Elle revêt aujourd’hui une nouvelle importance à la fois parce que le nombre de demandeurs d’emploi dépasse en France 3 millions au sens du Bureau international du travail et 6 millions, toutes catégories confondues, et parce qu’il est de plus en plus certain que la croissance économique éternelle ne peut plus représenter un avenir ni pour l’emploi, ni pour le progrès humain. En un mot, le capitalisme, par sa logique d’accumulation infinie, va à l’encontre d’une soutenabilité sociale et écologique. [2]
Sans doute, le leitmotiv à la hausse du temps de travail invoqué par le patronat, repris en boucle par les autorités politiques et les grands médias, à grand renfort d’« expertises » économiques, s’appuie sur la volonté de maintenir un rapport de force d’autant plus favorable au capital que le chômage pèse sur les salaires et les conditions du travail. La montée des inégalités est l’une des facettes de ce rapport de force, que les politiques fiscales accentuent délibérément.
Presque personne ne fait remarquer que la décision du gouvernement français de mettre en « chômage partiel » près de la moitié des salariés pendant la pandémie du coronavirus Covid-19 était une énorme RTT, presque sans perte de salaire, afin d’éviter que le chômage n’explose. Ledit chômage partiel était bel et bien une RTT, certes temporaire, qui n’évitera pas sans doute une hausse d’environ 800 000 chômeurs supplémentaires à la fin de l’année 2020, mais qui limite grandement celle-ci. Le président délégué du Conseil d’analyse économique, Philippe Martin, peu connu pour ses prises de position hétérodoxes, le reconnaît implicitement : « Une personne en chômage partiel permet de préserver environ 0,2 emploi. » [3] Et l’Institut Montaigne, think tank néolibéral confirme : « Le recours massif à l’activité partielle pendant la période la plus critique de la crise, ainsi que la possibilité offerte par ordonnance de prévoir par accord collectif l’obligation de prendre une semaine de congés payés avant recours à l’activité partielle, ont démontré le besoin d’une souplesse à la baisse du temps de travail pour préserver l’emploi. » [4]
Personne ne fait remarquer non plus que les pays européens qui connaissent depuis une dizaine d’années au moins, donc hors pandémie, un taux de chômage faible, pratiquent le travail à temps partiel de façon très importante, ce qui est la plus détestable façon de réduire le temps de travail sur une catégorie de personnes (les femmes en général) plutôt que d’y procéder de manière égale pour tous.
Sur l’échantillon des 16 pays ci-dessous (qui représentent l’ancienne Union européenne à 15 plus la Suisse), le coefficient de corrélation linéaire entre la proportion de l’emploi à temps partiel et le taux de chômage est de –0,86. [5] Il y a donc très certainement une relation inverse forte entre la proportion de l’emploi à temps partiel et le taux de chômage.
Proportion de l’emploi à temps partiel et taux de chômage en 2019 (en %)
Allemagne | Autriche | Belgique | Danemark | Espagne | Finlande | France | Grèce | Italie | Irlande | Luxembourg | Pays-Bas | Portugal | Suède | UEà 27 | UEM | RU | Suisse | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Emploi partiel E | 25,9 | 25,7 | 24,5 | 20,9 | 14,2 | 13,8 | 17,3 | 9 | 18,7 | 18,1 | 16,5 | 46,8 | 7,9 | 20,9 | 17,8 | 20,9 | 23,9 | 39,1 |
Chômage C | 3,2 | 4,5 | 5,4 | 5,0 | 14,1 | 6,7 | 8,5 | 17,3 | 10,0 | 5 | 5,6 | 3,4 | 6,5 | 6,8 | 6,5 | 7,3 | 3,8 | 3,9 |
Aux injonctions idéologiques, s’ajoute souvent une confusion entre l’évolution de la productivité horaire du travail et celle de la productivité du travail individuelle (ou par tête). En effet, la variation de l’emploi est la résultante de la combinaison de trois variables : la production, la productivité horaire et la durée individuelle du travail. Et, pour qu’il y ait augmentation de l’emploi, la réduction du temps de travail doit être supérieure à l’écart entre la variation de la production et celle de la productivité horaire. En d’autres termes, la croissance économique ne crée de l’emploi que si elle est supérieure à la somme des variations de la productivité horaire et du temps de travail. Inversement, l’augmentation du contenu en emplois de la production signifie la baisse de la productivité individuelle du travail, tout en laissant la possibilité de voir la productivité horaire augmenter : il suffit que le taux de variation de la productivité horaire soit inférieur au taux de la réduction du temps de travail. [6]
