les positionnements des États, des individus et des entreprises ont été divers, plus ou moins contraints, avec plus ou moins de succès. Le tapis rouge a été déroulé pour certains acteurs, tels les grandes entreprises ou les « champions nationaux », avec force subventions et aménagements législatifs favorables, tandis que d’autres ont été laissés à leur propre sort, voire poussés à la faillite, au dépôt de bilan ou à Pôle Emploi. L’échange s’est étendu, mais de manière aussi inégale qu’au temps de Marx. Science et technique sont issus de cette quête de croissance ; elles ne sont pas des outils neutres qui auraient été détournés à cet effet. Pascal Lamy souligne à juste titre qu’Internet et le conteneur sont probablement les deux innovations clés de la mondialisation [31].
La célèbre courbe de Milanovic, dite « de l’éléphant » [32], si elle montre un enrichissement invraisemblable des plus riches, montre aussi qu’aucune catégorie de revenu n’a connu de récession nette, sur la période 1988-2008, à l’exception peut-être du 1 % le plus pauvre (mondial). Du point de vue de ses partisans, la mondialisation a donc permis d’obtenir des résultats qu’il aurait été impossible d’atteindre avec des économies simplement nationales, ni par la coopération des États – dont on voit les blocages. Elle a permis de maintenir le récit croissanciste, et permis à la majeure partie des États développés de ne pas perdre leur place dans le concert des nations, mesuré par leurs propres critères – à l’exception des pays socialistes. Bien sûr, ces stratégies ont eu des effets secondaires néfastes, telle l’apparition de super-riches, constituant une menace pour ces mêmes États. Mais ce petit jeu est ancien, entre États qui ne peuvent se projeter, et capitalisme au loin [33].
La fin de la séparation entre nature et société suppose de sortir de la « religion de la croissance », et pas simplement au marché. Le marché est aussi ancien que l’humanité, et, disons-le, n’est pas en cause en tant que tel dans ce qui nous arrive. Ce qui pose problème, c’est l’investissement croissanciste ou ricardien qui procède tant de l’État que de la recherche privée de profit. Une série d’outils contraignants ont été mis en place, vers plus de productivité : le crédit (qui permet de vivre au-dessus de ses moyens, acquérir maintenant ce qui aurait dû être le fruit de l’accumulation ; la finance est essentiellement crédit, y compris au sens premier de ce qui est jugé crédible), les valeurs (vitesse, productivité, modèle de réussite aligné sur celui de la « course en ligne », à l’image du 100 mètres etc.), les macrosystèmes techniques et infrastructures motorisées (automobile, Internet, etc.), des sciences et techniques exclusivement sélectionnées en fonction du progrès qu’elles permettent dans cette direction. La croissance peut être dite « religion » dans la mesure où elle fait lien, elle relie, de manière matérielle, au sens étroit du terme : par les flux de matière dont les individus sont tous partie prenante – qu’un seul défaille, et la chaîne entière sera affectée, à moins de trouver des circulations alternatives.
Sortir de la religion de la croissance, c’est entrer dans la religion de la décroissance, qui remet donc en cause tous les éléments évoqués jusqu’ici : le crédit, les valeurs de productivité dans l’ordre de l’échange, de puissance nationale, les infrastructures motorisées, l’orientation dominante des sciences et techniques. Une telle remise en cause est si massive qu’on se demande si elle a la moindre chance de se produire. Mais les destructions de la nature qui s’ensuivent nous rappellent notre nature, notre essence : nous sommes « terrestres », comme le suggère maintenant Bruno Latour ; il est temps « d’atterrir », de penser notre action dans le cadre réel de la Terre [34]. Le propos nous ramène dans le fond à Hans Jonas. Mais plusieurs réconciliations sont possibles. La réconciliation égalitaire combat le séparatisme des dominants qui ne veulent sauver que leur propre destin, par exemple dans de luxueux bunkers aménagés. Les régimes conservateurs, tels Trump ou Bolsonaro, vont essayer de monter les populations les unes contre les autres, à leur propre gloire. Les solutions proposées doivent faire appel à la créativité populaire, plutôt qu’à la seule planification, qui tend à confondre égalité et uniformité. Ces pistes existent déjà largement, mais à l’état minoritaire : chauffage au bois, recherche de maisons de petite taille, bien isolées, proches des centresvilles, évitant le recours à la voiture ; soutenir des valeurs alternatives, non fondées sur un salaire plus élevé, sur plus de possessions matérielles, mais sur un vivre ensemble cherchant à donner une place à chacun et à chacune ; sciences et techniques ordonnées à la recherche et à l’atteinte de ces buts ; marché « encastré » et État maîtrisé. Moins donner pour que d’autres puissent également donner ; développer une pratique non seulement de l’interdépendance, mais également de la contiguïté. Un monde qui se consacre à l’interdépendance de tous au travers du métabolisme que chacun met en œuvre dans son rapport à la planète. Ceci implique de remettre la terre et la Terre productive, écologique et écosystémique au centre de nos soucis. Et donc en finir avec une certaine séparation entre la nature et la société. Avec un prix à payer : creuser ce qui nous lie à la nature souterraine.
Fabrice Flipo est chercheur à l’Institut Mines-Telecom BS (9 rue Charles Fourier 91011 Evry)
Labo : Laboratoire de Changement Social et Politique (EA7335 – Université de Paris)