La collapsologie, une impasse réactionnaire

mardi 15 décembre 2020, par Stéphanie Treillet *

La collapsologie, néologisme forgé par Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle pour désigner, à travers leurs ouvrages, articles et conférences divers, ce qu’ils caractérisent comme une « science de l’effondrement », bénéficie d’une couverture médiatique importante et d’un écho dans une partie de l’opinion accru par la crise sanitaire. Si plusieurs constats sur l’interconnexion des différentes crises systémiques du monde contemporain peuvent faire accord, l’analyse des « collapsologues » présente un grand nombre de limites : un statut scientifique très fragile en dépit de leurs prétentions, une occultation de plusieurs mécanismes essentiels des évolutions environnementales et sociales actuelles. Leur refus de traiter du capitalisme les conduit enfin à proposer des perspectives qui constituent au mieux un repli, au pire une impasse réactionnaire.

En quelques mois, les néologismes « collapsologie », « collapsologue »… sont entrés dans le langage presque courant ou tout au moins médiatique. Effet de mode ou symptôme d’une évolution idéologique plus profonde d’une partie de la société, il convient de se pencher de plus près sur le contenu de ces écrits et la signification de l’écho qu’ils suscitent.

De quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que la collapsologie ?

Le point de départ de cet emballement est la publication successive de trois ouvrages, constituant à l’arrivée une trilogie : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Collapsologie : comment tout peut s’effondrer[Seuil, 2015], 60 000 exemplaires vendus, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle [Les Liens qui libèrent, 2017], et enfin Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) [Seuil, 2018].

Nous reviendrons plus bas sur l’évolution de leur approche entre ces trois opus. Mais surtout, on ne compte plus depuis cette date, les articles, interviews, vidéos en ligne, des auteurs eux-mêmes ou à propos du sujet, les pages Facebook, sites internet, jusqu’à un portail de collapsologie. Autour de ces auteurs et de la thématique gravite un petit groupe de personnes, dont l’ancien ministre de l’Environnement Yves Cochet, qui fournit également l’une des définitions du terme [1], et le géographe Renaud Duterme, entre autres [2].

Que faut-il entendre par « collapsologie » ? Les auteurs affirment eux-mêmes avoir créé de toutes pièces le terme. Ils définissent la collapsologie comme « un [terme faisant référence à] l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle et/ou des écosystèmes et espèces vivantes, dont la nôtre ». Ils se réfèrent également à plusieurs autres définitions parfois antérieures, comme celle de Jared Diamond, auteur d’un best-seller intitulé Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie [3] : « Réduction drastique de la population humaine, et/ou de la complexité politique, économique, sociale, sur une zone étendue et une durée importante. ». Ils ajoutent « C’est le constat que tous les systèmes complexes, hyperconnectés (les organismes, la finance, le climat…), lorsqu’ils sont soumis à des chocs répétés, sont résilients : ils gardent leur fonction, s’adaptent, se transforment… Mais il y a un seuil au-delà duquel ils basculent, où toutes les boucles de rétroaction s’emballent, et alors le système s’effondre brutalement. » [4] L’idée de limite, de seuil au-delà desquels se produit un basculement irréversible suite à une accumulation de dégradations et à des trajectoires devenues exponentielles est donc au cœur de cette approche.

Pablo Servigne et ses co-auteurs se présentent ainsi comme les fondateurs d’une nouvelle science ou tout au moins d’une nouvelle discipline, portant sur un nouvel objet de recherche, l’effondrement, situé au croisement de disciplines différentes. Ils annoncent : « L’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus [5] »

Si le premier ouvrage prétend d’abord faire un état des lieux et poser un diagnostic de la situation, n’abordant que dans la dernière partie de façon rapide les perspectives et les propositions, les deux suivants se proposent de répondre aux interrogations et, comme le formulent les auteurs, aux « réactions de sidération » ou de « choc » rencontrées chez leurs lecteurs/trices ou auditeurs/trices, suite à l’annonce de la probabilité de l’effondrement.

Si l’on devait tenter de caractériser très rapidement les catégories de population qui, du moins en France, s’intéressent à cette thématique de façon plus ou moins active (depuis les lectures, assistance à des conférences, fréquentation des sites internet, pouvant aller jusqu’à la participation à des groupes plus ou moins engagés ou des changements individuels ou familiaux de modes de vie) [6], on trouve surtout des tranches d’âges jeunes ou relativement jeunes, souvent diplômées, voire exerçant une profession intellectuelle, mais parfois précaires, avec une majorité d’hommes, et privilégiant de nouvelles formes d’adhésion collectives fluctuantes, avec un rôle important des NTIC. Cela ne vaut pas étude sociologique en bonne et due forme, mais ressort par exemple de près de trois cents récits répondant à un appel à témoignage du Monde et recoupe les résultats d’un questionnaire élaboré par Loïc Steffan [7], professeur à l’université d’Albi, auquel 1 600 personnes ont répondu en octobre 2018.

Mais surtout, la crise du Covid-19, par son caractère imprévisible – en tout cas dans sa forme –, sa gravité, son caractère presque immédiatement mondial, l’interaction des différents niveaux de ses manifestations (sanitaire, économique, social, politique, écologique) et le caractère inédit du confinement quasi-général, a donné à la thématique un écho soudain [8]. Ces évolutions, bien que marginales et peut-être éphémères, peuvent néanmoins être considérées comme révélatrices du fait que, pour une proportion accrue de la population, les alarmes suscitées par la situation récente viennent se greffer sur des inquiétudes latentes et préexistantes à propos du dérèglement climatique, de la dégradation accélérée de la biodiversité, des problèmes alimentaires, etc. La prise de conscience de l’accélération de ces évolutions et de l’impossibilité de les enrayer dans le cadre du système en vigueur est de plus en plus large. Or il se trouve que le « corpus » de la collapsologie paraît offrir un débouché idéologique prêt-à-penser à ces inquiétudes, alors même que toute autre forme d’explication et de proposition paraîtrait plus complexe et, de ce fait, plus ardue à appréhender et moins attractive.

L’analyse de la collapsologie présentées ici converge avec plusieurs travaux critiques déjà existant notamment dans la sphère francophone, qu’elle se propose de compléter. On citera notamment les écrits d’agronomes ou économistes (Daniel Tanuro [9], Jean-Marie Harribey [10]), d’anthropologues (Régis Meyran [11]), de sociologues (Élisabeth Lagasse [12]), d’historiens des sciences (Jean-Baptiste Fressoz [13]) ou de militants (Jérémie Cravatte [14]).

Quelles filiations théoriques, politiques et idéologiques ?

