1. Montée en puissance de la personnalisation de la nature
Je commencerai par évoquer quelques-unes des consécrations les plus significatives de la personnalisation de la nature [1]. Au plan international, aucun instrument contraignant ne la reconnaît ; on peut cependant citer, au plan symbolique, deux instruments déjà anciens : la Charte mondiale de la nature qui proclame sa valeur intrinsèque (proclamée le 28 octobre 1982 par l’Assemblée générale des Nations unies), et la Déclaration universelle des droits des animaux (proclamée le 15 octobre 1978 à l’Unesco).
Au plan régional, on peut retenir une intéressante jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans une série d’affaires, s’échelonnant de 2001 à 2010, opposant des communautés indiennes du Nicaragua, de Suriname et du Paraguay à des entreprises qui, avec la complicité des États, les dépossédaient de leurs terres par toutes sortes d’activités extractives [2]. La Cour se fait, dans ces affaires, largement l’écho de la vision du monde, animiste et holiste, de ces communautés ; à leurs yeux, ces terres sont des « communs » inaliénables, objets d’un respect inconditionnel, et parties intégrantes de leur identité propre. En leur donnant raison, la Cour consacre la valeur juridique de leurs coutumes et traditions, et ainsi fait droit, indirectement, à une conception personnaliste de la nature (ainsi, la conception selon laquelle les comportements humains doivent ménager collines et montagnes, qui ont le pouvoir de contrôler les animaux) [3]. On notera cependant, avec Doris Farget, que cette consécration d’une logique alternative restait encore limitée aux seules affaires portées en justice par les communautés indiennes elles-mêmes, et que la reconnaissance de la capacité d’action de la nature est indirecte, passant par la consécration des représentations culturelles des autochtones qui habitent ces terroirs [4]. Il y va, dans cet encadrement des activités extractives, d’une sorte d’exception culturelle, limitée aux territoires concernés, et qui n’entend pas remettre en question le paradigme global qui traite la nature en objet de droit et en source de profit.
Un pas de plus est franchi, au plan national, avec l’inscription, en 2008, dans la constitution de l’Équateur, pour la première fois, de la personnalité juridique de la nature (article 10), et l’attribution à la Pacha Mama de divers droits : existence, maintien, et régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs, droit à la restauration en cas de préjudice ; en outre, toute personne, communauté, peuple ou nation, est investie du droit d’en appeler aux pouvoirs publics afin de faire respecter ces droits de la nature (articles 71 à 74). Le préambule de cette constitution précise l’esprit de ces dispositions : « la Pacha Mama, dont nous sommes parties, est vitale pour notre existence », et encore : « le peuple a décidé de construire une nouvelle forme de vie citoyenne, en diversité et en harmonie avec la nature pour atteindre le bien vivre, le sumak kaxsay » [5].
La Bolivie emboîte le pas à l’Équateur, en 2010, en adoptant la Loi sur les droits de la Terre-Mère ; cette loi garantit les droits à la vie, à la biodiversité, à l’eau, à l’air pur, à l’équilibre, à la restauration et à la non-pollution. Elle demande à l’État et aux citoyens de respecter les droits de la nature et fournit un ombudsman à cette dernière en vue de protéger ses intérêts [6]. La même année 2010, la Bolivie accueille la Conférence mondiale des peuples sur les changements climatiques et les droits de la Terre-Mère. Une Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère est proclamée qui réaffirme la communauté de destin de tous les êtres reliés qui la composent. Reconnaître les seuls droits des humains dans cet ensemble conduit nécessairement à des déséquilibres néfastes à tous ; dans cet ensemble, « les êtres organiques et inorganiques ont des droits qui sont spécifiques à leur espèce ou à leur type et appropriés à leur rôle et fonction ». Dans la foulée, a été fondée la Global Alliance for the Rights of Nature (GARN), en vue de promouvoir le mouvement des droits de la nature au plan national et international.
Le mouvement gagne les États-Unis également. De longue date, la technique du public trust, intégrée dans la Constitution des États fédérés, confère une protection renforcée à certains milieux naturels, garantit un accès raisonnable au public et désigne un mandataire, le trustee, en vue de protéger, en justice notamment, ce statut spécifique [7]. Depuis lors, certaines municipalités ont été plus loin, adoptant des ordonnances qui reconnaissent des droits inaliénables à la nature et investissent les résidents du droit de les défendre en justice. Les petites villes de Tamaqua (Pennsylvanie) et de Barnstead (New Hampshire) ont impulsé le mouvement en 2006, aujourd’hui suivies par non moins de 180 municipalités, dont l’importante ville de Pittsburgh en 2010 [8]. L’ordonnance adoptée par la ville de Pittsburgh prenait soin d’interdire la pratique, très polluante, du fracking. Poussé par les lobbys pétroliers et gaziers, l’État de Pennsylvanie tenta de s’opposer à cette interdiction en autorisant les industries à pratiquer leurs activités partout sur le territoire, sans considération pour les ordonnances locales. Mais, à son tour, cette loi fut déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême de Pennsylvanie, qui restaura de la sorte la garantie du droit à la « préservation des valeurs naturelles de l’environnement » [9].
On citera enfin une récente législation néo-calédonienne qui dispose « le principe unitaire de vie qui signifie que l’homme appartient à l’environnement naturel qui l’entoure constitue le principe fondateur de la société kanak. Afin de tenir compte de cette conception de la vie et de l’organisation sociale kanak, certains éléments de la nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres, sous réserve des dispositions législatives et réglementaires en vigueur » [10].
Il arrive aussi que ce soient des éléments naturels, certains de très grande importance, qui bénéficient de la personnification juridique. L’année 2017 connut deux événements majeurs à cet égard. D’une part, l’attribution de la personnalité juridique au Gange et à son affluent la Yamuna par la Cour suprême de l’État de l’Uttarakhand, en Inde, le 20 mars 2017 [11], d’autre part la personnification juridique du troisième fleuve de Nouvelle-Zélande, le Whanganui, en vertu d’une loi adoptée par le Parlement néo-zélandais, le 20 mars 2017 également [12].