La dynamique de la production et de l’emploi n’est donc pas indépendante de la répartition de la valeur ajoutée, et réciproquement. [7] Autrement dit, répartition du volume de travail et répartition des revenus peuvent être liées. L’objet de ce texte est d’examiner le rôle que pourrait jouer une réduction des inégalités de revenus sur une répartition du volume de travail permettant, par le biais de la RTT, de résorber significativplusement le chômage. Loin de nous l’idée que les inégalités de revenus résumeraient toutes les formes d’inégalités et de domination dans la société, mais elles en constituent la forme la plus visible et la plus mesurable. Comme le dit le sociologue Bernard Lahire :
« Disposer de plus d’espace, de plus de temps, de plus de confort matériel, de plus d’aide humaine, de plus de connaissances, de plus d’expériences esthétiques, de plus d’informations, de plus de soins, de plus de vocabulaire et de formes langagières, de plus de possibilités de se vêtir, de se reposer ou de se divertir, et bien sûr avoir plus d’argent – cet « équivalent universel » (Marx) qui est au fond, dans les sociétés capitalistes, le capital des capitaux – pour pouvoir accéder à toutes les formes possibles de ressources, des biens matériels aux biens culturels, en passant par les divers services domestiques, éducatifs, médicaux, techniques, etc., c’est avoir plus de pouvoir sur le monde et sur autrui.
Pour celles et ceux qui cumulent tous les pouvoirs et toutes les ressources ou presque, c’est le temps de vie qui s’allonge, l’espace disponible ou accessible qui s’étend, le temps qui se libère grâce à l’aide d’autrui, le confort qui s’accroît, l’horizon mental et sensible qui s’ouvre par l’incorporation des connaissances scientifiques et des expériences esthétiques, et finalement la maîtrise du monde et d’autrui qui s’affirme. C’est à cela que renvoient les inégalités. Et celles et ceux qui prétendent vouloir les réduire tout en menant des politiques qui les renforcent sont responsables de la réduction, de la diminution des vies de ceux qui sont les victimes des inégalités.
Et il serait scientifiquement faux de se contenter de dire, devant toutes les différences observées, tous les écarts constatés, que ceux qui n’ont accès à rien et ceux qui ont accès à tout représentent juste deux manières séparées d’être au monde, qui ne dépendent pas l’une de l’autre et n’entrent pas en conflit. Les pauvres ne forment pas des peuplades séparées de celles que constitueraient les riches. Les riches ne sont riches que parce qu’il existe des pauvres, les exploiteurs n’existent comme tels que parce qu’existent des exploités, les vies infiniment augmentées n’existent que parce que d’autres sont infiniment diminuées. Les individus comme les groupes devant se penser relationnellement, le rapport entre les premiers et les seconds se présente sous la forme d’un rapport de domination. » [8]
Au moment où l’on reparle de planification de la transformation sociale et écologique, est-il possible d’organiser une réduction des inégalités dans le but de financer la réduction du temps de travail dans la double perspective de diminuer très fortement le chômage –sinon le faire disparaître – et de bâtir un nouvel imaginaire autour du progrès social ? Nous utilisons ici un modèle pour formaliser cette problématique que nous appliquons au cas de la France [9], dans un premier temps à l’ensemble des revenus, puis aux seuls salaires.
1. Application du modèle aux revenus
Nous utilisons les données de l’INSEE les plus récentes concernant la distribution des revenus moyens des ménages français répartis en déciles.