Même si les auteurs collaspsologues revendiquent la nouveauté de l’objet de recherche et de la discipline, voire un renouvellement radical de la vision du monde, il n’est pas inutile de revenir sur les filiations et les antécédents identifiables de ce courant de pensée. Cette approche puise en effet à plusieurs sources déjà anciennes. Explicitement, les collapsologues se réclament des travaux antérieurs fondés sur des scénarios de rétroaction systémique et d’effets en chaîne de dérèglements plus ou moins graves. En premier lieu, le rapport Meadows, paru le 1971, The limits to growth, mais aussi des analyses de N. Georgescu-Roegen mettant au premier plan le paradigme de l’entropie [15], ainsi que les rapports du GIEC, en particulier le cinquième paru en 2014, et bien d’autres [16].

Mais on peut repérer également des filiations qui ne sont pas explicitement revendiquées et dont l’identification relève d’une approche de critique externe. On se référera ici à tout un courant de pensée, identifié aujourd’hui à une échelle large comme courant de la décroissance, mais qui trouve ses racines idéologiques bien antérieurement dans un corpus théorique dont les préoccupations apparaissent comme civilisationnelles bien avant d’être écologiques [17] : on parle à l’époque (décennies 1970 et 1980) d’anti-développement, de post-développement autour des élaborations de Ivan Illich [18], François Partant [19], Serge Latouche [20], Gilbert Rist [21], Majid Rahnema [22] : remise en cause de la civilisation caractérisée comme « occidentale » au nom d’un relativisme culturel non pas épistémologique mais politique, refus du principe de droits et de valeurs universels (droit à l’éducation et à la santé, égalité femmes-hommes). Serge Latouche écrit dans Le Monde diplomatique en 2004 « À l’inverse, maintenir ou, pire encore, introduire la logique de la croissance au Sud sous prétexte de le sortir de la misère créée par cette même croissance ne peut que l’occidentaliser un peu plus. Il y a, dans cette proposition qui part d’un bon sentiment – vouloir ’construire des écoles, des centres de soins, des réseaux d’eau potable et retrouver une autonomie alimentaire’–, un ethnocentrisme ordinaire qui est précisément celui du développement. [23] ». L’un des précurseurs les plus importants du courant de l’anti-développement, I. Illich, écrit, en 1969, « La pauvreté augmente parallèlement au nombre de salles de classe, de voitures et de cliniques. » Le corollaire de ce positionnement est la valorisation des petites communautés traditionnelles et la revendication du repli, du « pas-de-côté », toutes thématiques qu’on retrouve aujourd’hui, on le verra, chez une grande partie des collapsologues. Par exemple, les collapsologues mettent en avant de façon récurrente les « convivialistes », qui s’inspirent notamment de Ivan Illich, et Pablo Servigne fait explicitement référence à ce dernier : « Et il faudrait plutôt se tourner vers la voie de Illich, Schumacher et Kohr qui proposent avant tout de réduire les échelles. C’est ça la clé. Je pense sincèrement comme Ernst Schumacher et Léopold Kohr et tous les penseurs de la convivialité et des limites que tous les systèmes sont bons, mais qu’à partir d’une certaine taille ils deviennent immanquablement mauvais. [24] »

Certes, il n’y a pas continuité totale entre les deux approches, et on relève des différences significatives. Ainsi, alors que la plupart des « décroissants » ou « objecteurs de croissance » rejettent radicalement tout objectif de développement durable – qu’ils assimilent purement et simplement à la croissance économique, et que Serge Latouche qualifie d’« oxymore [25] », les collapsologues dans l’ensemble ne partagent pas ce refus de principe ; ils considèrent en effet qu’un processus de développement durable, s’il aurait pu être souhaitable il y a encore quelques décennies, est désormais hors de portée compte tenu de la dégradation de la situation, se référant pour cette affirmation à Dennis Meadows [26]. Par ailleurs, si les « objecteurs de croissance » adoptent souvent comme position de principe, on l’a dit, un relativisme culturel politique les conduisant à considérer que la pauvreté est une invention occidentale [27], les collapsologues, même s’ils n’hésitent pas à louer de façon très générale la plus grande résiliences aux « chocs économiques et énergétiques » des « sociétés périphériques et semi-périphériques du monde moderne », « parce qu’elles constituent un espace d’autonomie indispensable à la création d’alternatives systémiques, un espace dynamique de changement social. » [28], n’en pratiquent pas moins ce qui a pu être qualifié par l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz d’« écologie de riches », alors même que « le changement climatique accentue les autres formes de violence et d’inégalités. Suprême injustice, il est causé par les riches et persécute surtout les pauvres des pays pauvres. [29] »

Or le discours collapsologue fait montre d’une assez large indifférence à ces conséquences aggravées et aux mécanismes d’inégalités mondiales qui en sont responsables.

Cependant, les points communs et les éléments d’affinité idéologique apparaissent bien plus nombreux. On relèvera l’idée, omniprésente dans l’anti-développement-décroissance comme chez les collapsologues aujourd’hui, que les économies contemporaines, sous prétexte que la croissance économique est valorisée dans les discours politiques (le « mythe de la croissance »), serait dans les faits toutes orientées vers la croissance du PIB avec les politiques économiques afférentes. C’est ignorer totalement la spécificité de la phase néolibérale du capitalisme dont les mécanismes, comme l’a montré Michel Husson [30], sont bien orientés vers le maintien des taux de profit des entreprises, mais maintiennent l’investissement productif au plancher, faute de demande suffisante. Dans le cadre de la zone euro en particulier, il apparaît que les politiques économiques, orientées en priorité vers la désinflation, ne poursuivent en rien la croissance. Cette première occultation renvoie à une autre, celle qui consiste à ne faire aucune ou quasiment aucune référence au capitalisme, pour parler de façon indifférenciée de l’ « économie », ou de la « civilisation industrielle », qui devient « civilisation thermo-industrielle  » chez les collapsologues. Ce parti pris renvoie sur le fond à l’absence totale, dans les deux corpus, d’approche de classe. Une partie significative des « objecteurs de croissance » considèrent les salarié.es des pays industrialisés comme des privilégié.es, validant par leurs luttes la poursuite indéfinie de la croissance et du consumérisme, d’où leur refus fréquent de les soutenir, comme dans le cas des mouvements en France contre les réformes des retraites. Les collapsologues font bien référence aux inégalités, notamment pour citer des travaux, comme le modèle Handy [31], établissant un lien d’inégalités et fragilité systémique des sociétés [32]. Mais, d’une part, la caractérisation des inégalités reste très vague, et, d’autre part, elle n’empêche pas l’affirmation récurrente : « Nous sommes tous dans le même bateau », rejoignant en cela de fait le discours néolibéral (on notera au passage la réponse de Daniel Tanuro : « nous sommes sur le même océan, oui, mais pas dans le même bateau ! » [33]).