L’attribution de la personnalité juridique à un fleuve de l’importance du Gange par la Cour suprême d’un État de tradition de common law est sans conteste un événement juridique [13]. À lire attentivement la décision rendue par la Cour suprême de l’Uttarakhand, on note cependant que ce ne sont pas tant des considérations écologiques tirées de la valeur intrinsèque du fleuve qui motivent cette option, mais bien plutôt les droits culturels des Indous, tandis que l’accent est mis, au plan opérationnel, sur des modalités très précises de gestion de ce bien commun. La cour précise en effet (n°11) que le Gange et la Yamuna revêtent un caractère sacré pour les Indous, qui entretiennent avec eux une relation spirituelle profonde – une relation d’adoration et de respect. Et la Cour de rappeler qu’à leurs yeux, une immersion dans ces fleuves sacrés peut effacer les péchés. Fidèle à la tradition anglaise du stare decisis (respect des précédents), la Cour s’emploie ensuite à inscrire sa décision révolutionnaire dans une longue ligne de précédents : ainsi, dès 1969, une statue religieuse a-t-elle bénéficié de la personnalité juridique (en vue de sa taxation !), dans la ligne de la personnalisation d’une église à l’époque d’Edouard Ier (1237-1307). Au fil de ces décisions, une doctrine de la personnalité juridique s’est progressivement dégagée, dont la Cour se fait largement écho ; il en ressort à la fois le caractère fonctionnel et pragmatique de cette construction (point d’imputation fictif de droits et obligations), et son aptitude à s’appliquer aux entités les plus diverses, animées ou inanimées (église, hôpital, bibliothèque, université, trust, fondation philanthropique, société de commerce…). Ces entités ainsi personnifiées agissent par le truchement de mandataires désignés, dont l’action est canalisée et contrôlée par le droit.
À plusieurs reprises, la Cour insiste sur la justification fonctionnelle de l’institution, en rapport avec les besoins et croyances de la société (needs and faith of the society ; for the purpose of society, n°16) : depuis des temps immémoriaux, le Gange et la Yamuna assurent la subsistance physique et spirituelle de la moitié de la population hindoue ; ils sont la vie, la respiration et la nourriture des communautés depuis les montagnes jusqu’à la mer [14].
Viennent ensuite des considérations plus opérationnelles : on prévoit la mise en place d’un Conseil (Ganga Management Board) de gestion de cette personnalité (dont l’assise est, du reste, très largement conçue : le fleuve, ses affluents et confluents) en vue de régler toutes les questions relatives à l’irrigation, la navigation, la fourniture en eau des agglomérations, les industries hydro-électriques, etc. (n°18).
On notera au passage que la même juridiction, la Haute Cour de Nainital, récidivera quelques jours plus tard, dans le cadre d’une Public Interest Litigation (procédure très peu formaliste ouvrant les portes du prétoire à toute personne agissant dans l’intérêt général). Assortissant cette fois leur décision d’innombrables références juridiques et éthiques aux droits de la nature, les juges reconnaissent la personnalité juridique à d’autres éléments de la nature himalayenne, des glaciers Gangotri et Yamunotri, aux forêts, arbres et ruisseaux [15].
La personnification du fleuve Whanganui par le Parlement néo-zélandais en mars 2017 est, quant à elle, le point d’aboutissement d’un très long combat remontant au Traité de Waitangi, en 1840, qui établissait la souveraineté de la Couronne britannique sur la Nouvelle-Zélande, tout en concédant certains droits aux populations autochtones Maoris [16]. Dès le début, le colon britannique se rendit coupable de violations de ses engagements (à la faveur notamment de divergences de traduction du Traité), bafouant la cosmologie des Maoris, s’accaparant ou exploitant leurs terres, en violation de la relation spirituelle de respect et de responsabilité (guardianship, kaitiakitanga) qu’ils nourrissent à son endroit. Les griefs s’accumulant, et s’affinant la conscience de la nécessité d’enfin faire droit à la cosmologie, aux traditions et aux coutumes des populations Maoris, un Tribunal de réparation fut institué en 1975 : le Waitingi Tribunal. Ce tribunal ordonna diverses réparations, tout en multipliant les recommandations au gouvernement en vue de redresser les torts du passé ; ainsi, par exemple, il recommandait de ne plus mélanger eaux vives et eaux usées, même après passage par des stations d’épuration. Dans chaque cas, il s’agissait au moins autant de restaurer une responsabilité spirituelle et morale, une autorité (mana) à l’égard de milieux vivants, que de réparer un préjudice matériel en termes de jouissance des ressources. Communautés humaines, ressources naturelles, ancêtres (tapunas), esprits (atuas) forment une même communauté de vie dès lors que tous descendent de la terre-mère, qui est comme le corps de la tribu. Un même terme désigne, du reste, la terre et le placenta (whenua) [17]. Depuis ce moment, la référence au Traité ainsi réinterprété (intégrant la cosmologie des populations autochtones) devint un principe général d’inspiration et d’interprétation de toutes les lois néo-zélandaises concernant le fleuve.
Ainsi, au fil des années, les Maoris sont associés de façon de plus en plus franche à la gestion et protection du fleuve, de même que la philosophie animiste et holiste qui les anime et inspire leurs modes de vie est prise en considération – le kaitiakitanga est ainsi intégré dans une loi de 1991 relative au Resource Management. Un pas décisif est franchi en 2010 lorsque la Couronne adopta une loi de règlement relatif au fleuve Waikato ; pour la première fois était reconnue, sinon la personnalité juridique du fleuve, du moins le fait que les autochtones le reconnaissaient et le traitaient comme un être vivant : un ancêtre (tapuna) conférant aux communautés autorité (mana) et force vitale (mauri), et aussi un ensemble complexe comprenant le lit du fleuve, ses affluents, la végétation qui le borde, les poissons, sans compter ses aspects métaphysiques. En application de ces principes, une instance de gestion paritaire est mise en place, combinant approche scientifique gouvernementale et cosmologie indigène [18].
