Femmes et environnementalisme ordinaire

mardi 15 décembre 2020, par Nathalie Blanc *

Il est de notoriété publique que l’environnement planétaire est considérablement dégradé et régi par des dynamiques, d’ores et déjà, catastrophiques. Qu’il s’agisse de changement climatique, d’érosion de la biodiversité, d’acidification des océans, les limites planétaires sont atteintes. En France, six d’entre elles sont franchies. Notre formation de géographe, d’environnementaliste et d’artiste, ainsi que notre héritage de féministe, inscrits depuis longtemps dans les luttes des gauches, nous conduisent à ne pas considérer que ces problèmes sont uniquement naturels. Ils sont naturels et sociaux.

Ils s’inscrivent dans des luttes de pouvoir autour de la définition des problèmes, de la manière dont ils touchent certaines personnes plutôt que d’autres. Cependant, les problèmes environnementaux restent peu analysés en termes des inégalités renforcées dont ils sont porteurs, bien que de nombreux travaux (environnementalisme des pauvres, environnemental justice…) aient, d’ores et déjà, tracé la voie d’une mise en relation des problèmes sociaux et écologiques.

Cet article est dédié aux liens entre femmes et nature, voire à l’importance des femmes dans les mouvements environnementalistes de proximité (jardinage partagé, recyclage, etc.).Il veut mettre l’accent sur la place singulière des questions de genre en écologie politique, à la fois présente et marginalisée. Beaucoup parmi les grandes organisations environnementales (Sierra Club, Friends of the Earth, WWF, et même Greenpeace) sont, à l’origine et encore aujourd’hui, essentiellement dominées par des hommes et réservées aux grandes causes. Cependant, dès les années 1970, des récits écoféministes voient le jour, soulignant les liens profonds des femmes et de l’environnement, voire des liens qui tiendraient à une nature des femmes. Des mouvements de niveau international, notamment les mouvements féminins pour la paix qui se sont manifestés dans les années 1970 et 1980, ont fait la synthèse des préoccupations féministes et environnementales, par exemple, le GreenhamWomen’sPeace Camp, au Royaume-Uni. Plus largement, les femmes ont pris la tête de nombreux mouvements communautaires aux impacts mondiaux, notamment sur la souveraineté alimentaire et la conservation de la biodiversité.

Ces mouvements ont permis de comprendre le rôle des femmes dans la mise en avant d’une conscience environnementale. En lien avec ces mouvements, alors que les politiques internationales prennent conscience du rôle des femmes dans le développement local et régional, voire national, les encouragements à des programmes spécifiques de développement valorisent les activités féminines de reproduction et de subsistance telles que l’agriculture et la transformation alimentaire à petite échelle, ainsi que la collecte d’eau et de combustible. Dans l’ensemble, ces politiques remettent peu en cause les dynamiques historiques de ségrégation, sociales et économiques justifiant les inégalités entre les sexes. Un des enjeux aujourd’hui est notamment la désagrégation des données socio-environnementales et géographiques permettant de mettre en évidence les poids et rôles de l’environnement dans la construction des genres.

