Ils sont motivés par la réflexion sur les rues conçues comme des « passages », ceux-là mêmes qui auraient inspiré l’organisation urbaine et sociale des phalanstères proposés par Charles Fourier. Mêlant commerces et habitations, ces « rues-galeries » témoignent des débuts de l’industrialisation : exploitation du travail humain, mais aussi exploitation de la « nature » ; exploitation de ce que l’on dénomme désormais « les ressources humaines », de même que notre environnement est réduit à un ensemble de « ressources naturelles ».
En somme, par ce rapprochement entre exploitation de l’homme et exploitation de la « nature », Benjamin désigne par anticipation le début de ce que l’on conçoit désormais comme l’anthropocène ; soit dans le développement de la Terre, une nouvelle phase dans laquelle les activités des humains seraient devenues le principal moteur des changements d’ordre géologique. Au nombre des modifications frappant ce qu’on appelle dans cette logique le système Terre (avec majuscule !), particulièrement apparent est désormais le changement climatique. S’y ajoutent l’effondrement de la biodiversité, ainsi que les modifications cumulatives des cycles bio- et géochimiques de l’eau, de l’azote et du phosphate. Et il faut compter avec l’artificialisation des écosystèmes par le défrichement pour l’extension des pâturages, les interventions sur le sol pour le développement des cultures et surtout le processus de l’urbanisation avec des infrastructures de communication toujours plus importantes entre des centres urbains devenus mégalopoles, et cela par le biais d’un développement technique et d’une consommation d’énergie fondée sur le charbon, les hydrocarbures et l’uranium, près de cinquante fois plus élevés qu’au début du XIXe siècle (Bonneuil & Freissoz, 2016, p. 19-23). L’action est désormais largement reconnue de l’homme vivant en société sur un milieu que l’on continue à dénommer nature.
Mais pourquoi la démultiplication de ces activités de l’homme en société, par l’invention et l’usage des techniques de plus en plus sophistiquées et efficaces, à l’égard d’un environnement objectivé en nature ?
De là l’interrogation non seulement sur les conséquences de ces interventions toujours plus marquées de l’homme sur son milieu de vie avec les différentes pollutions qui l’affectent, mais aussi sur leurs causes. Or, ce questionnement d’ordre à la fois sociologique et politique porte à interroger le concept même de « nature » avec les usages que font de la réalité correspondante les hommes vivant en société. La nature d’un côté, la société des hommes de l’autre ; d’un côté, un environnement physique, végétal et animal indispensable à notre survie matérielle et physique, de l’autre, des sociétés organisées en réseaux de relations sociales et animées par une culture entendue comme ensemble complexe de normes et de règles de comportement, de représentations et de manifestations symboliques ; mais la culture est aussi un éventail de savoirs spéculatifs et de savoirs pratiques assortis des actions signifiantes qui en découlent, indispensables à notre existence organique, mentale et psychique.
Cela est dit en guise d’introduction sur un mode binaire, que l’on va s’employer à critiquer et à réfuter dans cette brève réflexion consacrée aux rapports entre société et nature dans une perspective écosocialiste. Il s’agira en effet non seulement d’affirmer l’impératif anthropologique qui nous engage à tourner le dos à l’opposition européocentrée entre nature et culture, mais surtout d’avancer quelques propositions, dans la veine d’une anthropologie écosocialiste comparative, quant à la nécessité de revisiter fondamentalement nos rapports sociaux et culturels concrets avec un environnement conçu comme biosphère.
1. Les Lumières : la nature soumise à la raison ?
Le concept moderne de nature doit son origine notamment à la réflexion de René Descartes sur une physique mécanique correspondant à celle de Newton. La physique permettrait en effet de « trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et aussi de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, 1637/1970, p. 127).
C’est à tort que l’on estime que la définition d’une nature qui serait dominée par la raison humaine a été confirmée au siècle des Lumières. En particulier l’article que l’Encyclopédie consacre à la « nature » ne présente pas moins de seize définitions différentes, associées tour à tour à l’idée de système, au concept d’essence (de l’âme, ou de la matière), à l’idée d’un cours naturel des choses, à celle d’une nature humaine portée par une « âme spirituelle et raisonnable, etc. Mais, par référence explicite à Newton, l’article « Nature » de l’Encyclopédie fait aussi allusion aux « lois de la Nature ». Elles se définissent comme « des axiomes ou règles générales de mouvement et de repos qu’observent les corps naturels dans l’action qu’ils exercent les uns sur les autres, et dans tous les changements qui arrivent à leur état naturel » (Louis de Jaucourt, 1765, p. 40).
Par ailleurs l’article mentionne encore la définition théologique de la nature ; elle opère une distinction entre nature naturans et natura naturata, d’une part, le Dieu créateur de toutes choses, d’autre part, les créatures qui ont reçu leur nature des mains d’un autre !
Il faudra attendre Buffon pour placer face à face la puissance de l’Homme et la puissance de la Nature, l’un et l’autre affublés d’une majuscule ! Grâce à son intelligence, l’être humain serait désormais susceptible de soumettre la Nature, en l’observant, puis en la cultivant ; l’homme est donc destiné à tirer des « richesses nouvelles » d’une Nature qui semble douée d’une « inépuisable fécondité » (Buffon, 1780 : II, p. 210). Dans cette perspective duale, l’intelligence de l’homme et sa raison sont douées d’une valeur universelle face à une nature répondant à des lois purement physiques.
2. Détour par la Grèce : la phúsis des « Présocratiques »
C’est dire qu’autant la notion de nature que celle de raison sont marquées dans l’espace et dans le temps. C’est dire que l’une et l’autre sont à l’évidence marquées du point de vue social et culturel. Elles sont toutes deux de l’ordre de la représentation, des représentations partagées dans une conjoncture historique donnée par une certaine communauté sociale et culturelle, aussi vaste, complexe et diversifiée soit-elle. De là l’intérêt d’une approche anthropologique des représentations d’une autre culture, éloignée dans l’espace ou/et dans le temps, dans une démarche de comparaison différentielle ; une approche animée par un double décentrement d’une part l’égard de la culture autre, de la culture éloignée, d’autre part, et en retour critique, sur notre propre système de représentations.