Enfin, le chantier le plus récent, qui allait conduire au pas ultime, concerne à nouveau le fleuve Whanganui. Cette fois, le Protocole d’accord relatif aux griefs du passé (2012-2014) reconnaît directement la personnalité juridique du fleuve et baptise cette instance Te Awa Tupua, ensemble vivant, physique et spirituel s’étendant des montagnes à la mer. La propriété du lit du fleuve est transférée de la Couronne à la nouvelle entité juridique ; cette dernière est représentée par des guardians et une stratégie susceptible de garantir sa santé et son bien-être sera mise en place [19]. La loi du 20 mars 2017, extrêmement détaillée, après avoir reconnu le traitement inadéquat par la Couronne des plaintes des Iwis depuis 1840, et présenté des excuses pour cela, officialise et précise cet accord. Après avoir défini le Te Awa Tupua comme une entité singulière comprenant de nombreux éléments et communautés travaillant de concert dans le but commun de la santé et du bien-être de l’entité (§ 13d), la loi crée un organe, le Te Pou Tupua en vue d’assurer sa représentation et d’exercer ses droits. Ce dernier se compose, de façon paritaire, d’un représentant des communautés Iwis et d’un représentant nommé par la Couronne (§ 20). De très nombreuses dispositions sont ensuite consacrées à la gestion communautaire de tous les aspects liés au fleuve (activités de surface, pêche, alimentation coutumière…) [20].
À noter encore, une décision (T 622) de la Cour constitutionnelle de Colombie, de mai 2017 à propos de la pollution du fleuve Atrato par une exploitation minière. Après avoir déclaré le fleuve sujet de droit et justifié ainsi l’obligation de le doter d’un représentant légal qui, en lien avec les habitants, lui assure protection, conservation et restauration, elle somme le gouvernement d’agir en instituant un tel gardien chargé de mener les actions nécessaires contre cette mine illégale utilisant nombre de substances toxiques, du mercure notamment. Le 5 avril 2018, la même juridiction suprême, sur recours d’un groupe de jeunes de 7 à 25 ans, faisait un pas de plus en reconnaissant la personnalité juridique à l’écosystème du bassin amazonien. La Cour invite les autorités politiques à élaborer des plans de sauvegarde du bassin, et ce, avec la participation des demandeurs et des populations concernées.
Nul doute que ces derniers exemples fourniront des arguments à tous les avocats de la personnalisation de la nature, ainsi les auteurs du projet de directive européenne relative à la protection de la nature [21]. Constatant les prémices d’un mouvement de reconnaissance de la « valeur intrinsèque » de la nature et de ses éléments, susceptible de donner bientôt effet à la Charte mondiale de la nature, ses auteurs s’emploient à préciser la nature et la portée des droits qui devraient lui être reconnus. On retiendra notamment ces deux précisions : une actio popularis en vue représenter ses droits en justice (art. 5.2), et, en cas de conflit entre droits de la nature et droits des autres personnes, la nécessité de trancher dans un sens qui garantisse « l’intégrité, l’équilibre, la santé de la nature envisagée comme un tout, dans la mesure où la nature est la source de la vie » (art. 4.4).
Tirant les leçons de ces différentes consécrations législatives et jurisprudentielles, Marie-Angèle Hermitte n’hésite pas à parler de la percée d’une forme d’ « animisme juridique » qui prend tantôt la voie d’une approche indigéniste (les Maoris de Nouvelle-Zélande), tantôt une forme religieuse ou mystique (les riverains du Gange), tantôt un soubassement scientifique (par la gestion interconnectée des habitats naturels au titre des principes de « solidarité écologique » et de « continuité écologique ») [22].
2. Objections, réserves et mises en garde à l’égard de cette stratégie : des critiques toujours d’actualité ?
Dans mon ouvrage de 1989, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit [23], j’opposais le paradigme anthropocentrique qui réduit la nature à un objet, au paradigme biocentrique qui réduit l’humain à un simple maillon de la nature-sujet. La critique portait à la fois sur le dualisme cartésien sous-jacent au premier et sur le monisme à la base du second ; la perspective privilégiée se voulait résolument dialectique, disant à la fois les solidarités et les différences entre l’humain et le reste du vivant.
À propos des thèses de la deep ecology, invitant à « penser comme une montagne », la critique se concentrait sur le rigoureux monisme qui l’animait : « l’univers écosophique instaure le règne de l’identité. La confusion s’installe entre nature et culture, vie et histoire, fait et valeur, animal et homme ; au motif, exact, que chacun des deux pôles présente des rapports avec le pôle opposé, on en tire la conclusion, évidemment fausse, qu’en réalité aucune différence significative ne les sépare. (…) Ce confusionnisme génère deux erreurs opposées et pourtant solidaires : le naturalisme et l’anthropomorphisme. En vertu du premier, la nature est projetée sur la culture qu’elle finit par absorber entièrement. Comme l’écrivait B. Commoner : ‘nature knows best’, elle est non seulement principe de vie, mais aussi principe de connaissance et règle d’action. Elle est non seulement l’être par excellence, mais encore la mesure du vrai, du bien et du beau ; le principe et la mesure de toutes choses, en somme ; à l’inverse, en vertu de l’anthropomorphisme, l’homme projette sur la nature sa vision des choses, une certaine vision des choses, nécessairement datée et localisée. À la limite, ces deux erreurs sont indissociables ; quoique opposées, elles s’appellent réciproquement : ‘la nature sait mieux que nous’, entre-temps, c’est nous qui la faisons parler ».
Cette double confusion, ajoutais-je encore, génère également une série de « contradictions performatives » ; la première attitude, qui dissout l’humain dans le naturel, fait cependant appel à un surcroît de moralité et de civilité de la part de celui-ci – d’où vient alors ce surcroît d’éthique qu’on n’exige que de lui ? À l’inverse, et toujours symétriquement, l’anthropomorphisme succombe lui aussi à une « contradiction performative » : en feignant de nous effacer devant la « voix » de la nature, nous lui dictons les notes de la partition.
La critique se poursuivait ainsi sur de nombreuses pages, [24] mais ce n’est pas le lieu de les reprendre ici.