Environnementalismes ordinaires et genre

Si un premier féminisme demande l’égalité hommes-femmes, un second féminisme revendique les différences, et notamment celle qui ferait que la femme soit potentiellement plus proche de la nature, vu ses liens à la maternité. Égalité dans la différence est ce que plaident des féministes à partir des années 1990. Plus récemment, les féminismes racisés se revendiquent de cultures identitaires, sans forcément renvoyer aux problèmes de l’environnement. L’écoféminisme, bien que divers, tend à être réduit au lien fondamental de la femme et de la nature, lui conférant un caractère sacré, problématique sur le plan politique. La position que nous adoptons, à défaut d’interroger ce que sont les femmes, ou ce qu’elles devraient réclamer au nom de l’égalité des droits, ou d’une différence, tente de montrer en quoi l’environnementalisme ordinaire, correspondant à la reproduction des conditions d’existence, est au cœur de ce qui conduit à ne pas vouloir suffisamment prendre en considération les dégradations de l’environnement, sinon pour des espèces et espaces emblématiques d’un rêve de nature. En effet, la question environnementale, souvent rabattue sur les aspects naturalistes du cadre de vie, va éluder l’environnement comme cadre d’action politique et lieu fondamental de l’exercice d’une politique qui touche aux fondements même des modes de vie et de l’habiter. C’est dans les territoires que s’exercent des vies et des droits à vivre. Une des raisons de cet oubli est la dimension souvent genrée de ce cadre de vie : n’est-il pas l’affaire des femmes, pour sa reproduction et sa prise en charge ordinaire ? Le danger est là. En effet, au fur et à mesure que l’écologie se saisit des questions de cadre de vie, elle se fait féminine et se marginalise culturellement. Dès lors, il nous faut proposer un recadrage de l’analyse des mobilisations environnementales en direction de l’étude des liens personnels et collectifs à l’environnement, dans l’optique de sa production et reproduction et prêter une attention particulière aux rôle et statut des femmes dans sa reproduction.

Contre quoi lutte cet environnementalisme ordinaire ? Il s’agit d’invisibilité ou d’invisibilisation, qu’elle soit structurelle ou qu’elle se transforme au prisme des crises ou des catastrophes. Elle est notamment celle des femmes, et plus largement de celles et ceux qui prennent en charge les tâches de reproduction du vivant. Dans le cas de l’épidémie de Covid-19, un grand nombre de ces personnes, parmi lesquelles infirmières, aides-soignantes, caissières, ont été soudainement visibilisées, mais autant pour en souligner la dimension essentielle que pour donner aux missions de ces personnes un caractère structurant, c’est-à-dire qui ne fait pas événement, et qui ne constitue pas un acte d’héroïsme. Quelles sont les caractéristiques de l’invisibilisation ? Cette invisibilisation des femmes dans l’espace public hérite d’une partition symbolique dans l’occupation des espaces (privé/public) qui s’ajoute à d’autres oppositions et modes de qualifications des rôles et places des genres dans le monde (grand/petit, haut/bas, dessus/dessous, dur/mou, clair/obscur…) [1] En conséquence, l’invisibilisation des femmes est aussi bien le produit de dynamiques socio-politiques que reliée à une organisation symbolique des environnements du quotidien. Plus encore, cette partition de genre tend à invisibiliser la valeur des gestes en faveur de l’environnement quand ces gestes ne sont pas associés au sauvage, aux grands espaces ou à la vaste nature cruelle et sans pitié. Le Covid-19 a joué un rôle de révélateur à cet égard : des femmes apparaissant au front, auparavant invisibilisées, parties prenantes d’une armée de réserve, ont joué les petites mains dans l’espace domestique (charge des enfants et des personnes fragiles, tâches ménagères, etc.), tandis que les hommes, plus libres de leurs temps, ont saturé l’espace public de commentaires et/ou de publications scientifiques.

Émilie Hache écrit que femmes et nature sont liées, car placées toutes deux sous le signe de l’exploitation, l’exploitation de l’une conditionnant celle de l’autre. Cette partition étant structurelle, revenir sur l’invisibilisation implique de se montrer plus proche d’un positionnement qui se refuse aux hiérarchies grands espaces/petits espaces, global/local, mais aussi reconnaît la violence symbolique qui s’exerce par les voies de la médiatisation et de la reconnaissance, ou encore par le refus du sentiment dans la mesure où ce dernier signe le féminin, en particulier quand il est associé à l’écologie.