De la même façon, sont dans les deux cas totalement ignorés les acquis du salariat, les services publics, la protection sociale. Ce n’est pas étonnant : l’alternative réside en effet dans la valorisation des petites communautés traditionnelles et la revendication sinon du repli, du moins du « pas-de-côté ». Le mot d’ordre de « sortir de l’économie » revendiqué par la décroissance trouve ici des formulations renouvelées. Même disqualification pour la question du plein-emploi : pour la décroissance, parce que les auteurs sont pour beaucoup adeptes des théories de la « fin du travail » et des propositions de revenu universel [34] ; pour les collapsologues, parce que la perspective de l’effondrement semble impliquer que le problème ne se posera plus jamais en ces termes, dans la mesure où l’humanité est déjà au-delà. De ce fait, on arrive dans les deux cas à des approches qui se maintiennent obstinément à l’écart de ce qui constitue les préoccupations de la majorité des catégories de population qui luttent : salarié.es, chômeur/ses, paysan.nes, mouvements sociaux et bien sûr a fortiori syndicats.

Sur les plans anthropologique et philosophique, ces positionnements renvoient à un rejet commun - et explicite - de la « modernité » et du « progrès ». Il faut ici apporter des précisions. Pour les collapsologues la signification attribuée à ces deux notions est assez sommaire : elle renvoie principalement au développement technologique, considéré comme forcément aliénant, « progrès » étant assimilé à progrès technique. Si cette assimilation est également omniprésente dans le courant de la décroissance, le refus va plus loin : il y a bien un rejet de la modernité et du progrès au sens des Lumières, fondant un projet de connaissance voire de transformation du monde émancipé des appartenances traditionnelles et des déterminations métaphysiques. Mais on verra plus bas que l’évolution des collapsologues dans leur ouvrage le plus récent va dans cette direction.

Dans les deux cas, l’essentiel des transformations jugées nécessaires se situent principalement au niveau des représentations, ce qui dessine une nouvelle forme d’idéalisme. Serge Latouche appelle à « décoloniser l’imaginaire » [35]. Pablo Servigne et Rafaël Stevens écrivent : « Presque tout se jouera sur le terrain de l’imaginaire et des représentations du monde. » [36]

Tout cela explique la tonalité fataliste (que Daniel Tanuro qualifie chez les collapsologues de « résignation endeuillée ») et l’indifférence au combat social et politique qui se rencontre dans ces deux courants de pensée. François Partant écrit en 1982 : « Il n’existe aucune possibilité de la (l’organisation politique et sociale du monde) transformer, aucune force sociale capable de le faire, aucun schéma politique permettant d’y songer. [37] »

Un statut scientifique et épistémologique douteux

On l’a vu, les inventeurs de la collapsologie la présentent comme une « nouvelle science », à la croisée de diverses disciplines. Cette affirmation invite à s’interroger sur ses fondements épistémologiques et scientifiques, sur son apport en termes de connaissances et sur sa cohérence. Plusieurs chercheur.es formulent sur ces plans un diagnostic critique, pour des raisons qui tiennent à la fois aux limites méthodologiques et épistémologiques de la démarche, et à la fragilité des fondements scientifiques dont elle se réclame.

On relève dans la démarche de Pablo Servigne et de ses co-auteurs des partis pris qui présentent un apport heuristique certain. Il en est ainsi de l’approche systémique, qui met l’accent sur les interactions et les interdépendances dynamiques des crises, failles, dysfonctionnements opérant à différents niveaux (économique et financier, sociopolitique, culturel, écologique), et sur les irréversibilités et les basculements potentiels qui en résultent. L’approche interdisciplinaire apparaît découler logiquement de cette hypothèse centrale. Elle a le mérite de permettre d’appréhender des phénomènes inédits laissés dans l’ombre par le cloisonnement souvent excessif des disciplines. C’est particulièrement important pour les économistes hétérodoxes qui s’efforcent de battre en brèche l’isolement que les économistes dominants tentent d’imposer à la discipline, tant par rapport aux sciences humaines que par rapport à la prise en compte des contraintes écologiques, isolement qui les empêcher d’appréhender la réalité des crises actuelles.

Cependant, si on s’interroge sur le protocole de recherche et la méthodologie à l’œuvre, on constate que le résultat n’est pas au rendez-vous des intentions affichées. En effet, on rappellera que la démarche revendiquée consiste à s’appuyer « sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus. » Ce programme pose deux problèmes sur le plan de la démarche scientifique. D’une part, on constatera que l’« intuition » prend une place démesurée par rapport à la « raison » : elle va de fait combler toutes les lacunes de l’analyse, dès lors que celle-ci se heurte à l’absence de logique du raisonnement (les affirmations contradictoires et les approximations sont nombreuses) ou à l’absence de validation empirique.

Mais surtout il s’avère que les travaux présentés consistent avant tout en une compilation, un commentaire de travaux existant déjà dans différentes disciplines. On n’y trouve pas d’étude originale d’un aspect du problème. L’apport revendiqué par Servigne et ses co-auteurs consiste précisément dans cette compilation, censée apporter un nouvel éclairage à la trajectoire en cours. Cela ne constituerait pas un problème en soi si l’étiquette de science à part entière n’était pas largement diffusée par les commentaires médiatiques [38], et si l’ambiguïté sur le statut du discours n’était pas entretenue par les collapsologues eux-mêmes.

Enfin se pose le problème de la façon dont la rencontre des différentes disciplines est organisée : on assiste plutôt à un inventaire hétéroclite, mélangeant différents registres de réflexion, de tous les résultats allant dans le sens souhaité par les auteurs, qui piochent ici et là sans approfondir - avec souvent une confusion récurrente entre corrélation et causalité -, plutôt qu’à une interdisciplinarité construite, où le statut et la place des différentes hypothèses et notions seraient explicités. « Si les auteurs souhaitent qu’elle [la collapsologie naissante] devienne « transdisciplinaire », ce caractère reste à construire. Car à part le terme d’effondrement, on ne comprend pas, jusqu’ici, quel paradigme, quels fondements communs rapprochent les sujets énumérés. » [39], en l’absence de cadre de référence méthodologique explicité.

Jérémie Cravatte comme Régis Meyran notent ainsi le caractère fourre-tout de l’analyse : « Qu’est-ce qui est en train de s’effondrer selon les collapsos ? Les écosystèmes, le capitalisme, la finance, l’économie, la « modernité », la ’culture occidentale’, la société, les repères, la « complexité », la démocratie libérale, l’État, la légitimité de l’État, les services publics… ? Il s’agit en fait indistinctement d’un peu tout cela à la fois dans la notion d’« effondrement » [40].