Puisque je tente de la fréquenter depuis plusieurs dizaines d’années, hélas essentiellement par la médiation de textes, on se tournera brièvement vers la Grèce ancienne. Commençons par le terme et le concept de phúsis. Morphologiquement le terme est basé sur les différents modes du verbe phúein qui signifie tour à tour « engendrer », « naître », « croître », « devenir ». Le linguiste Émile Benveniste (1975 : 78-85) montre que, dans cette mesure, la notion de phúsis est fondée sur l’idée de l’accomplissement comme devenir ; de là son aspect à la fois processuel et résultatif. L’idée de la croissance, en l’occurrence végétale, est par exemple incluse dans la désignation de la feuille, par métaphore interposée, comme phûllon. C’est évidemment chez ceux qui ne sont ni des philosophes ni des présocratiques, mais des sages préplatoniciens que l’on s’attend à trouver une définition de la phúsis anticipant sur le concept moderne de nature. À vrai dire, il n’en est rien, même si Aristote dénomme parfois « physiologues » (par exemple Métaphysique 1, 986b 14 et 990a 3) ces sages dont les vers et les dits ne nous sont malheureusement parvenus que sous une forme plus que fragmentaire.
On pense évidemment aux vers de Parménide énumérant les composantes de l’éther, dénommée « phúsis éthérée » : le soleil, la lune (avec sa phúsis !), le ciel, les astres. De quoi justifier le titre donné tardivement à de nombreux vers parmi les écrits des sages préplatoniciens ? de quoi justifier la dénomination Perì phúseos ? À vrai dire, les vers de Parménide placent d’emblée ces éléments « naturels » dans la perspective de l’homme qui les observe et plus exactement dans celle du destinataire des propositions versifiées du sage qui s’adresse à lui en tu (fr. 19 D12 Laks-Most). Il s’agit de saisir les indications, les signes (sémata) que donnent en particulier les mouvements de la lune et du soleil. La phúsis des astres est appréhendée, visuellement, dans une dynamique à interpréter par l’homme avisé, élève du sage. C’est aussi la pensée [1] qui permet à l’homme de saisir la phúsis de ses propres membres (fr. 19 D51 Laks-Most), dans une théorie de la sensation dont on saisit par ailleurs mal le développement. La « nature » est donc constamment référée à l’homme qui la perçoit et qui l’interprète.
Démocrite va plus loin encore, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’affirmer, quand il compare la phúsis à l’enseignement (didakhé, fr. 27 D403 Laks-Most). L’une est comparable à l’autre dans la mesure où l’enseignement oriente le mouvement rythmique de l’homme et que, par ce changement de cadence, il crée une « nature » (phusiopoieî). Ainsi, non seulement la phúsis est saisie dans son aspect dynamique, non seulement le terme peut recouvrir également la nature de l’homme (ánthropos), mais surtout la pratique par excellence sociale et culturelle qu’est l’enseignement façonne une nature caractérisée par son mouvement rythmique.
3. Entre Thucydide et Hippocrate : l’influence de l’environnement sur la nature humaine
Certes, du côté de l’existence d’une nature humaine, on peut rappeler les mots par lesquels Thucydide conclut le prélude de son traité sur l’affrontement entre gens du Péloponnèse et Athéniens : « Tous ceux qui voudront soumettre à un examen clair les actions passées aussi bien que les actions qui dans le futur présenteront à leur tour des ressemblances en vertu de leur caractère humain, il leur suffira de les juger utiles. Leur réunion constitue un acquis pour toujours, davantage qu’un morceau de bravoure destiné à une audition immédiate » (1, 22, 4). Tò anthrópinon, « l’humain » : marqué par une constance qui détermine l’action des hommes, il y aurait donc sinon une nature humaine, du moins un comportement commun à l’homme, en somme un habitus propre à tous les hommes, un habitus correspondant à la volonté de domination, assortie de violence si nécessaire.
Or, à deux reprises, les Athéniens mis en scène dans le récit de Thucydide désignent cette pulsion de domination du plus fort sur le plus faible par le terme phúsis. Face aux Lacédémoniens et à leur hégémonie sur les cités du Péloponnèse, cette volonté de puissance est reconduite à la « nature humaine » (anthrópeia phúsis ; 1, 76, 3). Cette tendance à la domination peut néanmoins être compensée par le sens de la justice, une justice reconduite à des lois [2]communes. De même, face au gens de l’île de Mélos refusant de se soumettre à leur pouvoir, les Athéniens se réfèrent à une phúsis, un habitus nécessaire qui pousse à la domination dès que l’on dispose de la force (5, 105, 2) ; et cette disposition concerne aussi bien l’ « humain » [3]que le divin ! Ainsi, non seulement les hommes mais aussi les dieux sont associés à une « nature », elle-même opposée à un ensemble de règles énoncées, partagées [4] et respectées par les hommes, ou du moins par une communauté civique. Esquisse d’une opposition entre l’incontournable universalité de la nature et le relativisme des cultures des hommes vivant en société ?
C’est ici qu’il convient de se tourner vers la médecine hippocratique et de revenir au traité du même nom, plus ou moins contemporain de Thucydide, s’interrogeant sur l’influence des airs et des eaux et des lieux sur la morphologie et le caractère des hommes, et par conséquent sur les maladies qui peuvent les affecter ; sans oublier d’ajouter à ces facteurs environnementaux le régime alimentaire. D’emblée donc, en raison de qualités partagées, l’environnement et le corps aussi bien que le caractère des hommes vivant en société sont mis en relation d’interpénétration, en particulier par l’absorption de boissons et d’aliments. La seconde partie du traité, tout en focalisant l’attention sur les différences qui distinguent l’Asie de l’Europe du point de vue de la morphologie de leurs populations respectives, élargit le propos : « Je prétends, dit l’auteur du traité hippocratique, que l’Asie diffère entièrement de l’Europe par la nature (phúsias, au pluriel !) de toutes choses, autant des produits (phuómena) de la terre [5] que des êtres humains » (12, 2). Et d’affirmer qu’en raison du mélange équilibré des saisons, tout en Asie devient plus beau et plus grand ; d’une part le pays [6] est plus doux, d’autre part les caractères [7] des hommes sont plus amènes et plus indulgents. Ainsi sol, végétal et humain sont associés aux mêmes processus de développement (naturels). Après une comparaison avec les peuples d’Europe qui sont plus grands et plus vigoureux, et donc plus fougueux et plus vaillants en raison d’un régime de saison contrastées, la conclusion s’impose : « En effet, là où les changements de saison sont les plus marqués et contrastés, c’est là que tu trouveras que les formes, les mœurs et les processus naturels (phúsias) sont les plus différenciés (…). Ensuite il y a la terre [8] dans laquelle on se nourrit et les eaux. Car tu trouveras que, dans la plupart des cas, à la qualité (phúsei) d’une terre correspondent les morphologies et les manières d’être des hommes » (14, 6-7).