Services écosystémiques et genre

Aujourd’hui, l’érosion de la biodiversité, soit l’ensemble des écosystèmes, des espèces vivantes et des ressources génétiques, affecte massivement les services rendus par la nature ou les bénéfices que les humains retirent des écosystèmes, dits services écosystémiques, parmi lesquels les services support (i.e. grands cycles biogéochimiques), les services d’approvisionnement (nourriture, combustible, etc.), les services de régulation (i.e. régulation du climat, pollinisation, etc.) et les services culturels (i.e. bien-être, esthétique, etc.). L’évaluation de l’ensemble de ces services est souvent réalisée sans prendre en compte les inégalités de genre. Or, il est important de souligner la dimension genrée de la perception et de l’usage des services écosystémiques pour plusieurs raisons. Premièrement, les rôles d’approvisionnement et donc de collecte de l’eau, du bois et autres provisions recueillies directement dans l’environnement sont essentiellement dévolus aux femmes, en particulier dans les zones rurales ou même dans les zones pauvres des villes. Les femmes y jouent également un rôle important dans l’agriculture et s’acquittent aussi de la majeure partie des soins et travaux domestiques non rémunérés, tels que la transformation des produits vivriers, les repas et les soins aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes malades. Si les femmes n’ont pas accès à ces services dans leur proximité, ces tâches exigent encore plus de temps et d’efforts. Deuxièmement, les femmes ont coutumièrement et légalement un moindre accès à la gestion de l’environnement [2]. Troisièmement, souvent moins éduquées, elles sont considérées moins capables de prendre des bonnes décisions le concernant. En somme, les dégradations qui affectent l’environnement ordinaire et les services rendus par la nature en son sein contribuent mécaniquement à affecter de manière plus importante les femmes. L’une des hypothèses fortes de l’effacement de l’environnement ordinaire tient au rôle de cet environnement dans l’activité productive des femmes. En outre, bien que l’activité économique des hommes soit également liée à leur environnement, elle comporte une dimension plus massive, tant en termes de distance de déplacement et donc d’accès aux marchés (utilisation de moyens motorisés) que de taille d’activité (taille des bateaux, plus gros poissons, activité de coupe et peu de récolte du bois de chauffage, etc.). Une des manières d’établir plus solidement et empiriquement cette hypothèse est certainement de voir de quelle manière les choix faits en matière d’environnement et de sa préservation dépendent des situations socio-économiques et culturelles des individus et groupes sociaux. Au fond, nous pourrions dire que ce ne sont pas juste les activités de prise en charge de l’environnement qui sont éludées, mais plus largement les dimensions de l’environnement qui jouent un rôle dans l’activité des femmes et sont, éventuellement, des activités de reproduction des conditions d’existence. Les espaces physiques de l’environnement, tant dans leur perception que dans leurs usages et modes de valorisation, sont largement genrés.

En somme, nous pouvons décomposer la dévalorisation de l’environnementalisme ordinaire en trois sous-sections. 1) L’environnement vécu et productif des femmes est largement ignoré. 2) Les gestes qui fondent une certaine relation à l’environnement sont largement sous-valorisés (parmi ceux-ci, le care de l’environnement et les gestes de production). De plus, s’il est vrai que les hommes prennent en charge la reproduction de la planète ou du noyau familial, en pourvoyant sur le mode monétaire à l’économie, cette prise en charge n’est pas directe et doit se traduire grâce à de nombreux intermédiaires en gestes de soins et de prise en charge, parmi lesquels ce personnel dévalorisé essentiellement féminin et souvent immigré, donc en situation de fragilité. 3) Enfin, les motivations qui gouvernent ces relations à l’environnement sont dévalorisées (empathie, coopération, effacement des individus, etc.).

Notes

[1Pierre Bourdieu,La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

[2R. Meinzen-Dick, C. Kovarik, A.R. Quisumbing, « Gender and sustainability », Annual Review of Environmental Resources, 39 (2014), p. 29-55. Les femmes ont souvent un moindre accès aux décisions concernant l’environnement. Dès lors, les portions de l’environnement affectées par une décision prennent peu en compte cette dimension genrée de l’environnement. Par exemple, l’inondation des terres côtières du Bangladesh avec de l’eau salée augmente les bénéfices de l’aquaculture commerciale au détriment de la production de fruits et légumes essentielle au travail reproductif des femmes locales.

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