On relèvera deux exemples particulièrement significatifs de cette confusion, sur deux plans différents ; d’une part, comme le note Jean-Baptiste Fressoz, « le discours actuel de l’effondrement mélange deux choses : la perturbation du système Terre et la sixième extinction, qui sont avérées, et l’épuisement des ressources fossiles qui est sans cesse repoussé à plus tard. Le problème est que ces deux phénomènes jouent à des échelles temporelles très différentes : selon les climatologues, pour ne pas dépasser + 2 °C en 2100, il faudrait laisser sous le sol les deux tiers des réserves de pétrole, de gaz et de charbon économiquement exploitables. Dit autrement, le capitalisme fossile se porte à merveille, il est dans la force de l’âge, son effondrement est peu probable, et c’est bien là le tragique de la situation. ». Pourtant, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle consacrent de nombreuses pages au début du premier ouvrage au pic pétrolier, catalogué dans les « limites infranchissables », mais dont ils finissent par évoquer quelques chapitres plus tard, se référant à David Holmgren (un des inventeurs de la permaculture), l’éventualité qu’il risque en fait d’intervenir trop tard par rapport à la catastrophe climatique en marche…. [41]

D’autre part, les deux mécanismes dominants censés être à l’origine du basculement sont le système-dette en interaction avec la catastrophe écologique. Cette confusion majeure est ainsi critiquée par Daniel Tanuro : « Or, on ne peut pas mélanger ainsi les pommes des combustibles fossiles et les poires de la dette ! Les entreprises fossiles et leurs actionnaires ne veulent pas arrêter d’exploiter les stocks fossiles parce que cela ferait éclater une bulle financière, OK. Mais cette bulle est composée de capitaux fictifs. C’est le produit de la spéculation. Cela n’a rien à voir avec le monde physique. Aucune loi naturelle ne dit que la facture de l’éclatement de la bulle de carbone doit être payée par le reste de la société. Aucune loi naturelle ne dit donc que cet éclatement doit faire s’effondrer la population mondiale. Aucune loi naturelle ne dit non plus que la seule manière d’échapper à cette menace est de ’faire son deuil’ et de se retirer à la campagne pour fonder de petites communautés résilientes (des expériences intéressantes par ailleurs, ce n’est pas le débat). Que les actionnaires paient les frais de leur gabegie, et le problème de la dette sera résolu. »

En réalité, cette confusion renvoie à une tendance plus générale à la naturalisation des phénomènes sociaux, pointée et critiquée notamment par Élisabeth Lagasse, sociologue à l’Université de Louvain, qui observe que :

« Ce faisant, ils effectuent un glissement entre les sciences naturelles et les sciences sociales, en étudiant la société comme un « écosystème », et en déduisant de données « physiques », un effondrement social. Cette idée qu’il existerait des déterminismes sociaux découlant de lois de la nature porte un nom : le positivisme » [42]. Si Pablo Servigne et ses coauteurs, bien qu’ayant recours, on l’a vu, à tout un panel de disciplines, ont néanmoins tendance à accorder une place plus grande aux « sciences dures » ou aux sciences de la nature et aux recherches d’« ingénieurs » qu’aux sciences sociales, comme le relève Régis Meyran. Leur traitement de ces dernières traduit de fait une assez grande ignorance de leur méthodologie et de leur histoire. Ils n’hésitent donc pas à transposer des raisonnements à l’œuvre dans les sciences de la nature au fonctionnement des sociétés humaines et des économies. « À un niveau global, le système économique mondial et le système-Terre sont deux systèmes complexes soumis aux mêmes dynamiques non linéaires et contenant aussi des points de basculement [43] ». C’est ainsi que la financiarisation des économies ou la mondialisation apparaissent au pire comme inexpliquées, au mieux comme des phénomènes naturels tombant en quelque sorte du ciel, au même titre que les évolutions climatiques ou les accidents météorologiques – encore que pour ces derniers les collapsologues leur attribuent une origine anthropique…. Exit donc les choix politiques, les rapports sociaux et les stratégies des classes dominantes qui conduisent à ces évolutions.

De façon homothétique à cette approche au niveau de l’ensemble de la société, le cheminement censé suivre la prise de conscience de la probabilité de l’effondrement est assimilé, pour les individus, à un « travail de deuil », « deuil d’une vision de l’avenir », comparable à celui qui est considéré comme devant suivre, dans certains schémas cliniques, l’annonce d’une maladie incurable (en l’occurrence la maladie de Huntington) [44]. Le déni est par exemple considéré comme la première étape, qui doit être dépassée. À aucun moment il n’est question des déterminants socio-politiques des prises de conscience collectives ou de leur absence. Cette vision est cohérente avec ce que Régis Meyran qualifie de « vision organiciste de la société », consistant à comparer son fonctionnement avec celui d’un organisme vivant. « Plus ces systèmes sont complexes, plus chaque organe devient vital pour l’ensemble de l’organisme. À l’échelle du monde, donc, tous les secteurs et toutes les régions de notre civilisation globalisée sont devenus interdépendants au point de ne pas souffrir d’un effondrement sans provoquer le vacillement de l’ensemble du métaorganisme. [45]  » De la même façon, dans leur deuxième ouvrage, L’entraide, l’autre loi de la jungle [46], les collapsologues défendent l’idée que la solidarité, la coopération et l’entraide ont plus de probabilité de survenir entre les êtres humains en cas de catastrophe, que la guerre de tous contre tous, que tant le sens commun que les ouvrages de science-fiction imaginent. Or, ils étayent cette thèse sur ce qui se passe dans le règne animal, voire végétal, la référence à une « autre loi de la jungle » n’étant pas seulement une métaphore. L’argumentation renvoie avant tout à l’efficacité supérieure de l’entraide (par rapport à la compétition) dans l’évolution biologique. [47]