Ainsi, pas de coupure entre nature d’un côté et culture de l’autre, mais au contraire une interpénétration entre les qualités d’une terre, les végétaux qu’elle produit, les eaux qui s’y écoulent, la morphologie de ses habitants, leurs caractères et leurs habitudes. Et cela à d’autant plus forte raison que l’exemple des Macrocéphales montre qu’avec le temps, la coutume (en grec : nómos, 14, 1-4) peut contraindre le processus de développement (phúsis). L’habitude d’enserrer dans des bandelettes le crâne des enfants à leur naissance a eu pour résultat que cette peuplade éloignée offre la morphologie crânienne qu’indique sa dénomination, dans une contribution du nómos à la phúsis. Finalement, en termes modernes, la culture et l’action de l’homme peuvent s’inscrire dans la nature extérieure et la modifier, mais le climat a une influence déterminante sur la nature de l’homme. Dans le chapitre conclusif du bref traité médical sur l’environnement, l’auteur hippocratique revient sur la relation entre les qualités de la terre habitée, le climat et les traits de caractère des hommes qui habitent ces différents lieux. Il va jusqu’à affirmer, à propos du courage et de l’endurance, que la coutume et en l’occurrence le régime politique peuvent collaborer avec la phúsis pour renforcer ces qualités de l’âme (24, 3) ! Conclusion : « Tu trouveras que, de manière générale, l’apparence physique et les façons d’être des hommes suivent la constitution (phúsis) du pays [9] » (24, 7).
4. Du côté de l’anthropologie moderne : nature vs culture ?
La confrontation de comparaison différentielle et critique avec la Grèce ancienne nous contraint donc à abandonner la distinction moderne tranchée entre nature et culture, et par conséquent entre nature et société.
Du côté de l’anthropologie culturelle et sociale, on attribue volontiers au structuralisme, et par conséquent à Claude Lévi-Strauss en quelque sorte, la canonisation de l’opposition entre nature et culture. Sans doute dans les préalables des Structures élémentaires de la parenté une distinction nette est tracée entre l’ordre de la nature qui, se caractérisant par la spontanéité, serait universel, et l’ordre de la culture qui, attaché à une norme, relèverait du relatif et particulier ; mais à vrai dire la distinction est dessinée pour être appliquée à l’homme – et en l’occurrence à la règle apparemment universelle de la prohibition de l’inceste en regard de la variation relative du mariage avec les proches parents (1949/1967, p. 10).
Dans une anthropologie encore fortement marquée par le structuralisme, c’est en particulier Philippe Descola (2005) qui reporte le concept de nature sur un environnement formé par les « non-humains ». Mais s’il le fait, c’est pour nous inviter à le suivre « par-delà nature et culture », dans la perspective d’une vaste et impressionnante comparaison entre les différents modes de l’être-au-monde pour l’homme. Comme toute bonne enquête de comparaison différentielle, l’investigation requiert un concept opératoire homogène. En l’occurrence, une distinction instrumentale est tracée entre « intériorité » et « physicalité », l’une définissant l’homme, l’autre ce que les modernes conçoivent comme nature. De là la définition à l’issue de l’enquête de quatre « ontologies », quatre modes de déclinaison des rapports de l’être humain avec son environnement, quatre types de relations entre les « êtres sociaux » que sont les hommes et les « objets naturels ».
Premièrement, dans l’animisme, le sujet humain tendrait à projeter une « intériorité » similaire à la sienne sur une « physicalité » différente, correspondant à la diversité du monde environnant. Deuxièmement, correspondant à un système d’équivalences posées en réciprocité entre les physicalités et les intériorités, l’ontologie totémique conçoit les objets comme partageant avec les humains des traits d’intériorité et de physicalité tout en maintenant des différences. Troisièmement l’analogisme, quant à lui, tendrait à diviser l’ensemble des existants en des entités discrètes, à la fois différentes et proches, pour les intégrer dans un système où elles deviennent intelligibles par l’intermédiaire des ressemblances qui les caractérisent dans un réseau de relations de correspondance avec le sujet. Enfin, quatrièmement, le naturalisme moderne se réfère aux expressions et manifestations de l’homme considérées comme culturelles, et par conséquent relatives dans leur diversité aux lois universelles de l’univers physique et du monde biologique ; ainsi, les entités extérieures seraient constituées en objets dépourvus d’intériorité, mais offrant une physicalité similaire à celle de l’homme.
On le constate, on reste dans la logique structurale de l’opposition binaire tout en courant le risque de l’essentialisation, sinon de la naturalisation par la définition comme ontologies, voire comme cosmogonies, de ces quatre modes de relations avec son milieu de l’homme vivant dans une société organisée par les pratiques et les représentations d’une culture. Significative me semble à cet égard l’une des conclusions que tire Descola d’un retour sur ce qu’il dénomme « l’écologie des autres » : « Il est plus vraisemblable d’admettre que ce qui existe en dehors de notre corps et en interface avec lui se présente sous les espèces d’un ensemble fini de qualités et de relations qui peuvent ou non être actualisées par les humains selon les circonstances et selon les options ontologiques qui les guident » (2011, p. 76).
Encore faut-il s’interroger autant sur les modes de l’interface entre le corps humain et l’ensemble de « qualités » qui constitue son extérieur que sur le type de relations que l’homme peut actualiser à cet égard. Revenons donc brièvement en Grèce antique et tout d’abord à Aristote puisqu’il passe pour être le fondateur du concept moderne de nature. À vrai dire, à lire les préalables des deux premiers livres copiés sous le titre « Leçon sur la physique », l’enquête porte sur les principes, sur les causes et sur les éléments d’une phúsis qui ne reçoit pas de définition préalable. Parmi ces principes et par référence aux sages préplatoniciens, l’air ou l’eau. Le principe essentiel se révèle par contraste être le mouvement, compris en termes de faire et de pâtir. Par ailleurs, parmi les êtres qui existent « par nature » (phúsei), on compte les animaux, les plantes et les « corps simples », tels la terre, le feu, l’air et l’eau (192b 8-11). Et chacun de ces êtres est caractérisé par un principe de mouvement ou au contraire de stabilité, notamment par accroissement ou réduction. Dans cette mesure – et c’est là pour nous l’essentiel –, ces étants se distinguent des objets tels un lit ou un vêtement qui est le produit d’un « art technique » [10] (192b 18) ; en contraste, ils possèdent par leur phúsis leur propre principe, cause de mouvement et d’apaisement.