Plusieurs éléments remettent aujourd’hui la problématique à l’agenda avec une acuité particulière. Ce sont d’abord des constats de fait. Ainsi, l’accroissement de la gravité des menaces, et l’urgence de leur trouver une parade. Le nouveau concept d’« Anthropocène », annonciateur d’une probable « sixième extinction de masse », désigne notre entrée dans une ère caractérisée par le fait que les actions humaines sont devenues la contrainte écologique majeure sur la biosphère, et ainsi la cause d’une révolution géologique d’origine humaine [25]. Par bien des aspects, cette révolution met en danger ce que les juristes appellent désormais la « sûreté de la planète », prenant parfois même la forme d’un « écocide » [26]. On peut noter aussi, avec Philippe Descola, que « les immenses progrès du génie génétique et les manipulations génétiques que ceux-ci rendent désormais possibles conduisent au constat que la distinction entre le naturel et l’artificiel est devenue presque imperceptible » [27]. De son côté, Marie-Angèle Hermitte note que lorsque le mot « nature » « est accolé à ‘artificialisation’, elle n’existe plus », ce qui lui fait adopter plutôt le concept de « technonature » - par quoi elle vise les réponses des organismes et écosystèmes à l’invasion de nos artefacts omniprésents. Ainsi, par exemple, la multiplication des algues vertes en réponse aux apports anthropiques en phosphore et en azote [28].
Ce constat s’accompagne, il faut bien le reconnaître, de l’échec assez généralisé des politiques mises en place depuis des décennies et du droit de l’environnement classique qui les accompagne. Comme l’observe le projet – déjà mentionné – de directive de l’Union européenne en vue de préserver les droits de la nature, la situation des écosystèmes n’a cessé de se dégrader au cours des décennies qui ont suivi l’adoption des principales législations environnementales (considérant n°15). En dépit de ces textes, la logique productiviste et consumériste reste dominante, subvertissant la mise en œuvre de ces textes, notamment en raison du phénomène de « capture » des agences de contrôle, comme le notait déjà, dans son opinion dissidente dans l’affaire des séquoias de la Mineral King Valley, le juge Douglas, à propos du Forest Service : « les agences fédérales sont, de notoriété publique, sous le contrôle de puissants intérêts qui les manipulent au travers de comités de concertation et de relations personnelles ». Ainsi, le régulateur reste « industry minded », ne rendant qu’un hommage verbal (lip service) aux autres intérêts dont il est le gardien [29].
Très significative à cet égard est la position désormais adoptée par le philosophe Dominique Bourg. Après avoir fait le constat de « cinquante ans d’échec » du droit protecteur de l’environnement, l’auteur déclare « adopter une posture favorable à l’instauration des droits de la nature, car seule une mesure aussi radicale permettrait le décentrement dont nous avons besoin face à l’impérieuse logique économique » [30]. Deux raisons le conduisent à juger intenable le paradigme dualiste classique : l’impossibilité de nous séparer de la nature, depuis l’entrée dans l’Anthropocène, et aussi la transformation de notre conception du vivant, commencée avec la révolution darwinienne et poursuivie aujourd’hui par les travaux récents en matière d’éthologie et de vie des plantes, le tout conduisant à un phénomène de « biomimétisme élargi », la nature redevenant source d’inspiration pour la gouvernance humaine.
À ces constats de fait s’ajoutent de nouvelles considérations théoriques et éthiques conduisant à envisager à frais nouveaux la question de la personnalisation juridique de la nature. Une attitude pragmatique tout d’abord qui conduit à privilégier le résultat recherché (une protection enfin effective du milieu) sur une posture philosophique qui consisterait à se crisper sur des positions de principe (réserver la personnalité juridique aux seuls humains et institutions humaines). Après tout, la personnalité juridique n’est qu’un instrument juridique, une fiction utile pour imputer une capacité d’action (au demeurant, variable), reconnaître des droits et devoirs (modulables) et attribuer un patrimoine à une entité dont nous jugeons collectivement qu’il est souhaitable de l’instituer ainsi. Comme l’écrit Serge Gutwirth à propos du projet de personnaliser les animaux : « la personnification juridique n’est ni plus ni moins qu’un moyen de technique juridique flexible qui n’impose en aucun cas de reconnaître à tous les animaux les mêmes droits qu’aux humains » [31]. C’est un même pragmatisme qu’adoptent les auteurs d’un récent ouvrage sur la représentation en justice de la nature : « Il n’y a pas une vérité juridique, mais une réalité, la nature. La représentation peut donner lieu à diverses solutions selon les exigences ou les marges de manœuvre du droit questionné (droit international, droit national) selon la culture juridique (romano-germanique, anglo-saxonne…) et la perception de la nature (vision anthropocentrée, écocentrée ou holistique des peuples autochtones) » [32].
On notera par ailleurs, en faveur de cette conception fonctionnaliste de la personnalité juridique, que, dans un tout autre domaine, celui de la robotique et de l’intelligence artificielle, une résolution du Parlement européen du 16 février 2017 n’hésite pas à prôner « la création, à terme, d’une personnalité juridique spécifique aux robots, pour qu’au moins les robots autonomes les plus sophistiqués puissent être considérés comme des personnes électroniques responsables ».
Une seconde considération nous conduit aujourd’hui à reprendre la discussion à propos de la personnalisation de la nature : une ouverture, disons pluraliste, à des modèles anthropologiques diversifiés et à différentes conceptions du lien qui nous relie à la nature. Cette ouverture « œcuménique » doit nous faire considérer plus positivement l’expérimentation juridique, de nature pluraliste elle aussi, qui consiste à tenter d’articuler, au sein d’un même ordre juridique, des solutions apparemment hétérogènes inspirées par ces visions différenciées – tel est par exemple le cas de la Nouvelle-Zélande qui fait aujourd’hui leur place à des régimes juridiques holistes et animistes au sein de la tradition britannique classique du common law. Il y va d’expériences de diversification des solutions juridiques qui, tout à la fois, territorialisent le droit en harmonie avec les spécificités des milieux de vie locaux, et lui impriment des orientations nouvelles, mieux à même de faire justice aux coutumes et traditions de minorités indigènes jusqu’ici privées d’une maîtrise de leur environnement en phase avec leurs visions du monde et de leur propre rôle au sein de celui-ci.