Par ailleurs, plusieurs des filiations scientifiques dont se réclame la collapsologie sont erronées. On donnera trois exemples. Le premier relève de l’histoire et de l’archéologie : il s’agit de la référence, centrale dans les écrits de Pablo Servigne et de ses co-auteurs, aux écrits de Jared Diamond et notamment à son best-seller cité plus haut, Effondrement … Les collapsologues évoquent comme exemple d’effondrement l’extinction de plusieurs civilisations et empires du passé, comme l’empire romain, tout en expliquant qu’à la différence de ces exemples du passé, la mondialisation aujourd’hui confère aux menaces et aux éléments de fragilité une ampleur et un degré jusqu’alors inconnus. Mais la particularité de certains des exemples traités par Jared Diamond, l’extinction de la civilisation maya et surtout de la civilisation de Rapa-Nui, sur l’île de Pâques, lui permet, en empruntant le paradigme d’écocide développé par l’auteur, d’introduire la dimension écologique : ces civilisations sont censées s’être effondrées parce qu’elles ont associé un surpeuplement avec une surexploitation des ressources naturelles – lié notamment dans le cas de Pâques à la construction des statues – et d’aveuglement des élites, toutes caractéristiques qu’ils pensent retrouver dans les sociétés contemporaines. Or, tous les résultats des recherches archéologiques et historiques sur ces sujets contredisent aujourd’hui la thèse de Jared Diamond : celles-ci réfutent tant la thèse du surpeuplement que celle de l’effondrement endogène dû à une pression excessive sur l’environnement, pour privilégier l’effet de maladies et de massacres provenant d’invasions extérieures. [48]

Le deuxième exemple de reprise de thèses douteuses concerne l’économie et en particulier la monnaie. Les auteurs, qui ne sont pas économistes, ne s’appuient sur aucun des travaux d’économistes critiques, que ce soit dans la sphère francophone ou ailleurs, qui auraient pourtant été susceptibles d’étayer leur tentative d’approche systémique et leur prise en compte de mécanismes irréversibles, et en particulier très peu les travaux et les débats de l’économie écologique [49] mettant en avant la notion de soutenabilité forte en récusant les approches marchandes. On a vu qu’ils reprennent sans sourciller les catégories de l’économie dominante néoclassique, qui pour eux constituent l’« économie ». Pablo Servigne affirme sans sourciller, en réponse à une question sur l’économie : « La mythologie de l’homo œconomicus, rationnel et égoïste est complètement ringarde, elle ne tient plus debout. De grands chercheurs, dont plusieurs ’prix Nobel’ l’ont déjà montré. Mais ce qui est perturbant, c’est qu’on continue à y croire… Les économistes (sic) sont dans leur bac à sable, entre eux » [50]…Fermez le ban ! Cela les conduit à utiliser sans états d’âme la notion de facteurs de production dans le cadre d’une fonction de type néoclassique, reproduisant l’occultation du rôle du travail qui est le propre de cette approche. Ces biais se retrouvent dans leur conception de la monnaie qui, comme l’explique Jean-Marie Harribey, n’est rien d’autre que l’approche quantitativiste et monétariste : dans l’ignorance de tous les acquis de la théorie monétaire depuis Keynes, la monnaie n’est pas pour eux une institution sociale inhérente au fonctionnement du capitalisme, mais un instrument technique servant à faciliter des transactions marchandes assimilables sur le fond au troc. Dès lors les références récurrentes au système-dette ne sont rien d’autre qu’une déploration de la tendance du « système » à consentir des crédits excessifs en dehors de l’économie réelle – comme si ce n’était pas précisément le rôle des banques d’anticiper la création d’un surplus par la création monétaire [51].

Le troisième exemple de base théorique fragile se trouve du côté de la démographie : à rebours de tous les travaux des démographes pour qui une stabilisation de la population mondiale autour de 9 milliards en 2050 est le scénario qui fait consensus, les collapsologues affirment qu’on ne peut rien prévoir : le scénario de l’explosion démographique leur paraît aussi probable que celui d’un effondrement (sans que les mécanismes en soient explicités) ; à rebours de tous les travaux sur les interactions dynamiques entre systèmes sociaux et productifs et régimes démographiques depuis Esther Boserup [52], ils n’hésitent pas à entonner des accents malthusiens ou néo-malthusiens selon lesquels la pression démographique en tant que telle serait le problème numéro un de la planète, reprenant ainsi le schéma explicatif de Jared Diamond, et occultant tous les facteurs explicatifs d’ordre social et économique, comme les inégalités foncières, les dynamiques d’urbanisation, et plus généralement les inégalités économiques et sociales pourtant convoquées par ailleurs, mais sans en tirer les conséquences. En termes de perspectives, si Pablo Servigne reconnaît qu’une politique démographique autoritaire n’est pas souhaitable en termes démocratiques et paraît peu tenable, il hésite cependant à l’exclure totalement du champ des possibles.

Le projet politique et le modèle de société sous-jacent : une pente réactionnaire

Dans la mesure où toute la première partie de « Collapsologie… » est consacrée à un état des lieux, un certain nombre de constats peuvent rencontrer un large accord. Jérémie Cravatte recense ainsi « la 6e extinction de masse, grande accélération, le dépassement de limites, l’existence de boucles de rétroaction, l’actualité de la question du caractère habitable planète à court terme, et plus globalement la possibilité d’un basculement écologique avec un caractère irréversible ». Daniel Tanuro va un peu plus loin en avançant que sur le plan du constat, la démarche des collapsologues peut présenter un grand nombre de points communs avec celle de l’écosocialisme, dont il se réclame.

Faut-il dès lors considérer que c’est seulement dès qu’on s’éloigne du constat pour aborder les perspectives et le projet politique que la démarche des collapsologues pose problème ? Sans doute pas, car le constat lui-même pâtit d’un défaut majeur : il réussit l’exploit de recenser tous ces mécanismes systémiques qui peuvent paraître faire consensus, sans jamais ou presque caractériser ce système ni parler de capitalisme.

Dans le premier ouvrage, le terme n’apparaît pour la première fois qu’à la page 176, et, sur près de 400 pages, il est cité deux fois, dont la seconde dans le cadre d’une citation de Thomas Piketty… A fortiori, les transformations du capitalisme dans l’histoire, les spécificités de l’étape néolibérale, la façon dont les modalités de l’accumulation du capital accélèrent la dégradation de l’environnement, ne sont jamais envisagés. Ce qui explique que tout est finalement ramené à un déterminisme technologique – pendant logique de la naturalisation des rapports sociaux – derrière le terme de « civilisation thermo-industrielle ».

Les auteurs se situent sans vraiment étayer leur positions dans les débats éminemment complexes sur la notion d’anthropocène qui mobilise une partie de la communauté scientifique depuis le début des années 2000 – l’idée que les activités humaines ont généré par leur impact sur la planète une nouvelle époque géologique [53], et sans prendre en compte le fait que cette catégorie même est discutée par tous ceux qui adoptent plutôt un système explicatif en termes de capitalocène – l’idée que c’est plutôt le système capitaliste en tant que tel qui est responsable de ces changements.