5. Entre l’homme et son environnement, les « arts techniques »
Pour notre propos, il faut relever non seulement que la notion de phúsis est attachée au mouvement, à une dynamique (conformément au sens étymologique du terme), mais aussi que les objets manufacturés impliquent l’intervention des arts techniques que sont les tékhnai. De manière paradoxale, on doit à la tragédie attique une réflexion critique sur la nature et sur les usages de ces arts techniques qui permettent à l’homme de survivre en dépit de sa condition de mortel. Dans le chant qui marque le début de l’Antigone de Sophocle (vers 332-375) le chœur des vieillards de Thèbes évoque tour à tour, au nombre de ces moyens permettant à l’être humain de sortir de l’aporie : la navigation permettant à l’homme de traverser la mer porté par le vent, la chasse et la pêche pour capturer oiseaux et poissons, l’agriculture avec la charrue qui lui permet de labourer la Terre « la plus puissante des déesses, l’indestructible, l’infatigable ». Telles la domestication par le joug, la construction d’abris ou la médecine pour échapper aux maladies, ces pratiques reviennent à des à l’usage de « moyens ingénieux » (de mekhanaí, vers 349). Et le groupe choral de conclure en chantant : « Détenteur d’un savoir industrieux pour l’art technique [11], l’homme prend tantôt le chemin du mal, tantôt celui du bien » (vers 364-365).
Sans doute est-ce la raison pour laquelle, en initiant son chant, le chœur mis en scène par Sophocle fait de l’homme la chose la plus étonnante parmi celles qui suscitent l’étonnement, dans un sentiment partagé entre la crainte et l’indignation inspirées par la malfaisance, et l’admiration suscitée par la puissance et l’habileté ; cela à l’écart des spéculations heideggeriennes qu’a pu susciter le terme deinón. Quant au choix entre le mal et l’excellence dans l’usage des arts techniques, essentielle pour notre propos est la précision formulée par le groupe choral. L’exercice de ce savoir pratique peut conduire au bien si les lois du pays et la justice des dieux sont respectés, mais au mal si l’audace l’emporte : au sommet de sa cité l’homme peut en être exclu [12]. C’est ainsi que labourer la terre, c’est l’ « épuiser » (vers 339) et que domestiquer des animaux implique l’usage d’un « moyen ingénieux » par la contrainte… Quels qu’en soient les modes de réalisation, l’exercice du savoir pratique et des arts techniques s’inscrit dans le contexte social de la communauté civique.
Cet exposé par le biais poétique des relations de l’homme avec son environnement par l’intermédiaire de moyens techniques qui dépendent de son intelligence pratique est évidemment à compléter et à approfondir dans la confrontation avec la fameuse tirade de Prométhée enchaîné dans la mise en scène imaginée par Eschyle. On a déjà eu l’occasion de la commenter (Calame, 2015, p. 37-42). Rappelons simplement que pour permettre à l’homme de quitter l’état animal auquel le condamnaient un regard sans voir et une ouïe sans entendre, le héros se vante d’avoir inventé et enseigné aux hommes une série de savoirs pratiques qu’il définira au terme de sa tirade comme tékhnai (vers 506, voir vers 514) : les techniques de la domestication des animaux pour l’agriculture et le commerce, l’art de la voile pour la navigation, des arts mnémotechniques telles l’arithmétique ou l’écriture alphabétique, les recettes de médicaments pour soigner les maladies, les arts de la divination pour anticiper sur le futur, etc.
Or, tout d’abord, ces différents arts techniques sont présentés comme « des moyens ingénieux » (mekhanémata, vers 469), des « savoirs pratiques » (sophismata, vers 459 et 470), des moyens pour se tirer de l’impasse (póroi, vers 477). Ces tékhnai font appel non seulement à cette intelligence artisane et rusée qu’est la mêtis, mais aussi à cette capacité de savoir pratique qu’est la sophía ; c’est aussi celle du poète. Évoquons la version que donne Platon du récit de Prométhée dans le Protagoras de Platon : le savoir qu’avec le feu volé à Héphaistos et Athéna le héros donne à l’homme pour le sauver de son état d’aporie et de manque de ressources est dénommé « savoir industrieux » [13] (321c). Par ailleurs, ce sont des arts techniques dont l’exercice dépend de l’identification de « signes » (sémata, vers 498) et d’ « indices » (tékmar, vers 454) ; c’est dire que la pratique des techniques se fonde sur une interprétation de l’environnement. Enfin ces savoirs faisant appel à une intelligence artisane et pratique contribuent à la production de ces « avantages » et sources de profit [14] que sont le bronze, le fer, l’argent et l’or, jusque-là cachés aux hommes dans les entrailles de la terre. Mais la mise en pratique de ces différents « arts techniques » ne serait rien sans le plus grand don accordé par Prométhée aux hommes mortels, soit le feu (vers 252). Donc pas d’activités techniques sans énergie !
Pour ne pas condamner l’être humain à survivre comme un animal, le héros civilisateur invente à son intention des arts techniques d’ordre à fois sémiotique et pratique. À partir de l’usage de leurs sens, vue et ouïe, par le recours à l’intelligence pratique qui est la leur, ces « arts techniques » permettent aux hommes d’une part d’interpréter leur environnement, d’autre part d’en tirer profit pour la production alimentaire, pour le commerce, pour le logement, pour la santé, pour la communication et, avec la divination, pour leurs relations avec ce qui les dépasse, en l’occurrence les puissances divines. Et quand le chœur de Sophocle fait de ces arts techniques le propre de l’être humain, il nous renvoie explicitement à l’homme vivant en société, à homme animé de ce fait par des valeurs partagées, à ce que nous appellerions la culture ; un homme de culture posé non pas en contraste avec la « nature », mais en interaction en particulier avec une terre divinisée, par référence sans doute la Gaia de la Théogonie d’Hésiode, puissance primordiale qui apparaît avec Éros, à la suite de Béance, pour engendre Ouranos et s’unir à lui.
Au-delà donc de nature et société/culture [15] ! Rappelons encore à ce sujet qu’Aristote ne manque pas d’inclure l’homme dans la phúsis, ne serait-ce que quand il affirme au début de la Politique (1, 1253a 1-18) que l’homme est un animal politique « par nature » (phúsei). Le contexte de cette citation si souvent alléguée et interprétée est néanmoins constamment omis. Si l’homme est un animal politique, c’est parce que la cité, pour nous la société, compte parmi les entités qui sont « par nature ». Par ailleurs, s’il est un être politique plus que les abeilles ou les autres animaux grégaires, c’est parce que, seul parmi les animaux, l’être humain dispose, toujours par nature, du lógos entendu comme « parole » ; c’est une parole qui lui permet d’exprimer des sentiments, douleur et plaisir, mais aussi l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste. Par la phúsis elle-même, nous voilà donc renvoyés à l’être humain.