Tableau 1 : Distribution des revenus moyens des ménages français en 2015
1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 |
---|---|---|---|---|---|
Déciles | Limite supérieure du décile en euros) | Revenu moyen (en euros) | Hiérarchie des revenus moyens | Cumul des revenus distribués (en %) | Revenu moyen par unité de consommation (en euros) |
D1 | 13 360 | 10 030 | 1 | 2,76 | 9 036 |
D2 | 17 470 | 15 630 | 1,56 | 4,32 | 13 591 |
D3 | 21 120 | 19 280 | 1,92 | 5,31 | 15 548 |
D4 | 25 390 | 23 210 | 2,31 | 6,39 | 17 066 |
D5 | 30 040 | 27 680 | 2,76 | 7,63 | 18 577 |
D6 | 35 060 | 32 470 | 3,24 | 8,95 | 20 168 |
D7 | 41 290 | 38 080 | 3,80 | 10,49 | 22 012 |
D8 | 49 350 | 45 070 | 4,49 | 12,42 | 24 764 |
D9 | 63 210 | 55 300 | 5,51 | 15,23 | 29 259 |
D10 | /// | 96 240 | 9,60 | 26,51 | 48 853 |
Ensemble | 36 299 | 100 |
Le premier constat que l’on peut tirer de ce tableau et de ce graphique est que la progression des inégalités suit une pente linéaire du deuxième au sixième déciles inclus de la répartition des revenus moyens. Elle devient de plus en plus exponentielle ensuite.
La régression linéaire de D2 à D6 est représentée de la manière suivante, en désignant par x les déciles et y les rapports hiérarchiques des revenus moyens par décile :
y = 4 208 x + 6 822, avec un coefficient de corrélation = 0,8.
Imaginons que la hiérarchie des revenus soit resserrée sur la base de la linéarisation ci-dessus d’un bout à l’autre des déciles. [10]
Tableau 2 : resserrement de la hiérarchie des revenus
1 | 2 | 3 | 4 | 5 |
---|---|---|---|---|
Déciles | Revenu moyen (en euros) | Hiérarchie des revenus moyens | Revenu moyen ajusté linéairement (en euros) | Hiérarchie des revenus moyens ajustée |
D1 | 10 030 | 1 | 11 030 | 1 |
D2 | 15 630 | 1,56 | 15 338 | 1,39 |
D3 | 19 280 | 1,92 | 19 946 | 1,76 |
D4 | 23 210 | 2,31 | 23 654 | 2,14 |
D5 | 27 680 | 2,76 | 27 862 | 2,53 |
D6 | 32 470 | 3,24 | 32 070 | 2,91 |
D7 | 38 080 | 3,80 | 36 278 | 3,29 |
D8 | 45 070 | 4,49 | 40 486 | 3,67 |
D9 | 55 300 | 5,51 | 44 694 | 4,05 |
D10 | 96 240 | 9,60 | 48 902 | 4,43 |
Les colonnes 1 à 3 sont reprises du tableau 1.
La population active française était de 29,246 millions en 2019 et la population active occupée était de 27,176 millions, le nombre de demandeurs d’emplois de catégorie A était de 2,495 millions.
Le taux de chômage était de 9,43 % par rapport à la population active, et de 10,41 % par rapport à la population active occupée.
Tableau 3 : Répartition de la population active occupée en 2019
Catégories socioprofessionnelles | Actifs occupés | Actifs occupés (%) | Chômeurs (sens BIT) | Taux de chômage par CSP (%) |
---|---|---|---|---|
Agriculteurs exploitants | 404 000 | 1,5 | 11 543 | 3,5 |
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise | 1 825 000 | 6,7 | 63 875 | 3,5 |
Cadres et professions intellectuelles sup. | 5 241 000 | 19,3 | 183 435 | 3,5 |
Professions intermédiaires | 6 957 000 | 25,6 | 326 979 | 4,7 |
Employés | 7 292 000 | 26,8 | 670 864 | 9,2 |
Ouvriers | 5 337 000 | 19,7 | 661 768 | 12,4 |
CSP indéterminée | 121 000 | 0,4 | ||
Total CSP (population active occupée) | 27 176 000 | 100 | ||
Chômeurs n’ayant jamais travaillé | 576 626 | |||
Total population active | 29 246 000 | 2 495 090 | 8,53 |
Source : INSEE, Enquête emploi 2019 ; Yves Jauneau, Joëlle Vidalenc, « Une photographie du marché du travail en 2019, Le chômage continue de reculer », Insee Première, n° 1793, février 2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4314980.