À une question posée sur cette absence dans un entretien pour la revue Contretemps, Pablo Servigne répond : « On a voulu faire un livre qui se concentre le plus possible sur les faits. Pour moi on peut distinguer trois étapes : les causes, la situation et ce que l’on propose de faire. Concernant les causes, chacun a sa théorie et ça se chamaille tout de suite. » Il revendique donc l’approche « la plus neutre possible, et ajoute que cette absence de parti pris leur a donné l’occasion d’être cités ou invités par des milieux très différents : « des prêtres catholiques, des militaires… le MEDEF Belge et suisse »… [54]

Si l’effondrement est certain ou en tout cas plus que probable, que faire en effet ? Daniel Tanuro pointe l’alternative suivante : si le véhicule fonce dans le mur, faut-il arrêter le train ou sauter du train en marche ? Arrêter le train supposerait de croire à des marges de manœuvre, malgré toutes les accélérations diagnostiquées. Celles-ci pourraient relever du jeu des différentes catégories d’acteurs, ouvrant, comme l’avance Élisabeth Lagasse, le champ des possibles – par exemple la transformation des systèmes agricoles –. Elles pourraient résulter soit de choix politiques sur les plans de l’énergie, de l’industrie, de l’urbanisme, de l’emploi [55], soit de luttes sociales à même de ralentir, de freiner, voire d’inverser la dynamique de rétractation des démocraties, de surexploitation croissante de la nature et du travail, et d’explosion des inégalités.

Or, les collapsologues ne pensent rien de tout cela possible. Ils considèrent, d’un revers de la main pour ainsi dire, que les énergies renouvelables sont un leurre [56], dans la mesure où leur rendement serait insuffisant par rapport aux besoins actuels et où leur mise en œuvre serait elle-même coûteuse en énergie non renouvelables et en métaux rares – ignorant de fait tous les scénarios et expertises à ce sujet comme le scénario Négawatt. Ils ignorent les recherches et toutes les expériences autour de l’agroécologie, y compris dans les pays du Sud. Ils sont indifférents, on l’a vu, aux luttes sociales du salariat au sens large. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la seule perspective mise en avant, que ce soit à la fin du premier opus, et de façon différente tout au long du deuxième et du troisième, soit de sauter du train en marche et, pour anticiper le collapse avec son cortège de pénuries, de se « débrancher » pour construire des « petites communautés résilientes ».

Ils ne résolvent pas leurs propres contradictions : ils admettent que la question de la démocratie est centrale, mais n’excluent pas que les basculements entraînés par l’effondrement nécessitent des mesures impopulaires – et n’écartent pas complètement on l’a vu des politiques de restrictions des naissances ; ils ne voient de salut que dans un archipel de petites communautés et dans les évolutions individuelles, (on pourrait même dire les conversions individuelles), en occultant totalement la question des infrastructures, des investissements nécessaires, de l’école, de la santé, mais reconnaissent en même temps que la question des politiques macroéconomiques et du cadre productif d’ensemble ne peut pas être esquivée – sans pour autant la traiter !

Par ailleurs, si Une autre fin du monde est possible [57], le troisième ouvrage, se donne, comme le deuxième, pour objectif de répondre aux réactions et à certaines critiques, et de rassurer ceux/celles que la lecture du premier auraient plongé dans la sidération ou le choc, en leur offrant en apparence des perspectives positives et une autre attitude que le fatalisme. On peut penser qu’en réalité certaines dérives le conduisent à faire l’inverse, en confirmant des pentes idéologiques déjà présentes auparavant et assez dangereuses ; raison pour laquelle Daniel Tanuro parle de « plongée dans la régression archaïque ». En effet, dans la mesure où les auteurs non seulement quittent le terrain du diagnostic avec ses dimensions techniques pour s’aventurer dans ce qu’ils appellent la « collapsosophie », c’est-à-dire une philosophie de l’effondrement, la dimension normative devient centrale.

En premier lieu, on citera la charge de Daniel Tanuro contre l’importance accrue de références du côté de la philosophie et de la psychologie pour le moins problématiques : « Dans Une autre fin du monde, les collapsologues ne se contentent pas de retomber dans l’ornière psychologisante et fataliste de leur premier ouvrage : ils creusent cette ornière si profondément qu’ils glissent dans une caverne. Une caverne archaïque où ils nous invitent à les rejoindre pour nous ’ré-ensauvager’ en ’dansant avec nos ombres’, afin de ’vivre avec tous les aspects de nos vies qui nous semblent inacceptables’. Il ne s’agit plus simplement de ’faire le deuil’ mais de ’renouer avec nos racines profondes’. Celles-ci ne sont autres que ’les archétypes au sens défini par Jung, à savoir des symboles primitifs, universels, appartenant à l’inconscient collectif, une forme de représentations préétablies (sic) qui structurent la psyché’. Or la proximité avec le nazisme de Jung, devenu dans ce troisième opus une référence centrale des auteurs en particulier dans la troisième partie, et a fortiori de Mircea Eliade, autre auteur cité, est avérée [58].

En termes de modèle de société, les auteurs prennent soin dans ce troisième ouvrage de se démarquer des survivalistes sur le modèle américain, comprenant sans doute que ce modèle (avec bunker, armes et religion) est inaudible en France, et par ailleurs incompatible avec le paradigme de l’entraide et de la coopération promu dans L’entraide… Ils y opposent donc comme dans le premier la création de petites communautés autosuffisantes en énergie et en nourriture, sur le modèle de la ZAD, déjà mis en avant dans Collapsologie… « Mieux vaut donc peut-être faire partie d’une des petites communautés encore soudées dans lesquelles la confiance et l’entraide sont des valeurs cardinales. [59] » Certes ces utopies peuvent faire écho à de multiples expériences de relocalisation, circuits courts, alternatives au modèle marchand qui se développent un peu partout, en ville comme à la campagne, et dont la crise sanitaire a souvent montré l’importance. Mais telles qu’elles sont présentées par les collapsologues, on bute sur l’occultation de la nécessaire existence d’un cadre global où elles prennent place (Quelle école ? Quel système de santé ? Quel réseau de transport ?).

Par ailleurs, tout n’est pas collectif dans les perspectives esquissées. Ce troisième ouvrage insiste de façon récurrente sur des démarches individuelles. Sont citées des pratiques pour le moins inquiétantes. En effet les auteurs, s’ils font référence à des écrits écoféministes – mais uniquement dans la version essentialiste de ce courant – relatent leur expérience de stages (apparemment assez proches de stages de survie ou d’initiation) au sein d’un groupe d’hommes fondé par un psychiatre d’inspiration jungienne aux États-Unis, le ManKind project, ayant pour objectif de permettre aux hommes, en réponse au féminisme, de retrouver leur vraie nature, regroupement qu’on ne peut caractériser autrement que comme masculiniste ! Le survivalisme, sorti par la fenêtre, rentre ainsi par la porte. Parallèlement, les auteurs reviennent sur le « processus de deuil » évoqué dans le premier ouvrage, et parlent de « transition intérieure ». Ils préconisent toujours d’atteindre « l’étape de l’acceptation de l’effondrement », ajoutant que cette acceptation est « le prérequis pour repenser radicalement la politique ». Cette transition intérieure peut même prendre la forme de « la spiritualité », voire de la religion. La régression est effectivement d’ampleur.