Cette résolution pluraliste trouve elle-même à se conforter dans les développements actuels des savoirs, éthologiques et anthropologiques notamment. L’éthologie contemporaine ne cesse de réduire la distance spécifique séparant l’homme de l’animal, mettant en lumière les capacités cognitives de ce dernier, la richesse de sa vie émotionnelle et jusqu’à son sens de l’égalité et de la solidarité [33]. L’anthropologie contemporaine parcourt l’autre bout du chemin en explorant les domaines « au-delà de l’humain » où s’origine et s’exerce la pensée. Très révélateur de cette perspective est l’ouvrage remarqué d’Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts ? [34]
Néanmoins, même si on surmonte, dans une perspective pluraliste et pragmatique, les objections philosophiques à la personnalisation de la nature, demeurent un certain nombre de mises en garde à caractère juridique. La bienveillance de principe à l’égard des solutions présentées dans cette brève étude ne doit, en effet, pas conduire à s’aveugler sur leurs limites et à ignorer les nouvelles questions qu’elles feront inévitablement surgir.
On observera d’abord que, le droit étant par nature conflictuel, le simple fait de personnaliser la nature et de lui accorder des droits n’a pas automatiquement pour effet de lui donner raison à l’encontre d’autres droits revendiqués par d’autres titulaires. Ainsi en va-t-il par exemple des droits de la terre inscrits dans la constitution équatorienne, qui cohabitent avec des droits plus classiques comme les droits de propriété ou de libre entreprise – à telle enseigne que certains s’interrogent sur leur portée réelle [35]. Parfois même, le conflit d’intérêt peut surgir entre les droits culturels revendiqués par les autochtones et la protection de la nature pour elle-même [36].
On fait valoir aussi que la protection pourrait ne concerner que certaines zones limitées ou ressources ponctuelles, engendrant une protection à deux vitesses, finalement peu satisfaisante. D’aucuns évoquent également la possibilité de s’en tenir à des coutumes figées, « immémoriales », qui pourraient s’avérer contreproductives, même dans une optique de meilleure protection des ressources naturelles [37].
Le souci de pragmatisme doit également conduire à s’interroger, avec le recul de quelques années, sur l’effectivité des mesures mises en place suite à ces avancées. De ce point de vue, l’expérience équatorienne, remontant à 2008 et la plus radicale, reste encore loin d’être satisfaisante : très peu de recours semblent avoir été intentés sur la base des droits reconnus à la nature, et dans les rares cas où est intervenue une décision favorable, celle-ci est restée inexécutée parce qu’on ne savait comment réparer le dommage [38]. Edgar Fernandez Fernandez, qui fait ce constat, n’hésite pas à conclure : « cette personnification et cette reconnaissance ne sont pas des conditions indispensables pour la sauvegarde de la nature, car cet objectif peut aussi bien être atteint en reconnaissant un intérêt à agir aussi large que possible à toute personne, individuellement ou en collectivité, pour accéder au juge dans un but de protection de l’environnement » – et l’auteur de citer, par comparaison, le cas de la Cour constitutionnelle du Costa Rica qui reconnaît très largement le droit d’action (reconnaissance d’un intérêt diffus, à la limite de l’action populaire) en vue de défendre un droit à l’environnement sain [39].
Ces premières réserves et objections n’ont pas pour but de disqualifier les techniques présentées dans cette étude ; elles invitent cependant à pousser plus loin l’analyse et à tenter de préciser l’objectif. Pablo Solón Romero, remarquable personnalité politique bolivienne et un des protagonistes principaux du mouvement étudié, retient notre attention à cet égard en précisant que, à proprement parler, les communautés indigènes amérindiennes ne s’expriment pas en termes de « droits » au sens occidental du terme – le concept même de droits venant de l’extérieur du contexte indigène [40]. L’important à leurs yeux est plutôt l’équilibre à respecter entre tous les êtres, vivants et non-vivants communiant dans le Terre-Mère.
L’indication est précieuse ; elle doit nous inciter à la défiance à l’égard d’un double danger qui, sous couleur de nous affranchir de la conception occidentale-libérale dominante, pourrait bien nous y reconduire insidieusement : le primat accordé à la catégorie des droits (au détriment de celle des devoirs et responsabilités), et la tendance à développer une pensée moniste à vocation dominatrice (le primat de la nature après le primat des humains).
Une analyse rigoureuse des reconnaissances indiennes et néo-zélandaises de la personnalité juridique attribuée à deux grands fleuves conduit d’ailleurs à nuancer et enrichir l’interprétation qu’on peut en faire. A propos du Gange et de la Yamuna, j’ai souligné le fait que la Cour se basait plutôt sur la vision cosmologique des Indiens qui leur réservait un véritable culte. Dans le même temps était mise en place une administration de ces cours d’eau susceptible de leur assurer « santé et bien-être », seule permettant de garantir la survie des générations présentes et futures.
Dans le cas du Whanganui, sa valeur intrinsèque était sans doute nettement affirmée, mais, ici encore, l’essentiel du « récit » développé trouvait son origine dans la culture, les croyances, les modes de vie, les responsabilités assumées par les peuples autochtones concernés. Le titre donné par Catherine J. Iorns Magallanes à son étude très informée est révélateur à cet égard : « les droits culturels des Maoris : protéger la cosmologie qui protège l’environnement » [41]. Plus que les droits individuels classiques ou que des droits attribués à la seule nature, ce sont ces droits culturels collectifs qui pourraient s’avérer les plus efficaces, et les plus alternatifs au paradigme dominant, conclut l’auteur [42].
D’autant que, et ce point me paraît réellement décisif, cette avancée juridique repose sur ce qu’il faut bien appeler des pratiques politiques, collectives, anciennes et déterminées, des communautés Maoris. Là réside, selon moi, la clé du succès, plus que sur la qualification juridique de la ressource concernée : dans des pratiques collectives susceptibles d’assurer à celles-ci une prise en charge continue, cohérente et résolue. Bien dans la ligne des travaux actuels relatifs aux « communs », ces pratiques révèlent que l’essentiel tient ici moins à l’appartenance partagée qu’au développement de modes communautaires de gestion de la ressource : un « faire » collectif, et pas seulement un « avoir », individuel ou partagé [43]. Un engagement collectif en faveur de ce milieu (hommes-nature) qui dément la fable libérale classique, toujours rappelée par les tenants du libéralisme s’opposant à toute forme de partage et de gestion commune : la prétendue « tragédie des communs » de Garrett Hardin, selon laquelle toute ressource exploitée en commun serait nécessairement promise à la surexploitation et finalement à sa destruction [44].