Rapportés à la population active occupée, les chômeurs représentent :
2 495 000 / 27 176 000 = 9,18 %
plus
Supposons que chaque demandeur d’emploi trouve un emploi dans sa catégorie à l’exception des anciens agriculteurs exploitants, des anciens artisans, commerçants et chefs d’entreprises, et enfin de ceux n’ayant jamais travaillé. De ce fait nous répartirons ainsi les demandeurs d’emploi :
Tableau 4 : Répartition des chômeurs
Déciles | Agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d’entreprise | Cadres et prof. intel. supérieures | Professions intermédiaires. | Ouvriers, employés | Chômeurs n’ayant jamais travaillé | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
D1 | 2 | 5 | 5 | |||||||||
D2 | 15 | 10 | 10 | |||||||||
D3 | 20 | 40 | 15 | |||||||||
D4 | 20 | 10 | 35 | 20 | ||||||||
D5 | 15 | 40 | 10 | 20 | ||||||||
D6 | 10 | 10 | 40 | 15 | ||||||||
D7 | 10 | 20 | 10 | 10 | ||||||||
D8 | 5 | 25 | 5 | |||||||||
D9 | 2 | 25 | ||||||||||
D10 | 1 | 5 | plus | Total | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Tableau 5 : Intégration des chômeurs à la population active occupée
Déciles | Agricult. | Artisans, commerç. et chefs d’entreprise | Cadres et prof. intel. supérieures | Professi. intermédia. | Employés, Ouvriers | Chômeurs n’ayant jamais travaillé | Total | Proportion |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
D1 | 231 | 1 277,5 | 66 632 | 28 831 | 96 971,5 | 0,0388649 | ||
D2 | 1 731 | 9 581 | 133 263 | 57 663 | 202 238 | 0,0810544 | ||
D3 | 2 309 | 12 775 | 533 053 | 86 494 | 634 631 | 0,2543519 | ||
D4 | 2 309 | 12 775 | 32 698 | 466 421 | 115 325 | 629 658 | 0,2523067 | |
D5 | 1 731 | 9 581 | 130 791,5 | 133 263 | 115 325 | 390 691,5 | 0,1565841 | |
D6 | 1 154 | 6 387,5 | 18 343 | 130 791,5 | 86 494 | 243 170 | 0,0974594 | |
D7 | 1 154 | 6 387,5 | 36 687 | 32 698 | 57 663 | 134 589,5 | 0,0539417 | |
D8 | 577 | 3 194 | 73 374 | 28 831 | 105 976 | 0,0424738 | ||
D9 | 231 | 1 277,5 | 45 85plus9 | 47 367,5 | 0,0189843 | |||
D10 | 116 | 639 | 9 172 | 9 927 | 0,0039786 | |||
Total | 11 543 | 63 875 | 183 435 | 326 979 | 1 332 632 | 576 626 | 2 495 090 | 1 |
En adoptant les notations suivantes :
N = population percevant des revenus avant modification de la répartition et emploi des chômeurs ;
h* = taux de chômage par rapport à la population active occupée que l’on veut réduire à zéro ; donc le taux de progression de la population active occupée et percevant des revenus est h = h* ;
hi = proportion de chômeurs embauchés par rapport au total des chômeurs et située dans l’ancien décile Di . Il faut remarquer que, dans la mesure où les hi sont différents les uns des autres, cela modifie la répartition de la population qui ne sera plus exprimée en déciles mais cela n’altère pas les conclusions car on ne réutilise pas ensuite cette dernière répartition. [11]
R = revenu moyen du premier décile avant modification de la répartition et emploi des chômeurs ;
plus
R’ = revenu moyen du premier décile après resserrement de la hiérarchie des revenus et emploi des chômeurs, selon la hiérarchie ajustée ;
W = total des revenus distribués que l’on suppose inchangé d’une répartition à l’autre ;
on aboutit aux résultats regroupés dans le tableau 6.