6. De Descartes au capitalocène : la marchandisation de la nature
Quant à la relation entre nature et société/culture revenons donc, en comparaison critique, au paradigme de la modernité européenne confirmé par Descartes et développé au siècle des Lumières. Recoupement d’abord dans le postulat de l’existence, à côté d’une « philosophie spéculative », d’une philosophie pratique, et la reconnaissance de forces actives dans les différents corps – feu, eau, air, astres, cieux – « qui nous environnent ». Ce savoir pratique permet d’exploiter les forces recelées dans ce qui est devenu nature. Puis, identification de deux des domaines dans lesquels les savoirs artisanaux peuvent trouver leur champ de déploiement, l’agriculture et surtout la médecine – en convergence partielle avec les domaines d’exercice des tékhnai prométhéennes. Et surtout la conscience qu’une science telle que la physique doit se soumettre à « la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes » (Descartes,1637/1970, p. 126) ; elle devrait donc compter au nombre des « connaissances qui sont fort utiles à la vie ».
Dans ses pages conclusives du Discours de la méthode, l’auteur d’une Dioptrique de Météores et d’une Géométrie revient à plusieurs reprises sur cette notion de l’utilité des connaissances et des sciences ; comme l’indique l’intitulé même du discours publié comme préface aux trois traités, il s’agit, par la raison, de trouver la vérité dans les sciences. Divergence fondamentale avec la Grèce de Prométhée néanmoins, dans la mesure où l’usage des savoirs artisanaux, par les sciences, pourrait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (1637/1970, p. 127). Si, obéissant à des lois, l’homme auquel renvoie l’occasionnel nous collectif de l’énonciation du discours de Descartes est un homme vivant et agissant en société, en revanche son environnement est objectivé en une nature, douée de forces autonomes.
Ainsi, dans une perspective entièrement européocentrée, face à une nature dont l’homme pourrait exploiter les « ressources », les capacités d’intelligence artisane et d’interprétation sémiotique de l’homme qui sont mises en scène dans le récit tragique de Prométhée ont été réduites à une raison technique, sur le modèle de la physique mathématique et mécaniste de Newton. C’est en somme cette raison technique qui a permis une industrialisation, sinon une révolution industrielle rapidement détournées de leur apport indéniable à l’amélioration de la condition matérielle des êtres humains. En effet, par la mécanisation du côté de l’intelligence technique de l’homme et par l’usage de l’énergie fossile du côté des ressources environnementales, l’industrialisation a sans aucun doute contribué à renforcer l’indispensable base matérielle et biologique de l’émancipation sociale et culturelle de l’homme vivant en société.
Mais le développement des techniques, puis des technologies à la faveur de l’industrialisation, puis de la digitalisation, dans un constant esprit d’innovation, s’est opéré dans la seule perspective de la productivité marchande. Pour faire très vite, comme cela été répété à plusieurs reprises, en particulier dans différentes contributions publiées dans Les Possibles, liberté marchande implique liberté du commerce et de l’industrie sur la base du principe de la concurrence « libre et non faussée » (selon le principe qui, via le traité de Maastricht, organise l’Union européenne), impératif d’une croissance mesurée en termes purement économiques et financiers, division et taylorisation du travail dans le but de l’augmentation de la plus-value au sens marxiste du concept, création de nouveaux besoins attisés par une publicité omniprésente pour l’écoulement des marchandises produites par le travail, etc. De cette manière, pour répondre à l’impératif du profit de la logique capitaliste imposée aux entreprises de production industrielle et technologique, les relations sociales et culturelles entre les hommes de différentes communautés ont été largement marchandisées. En termes marxistes, on constate que désormais la valeur d’usage et la valeur symbolique des objets produits sont subordonnées à l’unique valeur d’échange ; l’utilité sociale des pratiques reposant sur les arts techniques ainsi que leur signification culturelle sont soumises à la valeur marchande et aux contraintes économiques du seul marché. Quant à l’environnement, par le biais du productivisme et de l’extractivisme exigé par la logique de la croissance impliquant une augmentation constante de la production et de la consommation, il subit les atteintes et les destructions enfin largement dénoncées depuis la fin du siècle dernier. À cet égard, on le répète, il est significatif que, dans la logique économiste et financière du capitalisme, la biosphère ait été réduite à un ensemble de « ressources naturelles » alors que les pratiques des hommes, aussi bien dans la production que dans les services, sont désormais considérées comme des « ressources humaines ».
Ainsi les arts techniques ont été détournés de l’intention civilisatrice et de la fonction sémiotique de construction sociale et culturelle de l’humain que les poètes tragiques leur prêtaient face au public athénien de l’époque classique. Dans le passage de l’anthopopocène au paradigme que d’aucuns dénomment capitalocène (Bonneuil & Freissoz, 2015, p. 247-279), les tékhnai développées sur la base des énormes progrès des sciences « de la nature » ont été subordonnées à l’unique logique marchande et financière de la maximisation des profits et de l’accumulation capitaliste avec les principes néolibéraux qui la soutiennent. Ce passage a été fortement accentué par le grand mouvement de la mondialisation économique et financière qui s’est dessiné depuis les accords de Bretton Woods, sous domination anglo-saxonne. Par un vaste processus de délocalisation de la production industrielle, par des traités de libre-échange qui soustraient les acteurs économiques et les entreprises des pays riches devenues multinationales aux réglementations sociales et écologiques des pays dont on exploite force de travail et environnement, par la soumission des pays du « Sud » aux pays du « Nord » dans des rapports de domination d’ordre économique et financier (les mesures « d’ ajustement structurel » imposées par BM et FMI…), par la destruction coloniale puis néocoloniale des règles sociales et culturelles de communautés ayant leur propre système de relations symboliques et pratiques avec leur milieu, la mondialisation a eu deux effets principaux. D’une part, le profond creusement des inégalités dans le revenu et la dégradation des conditions de vie dans les pays dominés ont provoqué des mouvements migratoires contraints dont les pays riches refusent d’accueillir les victimes ; d’autre part, les différentes pollutions entraînées par la surexploitation des sols et des matières premières, mais aussi par la surconsommation d’énergies à base d’hydrocarbures ou d’énergie nucléaire ont pour conséquence la destruction de l’environnement indispensable à la survie des hommes en société.