On peut même aller plus loin et parler d’un « être collectif », en lieu et place d’un avoir, individuel ou partagé ; cet « être » collectif invite par ailleurs au dépassement d’une conception trop individualiste du « sujet » (la nature-sujet) au profit d’une logique communautaire (la communauté, le commun). C’est la relation commune qui prime, à la fois sur l’avoir et sur l’être.
Ainsi, note Philippe Descola, « lorsque les représentants de la communauté de Sarayaku sont venus à Paris lors de la Cop 21 pour demander la reconnaissance des terres qu’ils habitent en Amazonie équatorienne, ils ne l’ont pas fait en invoquant la protection de la biodiversité, la préservation du milieu contre les compagnies pétrolières, ou même l’autochtonie ; non, ils ont allégué qu’il fallait préserver des relations plutôt qu’un espace, en l’occurrence la ‘relation matérielle et spirituelle que les peuples indigènes tissent avec les autres êtres qui habitent la forêt vivante’. Cette dernière étant vue comme ‘entièrement composée d’êtres vivants et de relations de communication que ces êtres entretiennent’ ; de sorte que tous ces êtres, depuis la plante la plus infime jusqu’aux esprits protecteurs de la forêt, sont des personnes qui vivent en communauté et développent leur existence de manière analogue à celle des êtres humains » [45].
Dans le monde globalisé qui devient le nôtre, de telles expériences sont-elles transposables ? – c’est la question que pose Ferhat Taylan [46]. La dimension sacrée des êtres naturels ou la cosmologie qui permet de les considérer comme des entités vivantes et indivisibles, ne sont-elles pas trop éloignées de l’approche rationnelle et économique des communs environnementaux ? À l’inverse, comment dépasser, à propos des communs, l’optique gestionnaire qui se limiterait, comme certaines analyses d’Elinor Ostrom y invitent, à juxtaposer une communauté et des ressources naturelles ? Entre ces deux écueils (absolutiser la lecture gestionnaire, ou, au contraire, l’approche sacrée et spiritualiste), l’auteur, à juste titre, dégage deux terrains de résonance possibles, facilitant les échanges d’expériences et les traductions de concepts. Tout d’abord la voie pragmatique des pratiques politiques : un lien entre l’approche rationnelle d’Ostrom et l’approche spiritualiste des Maoris, c’est précisément le fait que, dans les deux cas, ce qui caractérise ces expériences, c’est une pratique collective, des usages concertés, des traditions de relations partagées et discutées. Par ailleurs, le second pont traductif repose, paradoxalement, sur l’approche scientifique la plus récente qui transpose la vision sacrée de la rivière (considérée comme une personne plutôt que comme une collection de ressources dissociées) dans le langage contemporain de l’écologie scientifique intégrée, raisonnant en termes de bassin fluvial, de biotope, et d’interaction avec tous ses usagers [47]. Ainsi pourraient se rejoindre l’approche animiste en termes de personnalité et l’approche rationnelle en termes de « communs ».
Ceci me conduit à ma troisième proposition.
3. Des stratégies alternatives dans le cadre du « contrat social planétaire »
Accorder la personnalité juridique à la nature et lui reconnaître des droits n’est pas la seule manière, pour le droit, d’entamer la transition écologique et d’adopter un comportement plus respectueux à l’égard du milieu – on vient de le voir à propos de la possible convergence entre politique des « communs » et personnification du vivant. Bien d’autres pistes sont aujourd’hui explorées, dans le cadre de ce que j’appelle le « contrat social planétaire » et sur fond d’urgence écologique, qui entraîne radicalisation et diversification des stratégies proposées [48] . Le changement passe à la fois par la mise au point et la promotion de nouveaux concepts et institutions, et par l’expérimentation de nouvelles pratiques et procédures.
Au plan des concepts et institutions, nouveaux ou approfondis, mobilisés dans le cadre de la transition écologique, on citera d’abord les devoirs et responsabilités. La promotion du milieu et le souci des générations à venir se traduisent en effet aujourd’hui par une spectaculaire montée en puissance des devoirs qui, hier encore, n’avaient quasi pas de place dans les constitutions. Philosophiquement, cette évolution traduit une nouvelle prise de conscience de l’inéluctable nécessité de l’autolimitation, dont le projet moderne nous avait fait perdre l’idée, rendant mêmes suspectes toutes les formes d’entrave à l’extension du moi et au déploiement de ses désirs.
On peut citer en exemple la Charte (française) de l’environnement qui, sur ses dix articles, proclame, à l’égard de « toute personne », quatre devoirs (art. 2, 3, 4, 7 et 8) pour un seul droit (art. 1), tandis qu’elle énonce deux devoirs s’adressant aux « autorités publiques » (art. 5 et 6), et formule encore à l’égard de destinataires indéterminés, un quadruple devoir d’éducation, de formation, de recherche et d’innovation (art. 8 et 9). Le projet de Pacte mondial pour l’environnement, discuté aujourd’hui dans les enceintes onusiennes au titre de « livre blanc », s’inscrit résolument dans la même logique.
Dans la même veine s’inscrit à la fois le développement du thème de la « responsabilité sociale des entreprises » et le « constitutionnalisme sociétal » cher à Gunther Teubner [49]. La responsabilité des États (duty of care) est également beaucoup plus systématiquement invoquée aujourd’hui, notamment dans le cas du contentieux climatique (cf. l’affaire Urgenda aux Pays-Bas).
On ne s’étonnera donc pas, au regard de cette accentuation de la logique des devoirs, de constater une attention très soutenue et très détaillée aux multiples formes de la responsabilité dans les textes les plus récents [50]. Ainsi, non moins de six articles du projet de Pacte mondial pour l’environnement lui sont consacrés : prévention (art. 5), précaution (art. 6), réparation des dommages (art. 7), principe pollueur-payeur (art. 8), résilience (art. 16) et principe de « responsabilité commune mais différenciée » (art 20 et Préambule). On notera aussi l’inscription du « préjudice écologique » dans le Code civil français (art. 1246) révisé suite à la décision audacieuse de la Cour de cassation française dans l’affaire Erika [51] .