Avant modification de la répartition des revenus, le total des revenus distribués est :
W = 3,619 NR
Après modification de la répartition et emploi des chômeurs, le total des revenus est :
W = 2,92236 NR’ (hiérarchie ajustée),
donc 3,619 NR = 2,9plus2236 NR’ (hiérarchie ajustée).
On en déduit le coefficient multiplicateur de solidarité :
1 + r = R’/R = 3,619 / 2,92326 = 1,238
Tableau 6 : Résultats du resserrement de la hiérarchie des revenus sur l’emploi
1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 |
---|---|---|---|---|---|---|
Population percevant des revenus répartie en déciles | Hiérarchie des revenus individuels moyens | Total du revenu distribué dans chaque décile (1).(2) R | Répartition des chômeurs en proportion du total | Population percevant des revenus après emploi des chômeurs (1)+(4) hN | Hiérarchie des revenus après resserrement selon l’ajustement | Nouveau revenu distribué (5).(6) R’ |
0,1N | 1 | 0,1 NR | 0,0388649 | 0,10357 N | 1 | 0,10357 NR’ |
0,1N | 1,56 | 0,156 NR | 0,0810544 | 0,10744 N | 1,39 | 0,14934 NR’ |
0,1N | 1,92 | 0,192 NR | 0,2543519 | 0,12335 N | 1,76 | 0,21710 NR’ |
0,1N | 2,31 | 0,231 NR | 0,2523067 | 0,12316 N | 2,14 | 0,26356 NR’ |
0,1N | 2,76 | 0,276 NR | 0,1565841 | 0,11437 N | 2,53 | 0,28936 NR’ |
0,1N | 3,24 | 0,324 NR | 0,0974594 | 0,10895 N | 2,91 | 0,31704 NR’ |
0,1N | 3,80 | 0,380 NR | 0,0539417 | 0,10495 N | 3,29 | 0,34529 NR’ |
0,1N | 4,49 | 0,449 NR | 0,0424738 | 0,10390 N | 3,67 | 0,38131 NR’ |
0,1N | 5,51 | 0,551 NR | 0,0189843 | 0,10174 N | 4,05 | 0,41205 NR’ |
0,1N | 9,60 | 0,960 NR | 0,0039786 | 0,10037 N | 4,43 | 0,44464 NR’ |
N | 36,19 | 3,619 NR | 1 | 1,0918 N | 27,17 | 2,92236 NR’ |
Tableau 7 : Variation des revenus moyens et du temps de travail
Classes | Taux de variation des revenus moyens en fonction de la hiérarchie resserrée ajustée a | Taux de variation du temps de travailb |
---|---|---|
1 | +28,8 % | –3,45 % |
2 | +10,31 % | –6,92 % |
3 | +13,48 % | –18,93 % |
4 | +14,69 % | –18,80 % |
5 | +13,48 % | –12,56 % |
6 | +11,19 % | –8,21 % |
7 | +7,18 % | –4,72 % |
8 | +1,19 % | –3,75 % |
9 | –9,0 % | –1,71 % |
10 | –42,87 % | –0,37 % |
a. La variation des revenus moyens dans chaque classe est obtenue à partir du tableau précédent : (6)/(2). coefficient multiplicateur de solidarité 1,238.
b. Les coefficients multiplicateurs du temps de travail s’obtiennent en prenant l’inverse du quotient de la 5e colonne par la 1e colonne du tableau précédent.
Il ressort du tableau 7 que, si la réduction des inégalités de revenus était utilisée pour financer la réduction du temps de travail, de telle sorte que le chômage soit immédiatement résorbé, 81,5 % de la population verrait son revenu augmenter et 18,5 % le verrait diminuer : - 9 % pour 9,32 % d’entre eux, - 42,87 % pour 9,19 % d’entre eux.