7. Tentatives critiques : de Latour à Tanuro
On ne retiendra que deux des réponses parmi celles proposées au défi des destructions sociales, culturelles et écologiques, infligées par un capitalisme dérégulé et globalisé, qui impose aux indispensables relations symboliques et pratiques de l’homme vivant en société avec son environnement une raison purement économique et financière.
D’un côté le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour reprend à propos de ce que nous avons objectivé en nature l’hypothèse de James Lovelock. La planète terre serait à considérer comme un organisme vivant, comme un système régulé par homéostasie, comme un « super-organisme » pourvu d’une physiologie ; à l’écart de toute référence à la la puissante et primordiale divinité hésiodique, c’est en tant qu’organisme correspondant au système-Terre qu’elle mériterait le nom de Gaïa. Or, tout en reconnaissant la pertinence des effets délétères qu’ont sur ce système les pratiques humaines caractérisant l’anthropocène, Latour recourt au subterfuge linguistique de mettre Gaïa au pluriel (toujours avec majuscule…) et au sophisme de l’argument historiciste : Gaïa ne correspondrait pas à la Nature, mais « Gaïa ce sont les avatars localisés, historiques et profanes de la Nature » (2015, p. 358). Donnés comme Terrestres, les humains seraient quant à eux attachés à cette Gaïa plurielle et, désormais devenus adultes, Terrestres et Terre partageraient la même fragilité. En conséquence « Gaïa ordonnent (sic !) seulement de partager le pouvoir comme des pouvoirs profanes et non pas religieux » (2015, p. 360). Dans cette institution de la « Nature » en personne à qui l’on peut s’adresser, les Gaïa ne seraient pas à considérer comme un État souverain, mais elles nous inviteraient à respecter leur majesté…
À l’écart de toute figure divinisée telles Pachamana ou Gé, à l’écart de toute transcendance, Gaïa (à nouveau au singulier) correspondrait à « la finitude, la très mondaine finitude » (2015, p. 370) ; en tant que telle, elle nous contraindrait à abandonner l’image de l’Homme situé au centre d’une Nature globale et circulaire, tour à tour le menaçant ou le protégeant.… Ce qui n’empêche pas Latour de conclure dans un énoncé qu’il place sous l’égide d’un Christophe Colomb « porteur du Christ » (conformément à l’étymologie de son prénom) : « Nous devrions plutôt accepter de peser moins lourd sur le dos de ce qui nous porte à travers le gué du temps, à savoir Gaïa » (2015, p. 373).
On aurait pu imaginer que Latour indique quelques-uns des moyens pour engager ce nouveau rapport des humains avec la biosphère. L’intitulé d’un petit essai paru successivement sous le titre Où atterrir ? laissait espérer quelques réponses à la question. L’intervention de l’homme sur la nature serait limitée à cette très mince « zone critique » située entre la géologie et l’espace. C’est dans cette zone critique que se situerait l’action des hommes sur la Terre (avec majuscule !), définissant un « Terrestre » entre « Nature » et « monde humain » ; et c’est dans la direction du « Terrestre » que l’écologie nous inviterait à nous engager. Ainsi « rediriger l’attention de la « nature »vers le Terrestre pourrait mettre fin à la déconnexion qui a figé les positions politiques depuis l’apparition de la menace climatique, rendant périlleuse la jonction entre les luttes dites sociales et les luttes dites « écologiques » (2017, p. 105). L’entrée dans une période qui mérite le nom d’anthropocène serait le symptôme d’une « repolitisation des toutes les questions planétaires » (2017, p. 108).
Et les plus grands doutes sont permis quand le terrain d’atterrissage proposé par Latour s’avère correspondre à l’Europe… certes non pas l’Europe ethnocentrée de la tradition, mais une Europe « provincialisée ». S’il reconnaît bien qu’au nom de la « civilisation » l’Europe a conquis terres et territoires en détruisant les cultures de leurs habitants, qu’elle s’est employée à éliminer, jamais Latour ne remet en cause le système néolibéral d’inspiration anglo-saxonne qui, par mondialisation économique et financière interposée, soumet le monde au régime de domination néocoloniale que l’on a dit, avec des conséquences destructrices analogues, autant du point de vue social qu’écologique. Le remplacement du capitalisme par « quelque autre régime » (2017, p. 122) n’est que très discrètement envisagé comme une question « immense et paralysante » …
Il en va tout autrement du dernier essai publié par l’ingénieur environnementaliste Daniel Tanuro. Sur fond de relations entre l’homme et la nature (une nature placée entre guillemets), l’essai se fonde sur les données tirées de trois rapports intergouvernementaux publiés en succession sur le changement global pour la géosphère et la biosphère, sur le climat (le GIEC), et sur la biodiversité. Le constat est connu : les différentes dimensions de crise globale « renvoient en dernière instance à un même problème fondamental : : les plafonds relatifs de la soutenabilité du développement humain sur une planète finie » (2020, p. 76). En raison du rôle joué par la production d’énergie, le climat aurait dans cette crise un rôle central. À ce propos, Tanuro ne manque pas d’énoncer les objectifs d’une « neutralité carbone » obtenue par le biais de technologies dont l’application serait soumise aux lois du marché ; elle serait donc placée sous le règne du « dogme néolibéral » fondé sur croissance (économique) et innovation. Désormais saisies comme « sciences de l’ingénieur », les tékhnai s’avèrent une fois encore impuissantes si leur usage n’est pas soumis à des critères autres que ceux du profit capitaliste !
D’ailleurs, de ce point de vue et sans doute avec raison, Tanuro hésite à renchérir sur le concept d’anthropocène par celui de capitalocène, dans la mesure où le productivisme animait également l’économie planifiée de l’URSS, avec les conséquences aussi bien écologiques qu’humaines que l’on sait. Quoi qu’il en soit, à l’écart de tous les projets de Green New Deal dont aucun ne remet en cause le système économique et financier à l’origine de la crise écologique globale, on peut en revenir aux analyses de Karl Marx quant aux notions de travail et de modes de production (on verra à ce propos les références données 2020, p. 241 n. 264 auxquelles il faut ajouter Corcuff, 2012, p. 110-120). Autant dans l’industrie que dans l’agriculture la volonté d’accroître la productivité incite le mode de production capitaliste à exploiter, en s’appuyant sur la technique, les deux sources principales de richesse, soit le travailleur et la Terre (sic).