Participe de la même évolution, la mobilisation de l’arme pénale, avec les projets d’incrimination du crime d’« écocide » (« le crime premier, celui qui ruine les conditions mêmes d’habitabilité de la terre ») [52], et de mise en place de tribunaux internationaux de l’environnement ou d’attribution d’une compétence élargie à la Cour pénale internationale, en rapport avec le concept nouveau de « sûreté de la planète » [53].
En parallèle de cette accentuation des devoirs et responsabilités, on notera une extension concomitante de la reconnaissance des droits ayant une incidence sur le milieu, notamment à l’initiative de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
L’imagination, à cet égard, ne se borne pas aux animaux et aux éléments du milieu naturel. Elle vise aussi l’Humanité intertemporelle et les générations futures [54]. Un droit des générations futures s’annonce, lui-même lié à une nouvelle « équité intergénérationnelle » (art. 4 du projet de projet de Pacte mondial : « l’équité intergénérationnelle doit guider les décisions susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement »). Le Projet de Déclaration des droits de l’humanité, rédigé en 2015 par un groupe de scientifiques réunis autour de Corinne Lepage, s’inscrit entièrement dans cette perspective, dès lors que le titulaire des droits et des devoirs consacrés par ce texte est l’Humanité entendue dans sa dimension intertemporelle. Trois principes illustrent cette perspective ; le principe d’équité et de solidarité intra et intergénérationnelle (art. 1), le principe de continuité de l’existence de l’humanité (art. 3), et le principe de non-discrimination à raison de l’appartenance à une génération (art. 4).
Mais, au chapitre de l’accentuation des droits en rapport avec le milieu, mention spéciale doit être faite au Projet de Pacte international relatif aux droits des être humains à l’environnement émanant du CIDCE (Centre international de droit comparé de l’environnement) et discuté actuellement à Genève. Comme l’écrit Michel Prieur, ce projet « se rattache délibérément au droit international des droits de l’homme en proposant un troisième Pacte des droits de l’homme complétant les deux Pactes de 1966. Il s’agit ici de consacrer les droits fondamentaux liés à l’environnement en tant que troisième pilier des droits de l’homme ». « Ce projet se veut plus ambitieux » que le Projet de Pacte mondial pour l’environnement, note encore Michel Prieur, « en cela qu’il privilégie les droits et obligations comme droit de toute personne et non comme obligation de chacune des Parties contractantes, ce qui devrait faciliter l’effet direct du traité ».
Sans doute est-ce là l’enseignement traditionnel ; on peut néanmoins le nuancer en rappelant que, d’une part, il n’est pas certain que ces droits soient tous nécessairement pourvus d’un tel effet direct ; d’autre part, la voie des devoirs n’est pas nécessairement dépourvue de sanctions dès lors que se multiplient les actions en responsabilité dénonçant, comme faute aquilienne, la négligence, l’inaction ou la mollesse des États dans le respect de leurs engagements internationaux [55]. Du reste, il ne faut pas durcir cette distinction entre droits et devoirs, dès lors que, pour l’essentiel, les droits ainsi consacrés s’analysent comme des « droits-missions », plutôt que comme des « droits à finalité égoïste », pour reprendre la terminologie de Jean Dabin [56]. Je vise notamment les droits dits « procéduraux » (droit de s’informer, droit de participer, et droit d’ester en justice et aussi droit d’accès au savoir et à l’innovation). Ces droits procéduraux, fermement consacrés dans la Convention d’Aarhus de 1998, sont, selon moi, à mi-chemin entre des droits (prérogatives individuelles) et des devoirs ou des responsabilités. Du moins si on entend « responsabilité » au sens second, dégagé par les philosophes Hans Jonas et Paul Ricoeur, et accordé aux défis écologiques d’aujourd’hui : mission assumée (volontairement) pour le futur, et non au sens premier d’imputation d’une faute passée.
Mais, quelle que soit la pertinence de ces voies conceptuelles nouvelles (les communs, les devoirs et responsabilités, le crime d’écocide, le droit des générations futures, les droits de l’homme élargis…), la transition écologique passe au moins autant, sinon plus, par l’invention de nouvelles procédures répondant à de nouvelles pratiques juridiques, que par la mise au point de nouveaux concepts ou la reconnaissance de nouveaux droits. À cet égard, la période récente se caractérise par un impressionnant développement du contentieux, reposant lui-même sur un nouvel activisme citoyen supposant que le droit ne soit plus seulement considéré comme une référence normative contraignante, mais aussi comme une « ressource » dans la stratégie de mouvements citoyens [57], comme une « arme » dans le combat pour le droit [58].
Le « contentieux climatique » s’avère ici particulièrement révélateur [59]. On recense non moins de 650 affaires de ce genre aux États-Unis et de très nombreuses autres dans des pays aussi différents que le Pakistan ou les Pays-Bas. Tantôt il s’agit de s’opposer à des projets d’aménagement climaticides (exploitation pétrolière en mer de Barents, discutée devant une juridiction norvégienne sur plainte de Greenpeace ; projet d’aménagement d’une troisième piste à l’aéroport de Vienne…), tantôt de mettre en cause la responsabilité de l’État coupable de retard dans la mise en œuvre de ses obligations climatiques internationales (affaire Urgenda aux Pays-Bas [60], affaire Juliana aux États-Unis [61], klimaatzaak en Belgique,…), tantôt on vise à reformater les droits environnementaux dans une perspective intergénérationnelle (les affaires américaines menées depuis 2011 à l’initiative de l’association Our Children’s Trust sur la base d’un constitutional right to a healthy climate system). Tandis qu’émerge la figure nouvelle de « victimes climatiques » (enfants aux États-Unis, grands-mères en Suisse, paysans au Pakistan, habitants d’États insulaires du Pacifique…) [62], de nouvelles obligations positives à charge des États sont imposées par des juges audacieux. Ainsi, le contentieux climatique, national et international, révèle un répertoire d’actions très diversifiées de la société civile (aux États-Unis, les citizen suits), en vue de tester la capacité des concepts et procédures juridiques à se mobiliser au service de la justice environnementale en voie de construction.