Conclusion 

La crise sanitaire, débouchant sur une crise économique et sociale dramatique, et probablement sur une multitude de crises politiques, paraît avoir non pas deux mais trois débouchés possibles pour le « monde d’après » : le premier se profile déjà largement. C’est ce qu’organisent les gouvernements et les classes dominantes des grands pays industrialisés, mais aussi des grands pays en développement comme le Brésil ou le Chili : un approfondissement et une accélération des réformes néolibérales, des processus de privatisation et de déréglementation des marchés, de mise en coupe réglée des services publics et des systèmes de protection sociale, d’aggravation de l’exploitation du travail et du pillage de la planète. En France, E. Macron et son gouvernement inscrivent à leur agenda la poursuite et le renforcement des politiques de l’offre, le démantèlement de l’éducation nationale et de la santé publique, la mise au rencart des timides réglementations écologiques existantes.

Face à cela se profile un double mouvement : d’une part une convergence, encore balbutiante, pour dessiner le « monde d’après » sur des bases de solidarité, de coopération, d’une véritable transition écologique. On peut citer pour ne parler que de la France, dans une société encore imprégnée de la longue lutte de l’automne contre la réforme des retraites, l’appel « Plus jamais ça, signons pour le jour d’après » [60], rassemblant de multiples organisations, associations et syndicats ; les luttes de résistance aux licenciements dans plusieurs entreprises, de défenses des hôpitaux de proximité, de résistance aux réformes néolibérales de l’école. Et par ailleurs, souvent de façon peu visible, ce que la crise et le confinement ont suscité comme réactions de solidarité et de coopération au niveau local, parfois limitées au voisinage, parfois plus larges ; le succès accru des circuits courts, etc.

Mais en arrière-plan peut se profiler une troisième voie qui dans un contexte de brouillage des repères, pourrait pour certain.es être confondue avec la précédente, alors qu’elle est en réalité tout à fait compatible avec la première : l’omniprésence du thème de la résilience pourrait conduire, comme le montrent nombre de témoignages de « collapsonautes » ayant changé leur mode de vie, à privilégier l’attention à sa famille ou à sa communauté immédiate, au détriment d’une solidarité plus large ; on sait déjà que le confinement a souvent conduit à une alourdissement considérable des tâches ménagères et parentales des femmes dans le cadre de la famille, l’horizon de l’autonomie du travail salarié hors de la maison disparaissant, et la division traditionnelle des tâches tendant à se renforcer, y compris avec le retour à des formes de tâches traditionnelles disparues avec la société industrielle. L’idée d’un « choc » conduisant à une remise en cause brutale au niveau individuel de l’échelle des valeurs et des modes de vie n’est pas sans faire penser à la « stratégie du choc » des politiques néolibérales, diagnostiquée par Naomi Klein. De même, l’analogie avec la conversion religieuse (le terme de « renaissance » revient souvent) ne doit pas être sous-estimée. Le danger peut paraître marginal mais il est bien présent, et ne peut que converger avec les dégâts des politiques néolibérales.

Ce texte est publié simultanément dans Recherches internationales, n° 119, juillet-août-septembre 2020, avec l’accord de cette revue.

Notes

[1Un « processus irréversible à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, etc.) ne seront plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ».

[2On citera notamment Renaud Duterme, Patrick Viveret, Pablo Servigne, De quoi l’effondrement est-il le nom ? La fragmentation du monde, Utopia, 2016 ; Julien Wosnitza, Pourquoi tout va s’effondrer, Les liens qui libèrent, 2014 ; Laurent Testo, Laurent Aillet, Collectif, Collapsus : Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Albin Michel, 2020.

[3Jared Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Survive, Penguin Books, New York, 2005.

[4Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Collapsologie : Comment tout peut s’effondrer, 2015, p. 25.

[5Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Collapsologie : Comment tout peut s’effondrer, 2015, p. 323.

[6Pablo Servigne Raphaël Stevens esquissent d’ailleurs une typologie des différents types d’intérêt ou d’engagement à la fin du premier ouvrage.

[7Co-fondateur du forum « la Collapso Heureuse » et co-directeur de l’ « Observatoire des vécus du collapse ».

[9Daniel Tanuro, « L’effondrement des sociétés humaines est-il inévitable ? Un regard critique sur la collapsologie », Contretemps, revue de critique communiste, juin 2018 ; « La plongée des ’collapsologues’ dans la régression archaïque », Contretemps, revue de critique communiste, mars 2019 ;, « Crise socio-écologique : Pablo Servigne et Rafaël Stevens, ou l’effondrement dans la joie », À l’encontre, La Brèche, 30 avril 2018 ; , Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020.

[10Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Le Bord de l’eau, 2020.

[11Régis Meyran, « La collapsologie : science ou stratégie politique ? » Alternatives économiques, 07/01/2019.

[12Élisabeth Lagasse, « Contre l’effondrement, pour une pensée radicale des mondes possibles  », Contretemps, revue de critique communiste, juillet 2018.

[13Jean-Baptiste Fressoz, « La collapsologie : un discours réactionnaire ? », Libération, 7 novembre 2018.

[14Jérémie Cravatte (CADTM), « L’effondrement, parlons en….Les limites de la collapsologie  », étude 2019 http://www.barricade.be/publications/analyses-etudes/effondrement-parlons-limites-collapsologie et « Dépasser les limites de la collapsologie » décembre 2019.

[15Nicholas Georgescu-Roegen, 1971, The Entropy Law and the Economic Process. 1971, Traduction du chapitre 1 en français dans La décroissance - Entropie - Écologie - Économie, éd. 2006, ch. I, p. 63-84.

[16Régis Meyran recense également le rapport de la Bundeswehr (2010), le rapport Rocard, Bourg et Augagneur (2011), le rapport Paul et Anne Ehrilch (2013).

[17Cf. sur ces aspects Stéphanie Treillet, « Misère de l’antidéveloppement », Recherches internationales n° 72, 2 - 2004, pp. 111-135, « L’impasse de l’anti-développement », in Elsa Lafaye de Micheaux, Eric Mulot, Pépita Ould-Ahmed, Institutions et développement : La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement, Presses Universitaires de Rennes, 2007, et Cyril Di Méo, La face cachée de la décroissance. La décroissance : une réelle solution face à la crise écologique ?, L’Harmattan, 2006.