Se présentant comme écosocialistes les conclusions que tire Tanuro de constats aussi pertinents sont d’autant plus décevantes. La mise en œuvre d’un « plan écosocialiste » impliquerait « démocratie économique » et « démocratie politique » (2020, p. 264). D’un côté, en vrac, réforme de l’enseignement, financement public de la recherche, abolition des brevets, innovation sociale, une formation enfantine susceptible notamment d’ « éveiller aux beautés de la nature » ; de l’autre, en vrac aussi, lutte contre les gaspillages, combat contre l’obsolescence programmée, extension des droits d’organisation et d’initiative dans les entreprises (privées ?) et les services, amélioration des salaires et des conditions de travail ; cela dans la perspective de « produire moins, transporter moins, partager plus ». Soit. Mais selon quels modes de production, selon quels critères d’usage, par quels moyens techniques, par quelles instituons démocratiques, avec quels objectifs sociaux et environnementaux ? L’auto-activité, l’auto-organisation et l’auto-contrôle par les exploité-es et opprimé-es seront-ils suffisants pour répondre aux défis de l’Anthropocène ? Et quid des réponses à donner à une « lutte des classes » que les dominants mèneraient contre les jeunes, les femmes, les personnes racisées, les salarié-es, les peuples indigènes, les paysan-nes et, en définitive « le vivant en général » (2020, p. 301) ? À vrai dire, toutes les mesures concrètes proposées peuvent être réalisées dans le système économique et financier actuel ; la propriété privée des moyens de production n’est apparemment pas remise en cause. On ne peut donc se contenter du souhait, aussi pressant soit-il, de « la réémergence à une échelle de masse d’un projet émancipateur à la hauteur des menaces terribles dont la folie productiviste menace l’humanité » (2020, p. 309).
8. Pour une transition écosocialiste
En guise de réponse, on pourra se référer aux treize thèses formulées par Michael Löwy en conclusion à son essai sur l’écosocialisme, treize thèses sur « la catastrophe (écologique) imminente et les moyens (révolutionnaires) de la conjurer ». Elles impliquent la rupture avec le modèle productiviste du système capitaliste et, au-delà de modifications dans les formes de propriété, elles exigent « un changement de civilisation, fondé sur des valeurs de solidarité, d’égalité, de liberté et de respect pour la nature » (2020, p. 150). À la suite de l’article paru dans le numéro 25 des Possibles et s’appuyant sur plusieurs contributions précédemment publiées dans la revue par des collaboratrices et collaborateurs autorisés, on pourra avancer plusieurs propositions. Parmi ces propositions on trouvera d’une part une nouvelle définition du travail incluant les services (et pas uniquement les soins à la personne) et propre à assurer le plein emploi selon des critères plaçant l’économie sous l’égide de la justice sociale et environnementale ; d’autre part, quant à la production économique, une reconversion industrielle et des formes de planification décentralisée, par la socialisation de la grande propriété privée – dans des rapports à l’environnement redéfinis selon des critères écologiques et sociaux.
Déterminantes sont à cet égard les propositions de Jean-Marie Harribey aussi bien quant à la notion de valeur que pour la réhabilitation du travail dans une acception élargie face à la crise tant sociale qu’écologique du capitalisme. Si la richesse produite par les hommes ne saurait être réduite à la valeur marchande, si par ailleurs on ne saurait attribuer à la « nature » une valeur économique intrinsèque, le travail doit être revisité en tant que travail vivant, il doit être réhabilité quant à son sens et à ses finalités. « La question de la propriété, celle de la gestion sociale et démocratique des entreprises et celle du partage des richesses produites et naturelles entre tous les humains sont inséparables » (2020, p. 266).
Restent néanmoins posées autant la question d’un environnement, sinon d’une biosphère qualifiés dans les deux cas de « nature » que la question des relations signifiantes et pratiques que les hommes entretiennent avec leur milieu, orientant leurs usages d’arts techniques qui sont le propre de l’être humain. La conception hellène des tékhnai est là pour nous permettre de le préciser. Les arts techniques inventés par l’homme ont dans leurs usages un impact déterminant autant sur les communautés humaines que sur leur environnement par le fait même qu’ils relèvent d’une création d’ordre sémiotique ; dans l’ordre de la communication, il va en somme de même de ses pratiques discursives. Dans leurs différents usages, techniques et technologies donnent sens au milieu pour le transformer au profit de l’homme en société selon les représentations et les critères permettant de définir ces usages. Ainsi en va-t-il en somme de la neuro-psycho-économie elle-même qui naturalise aussi bien la nature que la société en projetant une conception entrepreneuriale et managériale sur l’organisation biologique. « La fusion opérée par la discipline économique entre nature et société, entre biologique et social, répond à l’opposition en naturalisant les sociétés », conclut Geneviève Azam (2015, p. 208) ; ce qui n’est pas une raison, comme on va le voir, pour attribuer des droits à la Terre…
Loin de toute objectivation en « nature » pour l’exploitation et les profits que l’on a dits, notre milieu est un monde que la perception sensorielle et intellectuelle rend d’emblée signifiant ; c’est un environnement qui est constamment configuré et refiguré par nos représentations, nos savoirs, nos pratiques et nos discours, dans une interaction qui nous confronte désormais aux problèmes écologiques que l’on sait. Face à l’urgence de l’impératif tournant écologique, face à la rupture écosocialiste qu’il exige avec un capitalisme destructeur des communautés des hommes et de leurs milieux, techniques et technologies doivent être non seulement reconçues et recréées, mais elles doivent aussi être subordonnées à des finalités autres que l’unique profit capitaliste. Dans cette mesure, ce que nous conceptualisons encore, dans une perspective largement européocentrée et anthropocentrique, en tant que nature nous renvoie à la société.
Serait-ce à dire que, pour échapper à l’anthropocentrisme impliqué par la naturalisation de l’environnement, il conviendrait de considérer la biosphère comme un organisme vivant ? À l’instar de la Pachamama andine englobant comme êtres vivants montagnes, glaciers, air, fleuves et océans, faut-il la vénérer comme une Terre-Mère qui interagirait avec le cosmos, au risque d’une nouvelle théologie ? De cette Terre-Mère restituée en Nature et identifiée en définitive avec la biosphère faut-il faire une personne de droit, un sujet juridique doué de droits à inscrire dans une constitution comme c’est le cas en Équateur et en Bolivie au nom du Vivir Bien ? L’espoir de vivre en harmonie avec la nature est-il propre à renverser l’ordre économique et financier mondial ? « La nature, ou Pacha Mama, où se reproduit et se produit la vie, a le droit de voir intégralement respectés son existence et le maintien et la régénération de ses cycles, vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs » précise l’article 71 de la constitution de L’Équateur de 2007. À moins d’inclure dans la Terre-Mère tous les êtres vivants en tant qu’ « êtres indépendants et intimement liés entre eux par un destin commun » comme le fait la Déclaration universelle sur les droits de la Terre-Mère (Cochabamba, Bolivie, 2010), on voit mal qui serait habilité à défendre juridiquement les droits de l’environnement institué en personne.