Très illustrative également de pratiques de transition est la mise en place de tribunaux d’opinion qui jouent un rôle heuristique d’expérimentation aux confins du droit, de l’éthique et du politique. Ces « vrais faux tribunaux » servent d’abord de révélateurs de lacunes juridiques correspondant à des préjudices jadis innomés et des victimes hier encore invisibles. Ensuite, ils remplissent des fonctions de naming, blaming, claiming (nommer les préjudices, identifier les responsables et réclamer réparation ou sanction), qui sont comme l’antichambre du prétoire, le brouillon de plaintes en bonne et due forme. Ainsi, ces forums de justice opèrent comme creusets de nouvelles attentes de justice, génératrices de nouvelles représentations juridiques. Tout se passe ici comme si l’indignation suscitée par les scandales écologiques à répétition exerçait une fonction de source matérielle du droit, comme Durkheim le pressentait [63]. Ce faisant, les tribunaux d’opinion se basent souvent sur du droit lui-même en transition : catégories émergentes (droit des communaux globaux, droits de la terre) et soft law, elle-même droit expérimental : ainsi, dans l’affaire Monsanto, le Tribunal fait largement appel aux Principes directeurs relatifs aux droits de l’homme et aux entreprises des Nations unies de 2011 et exprime le souhait qu’ils exercent des effets contraignants dans les futurs contentieux « officiels » contre Monsanto.
À son tour, cet activisme juridique présuppose la transformation de certaines pratiques professionnelles : celle de collectifs d’avocats, militants et transnationaux, qui s’entendent à transformer un litige particulier en « cause significative » susceptible de faire jurisprudence [64], et aussi celle de la doctrine, notamment environnementaliste, qui, sans renoncer aux exigences de la rigueur scientifique, repense ses responsabilités sociétales [65]. Mention doit également être faite à cet égard du rôle d’éveilleur de l’opinion publique que jouent aujourd’hui des organisations scientifiques comme le GIEC [66].
Finalement, l’enseignement du droit lui-même s’engage parfois dans la voie de la transition lorsqu’il se conçoit moins livresque et plus en prise sur la société (« en contexte ») prenant, dans certaines Facultés, la forme de procès simulés ou de law clinics.
4. Les obstacles à surmonter
Toute réflexion sur la transition se doit de prendre la mesure, la plus complète possible, de la nature et l’ampleur des obstacles qui entravent sa route, et retardent, voire compromettent, sa progression. À vrai dire, les obstacles à la transition vers une société caractérisée par un développement soutenable et partagé sont si nombreux qu’il faut renoncer à toute prétention d’exhaustivité ; on se bornera donc à en évoquer l’un ou l’autre.
Au plan anthropologique, il est certain que les sociétés de croissance reposent sur une sollicitation permanente du désir, qui, par définition, ne connaît pas de limite ; il s’agit en permanence de posséder plus, ou, au minimum, selon la logique mimétique girardienne, pas moins que le voisin. En cause : l’exacerbation néolibérale de l’individualisme possessif, attisé par le teasing publicitaire et relancé à chaque instant par la concurrence interpersonnelle entretenue par les réseaux sociaux. Il faudra un contre-imaginaire extrêmement puissant, nourri de récits alternatifs vraiment mobilisateurs pour l’emporter sur cette fascination de l’avoir toujours plus. Pire encore : il n’est pas improbable que les réflexes de peur, suscités par l’évocation de l’écroulement des sociétés de croissance, génèrent au contraire de violents réflexes de repli sur soi dont la guerre est alors l’aboutissement prévisible.
Au plan idéologique, les représentations du monde encore prévalentes aujourd’hui reposent souvent sur une forme ou l’autre de « pensée magique », qui se berce de l’espoir que la science et la technique sauront trouver à temps la parade aux menaces qui s’annonçaient. Au plan des représentations de la justice, prévaut aussi le dogme d’une justice seulement contractualiste et instantanéiste (selon laquelle est juste un échange équilibré de prestations entre contemporains) qui rend presque impensable l’idée d’une justice intergénérationnelle (basée sur une transmission équilibrée entre générations qui suppose un minimum d’idée de don, au moins temporaire). Un important travail de critique des sciences et des conceptions usuelles de la justice s’avère donc nécessaire, mais – et voici un nouvel obstacle – cette analyse critique suppose d’assumer le monde de la complexité, de la relativité et de l’incertitude (comme dans le principe de précaution), alors même que généralement les individus préfèrent les certitudes rassurantes des modèles univoques et des explications simples.
Au plan politique, comme on l’a souvent noté, la cause environnementale et la défense des droits des générations futures, pour légitimes qu’elles soient, manquent cruellement du support de puissantes forces sociales efficacement organisées dans la durée pour l’emporter au moment des choix décisifs. À l’opposé des combats ouvriers de la fin du XIXe siècle, qui pouvaient s’appuyer sur la mobilisation des masses ouvrières, bientôt organisées en syndicats, les combats en faveur d’un modèle de société plus juste et plus durable reposent sur la conscientisation et l’engagement de mouvements moins aisément identifiables, plus dispersés, et sans doute moins durablement mobilisables.
Enfin, au plan de la gouvernance (supranationale, nationale ou régionale), se fait ressentir la difficulté de mener des politiques qui s’inscrivent dans le long terme et qui respectent le principe d’intégration, cardinal en matière d’environnement, et, a fortiori, lorsqu’il s’agit d’un objet encore plus large tel que celui d’une société de développement soutenable et partagé. Dans un droit à la fois mondialisé et en réseau, marqué aussi par le cloisonnement des secteurs d’activités et des institutions (privées et publiques, locales et globales, formelles et informelles) il est en effet extrêmement difficile de coordonner des politiques résolues et susceptibles d’appréhender les questions dans l’ensemble de leurs déterminants. À cet égard, on ne pourra plus se contenter du mot d’ordre « penser globalement, agir localement » ; l’inverse, « penser localement, agir globalement » s’avère tout aussi pertinent : entre le haut et le bas, entre la réflexion et l’action, c’est une circulation permanente qui est attendue.