[18Ivan Illich, Libérer l’avenir, 1971, Seuil ; « La critique du développement en 1969 », L’Écologiste, n° 6, 2001.

[19François Partant, La fin du développement, naissance d’une alternative ? (1982, réédition 1997).

[20Serge Latouche, Faut-il refuser le développement ?, Paris, PUF, 1986 ; L’Occidentalisation du monde : Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 1989 (réimpr. 2005) ; Survivre au développement : De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille et Une Nuits, 2004 « Et la décroissance sauvera le Sud », Le Monde diplomatique, novembre 2004 (liste non exhaustive).

[21Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, 2013.

[22Majid Rahnema, The Post-Development Reader, compiled and introduced by Majid Rahnema with Victoria Bawtree, Zed Books, 1997, coécrit avec Victoria Bawtree, (fr) Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard/Actes Sud, 2003.

[23Serge Latouche, « Et la décroissance sauvera le Sud... », Le Monde diplomatique, novembre 2004.

[24« Effondrement ou autre futur ?  », Entretien avec Pablo Servigne, Contretemps, revue de critique communiste, mars 2018,.

[25Serge Latouche, « L’imposture du développement durable ou les habits neufs du développement », Mondes en développement 2003/1, no 121, pp. 23 à 30.

[26Dennis Meadows, « Il est trop tard pour le développement durable », in Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Les Presses de Sciences-Po, « Nouveaux Débats », 2013, p. 195-210, cité in Pablo Servigne et Raphaël Stevens op. cit., p. 226.

[27Serge Latouche répond ainsi à Christian Comeliau : « “Les maux du monde actuel, écrit Comeliau, sont dramatiques et nul n’est autorisé à les ignorer”. Certes, mais ces maux, quels sont-ils ? Sont-ils les mêmes pour nous et pour le paysan africain, l’imam yéménite, le coolie chinois ou le guerrier papou ? Là où nous décodons “pauvreté matérielle” à partir de notre grille de lecture économique, le second verra la marque indubitable de la sorcellerie, le troisième le triste spectacle de l’impureté rituelle, le quatrième un dérèglement du ciel et le cinquième un problème avec les ancêtres décédés ». [Serge Latouche, « Il faut jeter le bébé plutôt que l’eau du bain », in Christian Comeliau (sous la direction de), « Brouillons pour l’avenir, Contributions au débat sur les alternatives », op. cit., p. 131].

[28Pablo Servigne et Rafaël Stevens, op. cit. p 252.

[29Jean-Baptiste Fressoz, op. cit.

[30Michel Husson, Un pur capitalisme, Éditions page deux, 2008.

[31Safa Motesharrei et al., « Human and nature dynamics (HANDY) : Modeling inequality and use of resources in the collapse or sustainability of societies », Ecological Economics, vol. 101, 2014, p. 90102.

[32Pablo Servigne et Rafaël Stevens, op. cit. p 209. Cf. aussi Pablo Servigne et Rafaël Stevens, « Les inégalités, un facteur d’effondrement », Etopia, 2014. (Chapitre 8, section « Un modèle original : HANDY »).

[34Cf. pour une critique détaillée, Jean-Marie Harribey, Christiane Marty(coord.), Faut-il un revenu universel ? Économistes atterrés, Fondation Copernic, Les Éditions de l’Atelier, 2017.

[35Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire - La pensée créative contre l’économie de l’absurde, Parangon, 2011.

[36Pablo Servigne et Raphaël Stevens, op. cit., p 277.

[37François Partant, op. cit., p. 17.

[38Le Monde (14 janvier 2018) évoque la naissance d’une « nouvelle science interdisciplinaire »...

[39Jacques Igalens, « La Collapsologie est-elle une science ?  », The Conversation, 23 novembre 2017.

[40Jérémie Cravatte, op. cit. p. 13. Cf. aussi régis Meyran, op. cit.

[41Pablo Servigne et Raphaël Stevens, op. cit., p 109.

[42Elisabeth Lagasse, op. cit.

[43Pablo Servigne et Raphaël Stevens, op. cit., p 91.

[44Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), 2018.

[45Pablo Servigne et Raphaël Stevens, op. cit., p 108.

[46Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, 2017.

[47Pablo Servigne, « La loi du plus fort est un mythe », entretien, Alternatives économiques, 26-12-2017.

[48Patricia A. Mc Anany et Norman Yoffee (dir.) Questioning Collapse. Human resilience, ecological vulnerability and the aftermath of empire, Cambridge University Press, 2010. Cf. également Daniel Tanuro, « L’inquiétante pensée du mentor écologiste, de Nicolas Sarkozy  », Le Monde Diplomatique, décembre 2007 ; le débat sur cet article ; La fausse métaphore de l’île de Pâques, ; Questioning Collapse : des historiens et des anthropologues réfutent la thèse de l’écocide ; La réhabilitation du peuple Rapa Nui, martyr du colonialisme.

[49Cf. entre autres Ali Douai et Gaël Plumecocq, L’économie écologique, Repères, La Découverte, 2017 ; Jean-Marie Harribey, « L’économie écologique tiraillée de tous côtés  », Contretemps, 8 septembre 2017.

[50Pablo Servigne, « La loi du plus fort est un mythe », op. cit.

[51Voir Les Économistes atterrés [2018], La monnaie, un enjeu politique, Paris, Seuil.

Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme, op. cit.

[52Esther Boserup, The Conditions of Agricultural Growth. The Economics of Agriculture under Population Pressure. 124 pp. London and New York 1965, titre français Évolution agraire et pression démographique, 1970, 224 p., Flammarion.

[53Pour un tour d’horizon de ces thématiques, cf. Laurent Testot, « Le défi de l’Anthropocène », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines 2011/12 (n° 25), pp. 1-14.

[54« Effondrement ou autre futur ?  », Entretien avec Pablo Servigne, Contretemps, revue de critique communiste, mars 2018./

[55On notera que la réduction du temps de travail a été écartée in extremis des propositions de la Convention citoyenne pour le climat en France…

[56Pablo Servigne et Raphaël Stevens, op. cit., p 52.

[57Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, op. cit., 2018.

[59Servigne et Stevens, op. cit., p. 189-190.

[60Appel à l’initiative de Action Non-Violente COP 21, Alternatiba, Attac France, CCFD Terre Solidaire, Confédération paysanne, CGT, Convergence nationale des Services Publics, Fédération syndicale unitaire (FSU), Fondation Copernic, Greenpeace France, les Amis de la Terre France, Oxfam France, Reclaim Finance, Unef, Union syndicale Solidaires, 350.org., signé également par de nombreux autres mouvements et organisations.

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