Certes, « les droits de la Terre-Mère ne pourront prospérer que si les droits de propriété sont redéfinis dans une écosociété non régie par la logique du capital », selon la proposition de Pablo Solón (Attac, 2017, p. 58). Mais on ne saurait instituer la Terre en personnalité juridique, ni en individu doué de conscience, ni en sujet de discours capable de se défendre publiquement. Autant la formulation de droits que la défense de droits dépendent de pratiques discursives et politiques qui, jusqu’à nouvel avis, sont le propre de l’être humain, et de l’être humain vivant d’une manière ou d’une autre dans une communauté sociale et politique. On n’échappe pas à l’anthropocentrisme social que nous impose notre immanquable action sur notre milieu.
9. Conclusion anthropo- et écopoiétique
Revenons donc à l’homme et à la société, l’homme qui du point de vue physique, biologique, sinon neuronal, partage toute une série de qualités avec sa biosphère et qui se trouve en interaction constante et constructive avec elle. Du point de vue anthropologique, la transition, sinon la rupture écosocialiste exige une anthropopoïétique doublée d’une écopoïétique d’ordre sémiotique ; cela par référence à deux concepts opératoires à la dénomination un peu savante – hellénisme oblige : d’une part l’anthropopoïésis en tant que fabrication sociale et culturelle de l’être humain, en collaboration et en contraste avec ses proches dans la construction et le maintien évolutif d’une identité à la fois personnelle et sociale ; d’autre part l’écopoïésis comme transformation et fabrication par l’homme en société d’un environnement en un milieu indispensable à sa survie matérielle et mentale, sinon neuronale. D’ordre anthropologique, ces deux concepts induisent non seulement à repenser les interactions complexes des hommes et de leurs communautés avec un environnement que l’on pourra identifier avec la biosphère, mais surtout de refaçonner, symboliquement et techniquement, cette interaction, fabricatrice. Quelle qu’en soit la nature physique et biologique, cet environnement, perçu par l’intermédiaire de notre appareil sensoriel et de nos capacités intellectuelles, et désormais neuronales, est d’emblée signifiant. C’est à la condition de l’interpréter que nous pouvons en user, dans la nécessaire construction culturelle et sociale de la femme et de l’homme.
Reconnue comme fondement de toute identité humaine et par conséquent de toute communauté sociale et culturelle, l’anthropopoïésis passe du statut de concept opératoire à celui d’une exigence sociale. Et dans la mesure de l’immanquable interaction complexe et pratique entre l’homme vivant en société et la biosphère, l’anthropopoïésis devenue anthropopoïétique doit être développée en une « écopoïétique ». Du point de vue épistémologique, cette reconnaissance exige le développement d’une anthropologie éco-sémiotique, d’ordre culturel et social. Elle consistera en l’investigation comparative des principes qui fondent la construction sémiotique et discursive de l’être humain en relation avec son groupe social et avec son milieu à travers les procédures d’anthropopoiésis et d’écopoiésis propres à chaque culture ; les pratiques rituelles d’une part, les pratiques techniques de l’autre en sont parmi les supports essentiels.
Ce passage comparatif par les pratiques discursives, rituelles et techniques d’ordre anthropo- et éco-poïétique d’autre communautés culturelles, ne serait-ce que celle que nous offre dans son histoire et dans la multiplicité de ses cités la Grèce ancienne, nous engage fermement à repenser le paradigme technologique, marchand et répressif qui domine le monde contemporain. L’enquête comparative pourra contribuer à la définition de nouveaux critères, d’ordre écosocialiste, dans l’élaboration et l’usage des techniques, dans le cadre des relations signifiantes et pratiques des hommes et de leurs communautés avec leur indispensable environnement. D’inspiration écosocialiste, ce paradigme polymorphe et évolutif s’inscrira en rupture avec le néolibéralisme de la dérégulation, de la marchandisation, et de la maximisation des profits individuels, dans une désémiotisation généralisée des relations poiétiques et interactives des hommes entre eux et avec leur milieu.
Rappelons-le. En mars 2016, la Préfète du Pas-de-Calais ordonnait la destruction du campement précaire regroupant plus de 6000 exilés et exilées tentant de rejoindre depuis Calais la Grande-Bretagne. Or, dans le dénuement le plus total, ces migrantes et migrants d’origine les plus différentes étaient parvenus à s’approprier l’espace d’un terrain vague proche de l’autoroute pour organiser leurs abris de bidonville en un tissu urbain précaire, avec ses lieux de sociabilité : un centre culturel, une église, une mosquée, une école, des échoppes, quelques bars, en dépit de conditions d’hygiène plus que dégradées. À l’écart de toute idée de nature, les victimes des effets destructeurs et répressifs de la mondialisation néolibérale avaient fait la preuve de la force créative qui, en contraste, anime les relations vitales d’un indispensable tissu social avec un milieu.
Bibliographie
Attac (Ch. Aguiton, G. Azam, E. Peredo, P. Solón), Le monde qui émerge. Les alternatives qui peuvent tout changer, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017.
Geneviève Azam, Osons rester humian. Les impasses de la toute-puissance, Paris, Les Liensqui Libèrent, 2015.
Walter Benjamin, Paris Capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989 (Allia 2003 ; rédaction en allemand : 1935, en français : 1939).
Émile Benveniste, Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, A. Maisonneuve, 1975 (éd. or. : 1948).
Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil 2016 (2e édition augmentée).
Claude Calame, Avenir de la planète et urgence climatique. Au-delà de nature et culture, Fécamp, Lignes, 2015.
Philippe Corcuff, Marx. XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, 2012.
René Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison & chercher la vérité dans les sciences, Paris, Vrin, 1970 (éd. or. : Leyde, Jan Maire, 1637).
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
— , L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Éditions Quae, 2011.
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2010 (1re éd : 2007),
Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020.
Louis de Jaucourt, « Nature », in Denis Diderot & Jean le Rond d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. XI, Paris, André Le Breton et al., 1765, p. 40-44.
Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.
— , Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
Georges-Louis Leclerc Comte de Buffon, Les Époques de la nature, 2 vol., Paris, Imprimerie Royale, 1780.
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris – La Haye, Maison des Sciences de l’Homme – Mouton, 1967 (1re éd. : 1949).
Michael Löwy, Qu’est-ce que l’écosocialisme ?, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020 (2e éd.).
Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020.