La RTT moyenne qu’il est ainsi possible de financer est égale à :
1 + t = 1/1,0918= 0,9159
d’où t = - 8,41 %.
Application du modèle pour la résorption du chômage étalée sur cinq ans
Pour tenir compte des difficultés de mise en œuvre d’une réduction des inégalités de revenus tenant aux réticences du corps social à envisager une telle mesure, et, avant tout aux résistances des groupes sociaux qui en pâtiraient, et pour tenir compte aussi de la nécessaire adaptation des chômeurs aux emplois offerts, considérons que la réduction des inégalités s’étale sur cinq années, et que la diminution du niveau hiérarchique de chaque décile depuis la position de départ jusqu’à celle d’arrivée se fait à taux constant.
On suppose aussi que l’étalement de la résorption du chômage et de la réduction des inégalités sur cinq années s’accompagne d’un taux de croissance économique annuel moyen de 0,5 % et d’un taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail de 1%. Afin de moduler le choc social provoqué par la baisse des revenus des groupes sociaux pénalisés par la réduction des inégalités, la croissance économique est supposée être utilisée pour augmenter les revenus individuels d’un taux uniforme annuel de 0,5 %, le partage revenus distribués/surplus social restant donc inchangé.
À l’issue des cinq annplusées, la population active occupée percevant des revenus s’est accrue de 2 495 000 personnes, soit 9,18 %.
Seules les deux tranches de la population percevant les revenus les plus élevés verraient ceux-ci diminuer (tableau 8).
La réduction moyenne du temps de travail individuel sur cinq années est de :
1,0055/ 1,0918 . 1,015 - 1 = - 10,65 % .
La réduction du temps de travail n’est pas identique pour tous. Cela tient au fait que la structure de la population de chômeurs ne correspond pas à la structure de la population active occupée, les catégories peu qualifiées étant sur-représentées. Dès lors, la diminution du temps de travail des actifs déjà occupés nécessaire pour intégrer les demandeurs d’emploi devra être d’autant plus forte que le nombre de chômeurs de qualification correspondante sera élevé. Mais cette inégalité n’est que très temporaire puisqu’elle disparaît en même temps que le chômage. Lorsque tous les demandeurs d’emploi ont eu satisfaction, la réduction du temps de travail peut se faire de manière égale entre les catégories de travailleurs au fur et à mesure que la société décide d’y affecter une partie des gains collectifs de productivité.
Tableau 8 : Récapitulation de la simulation de la réduction des inégalités de revenus sur 5 années
1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 |
---|---|---|---|---|---|---|---|
Classes | Coefficient multiplicateur du revenu moyen a | Taux de variation du revenu moyen | Coefficient multiplicateur du temps de travail b | Taux de variation du temps de travail | Coefficient multiplicateur du revenu par unité de travail (2)/(4) | Taux de variation du revenu par unité de travail | Taux annuel moyen de variation du revenu par unité de travail |
1 | 1,2693 | +26,93 % | 0,9413 | –5,87 % | 1,3484 | +34,84 % | +6,16 % |
2 | 1,1309 | +13,09 % | 0,9074 | –9,26 % | 1,2463 | +24,63 % | +4,50 % |
3 | 1,1635 | +16,35 % | 0,7904 | –20,96 % | 1,4720 | +47,20 % | +8,04 % |
4 | 1,1759 | +17,59 % | 0,7916 | –20,84 % | 1,4855 | +48,55 % | +8,24 % |
5 | 1,1635 | +13,35 % | 0,8524 | –14,76 % | 1,3650 | +36,50 % | +6,42 % |
6 | 1,1400 | +14,00 % | 0,8948 | –10,52 % | 1,2740 | +27,40 % | +4,96 % |
7 | 1,0989 | +9,89 % | 0,9290 | –7,10 % | 1,1829 | +18,29 % | +3,42 % |
8 | 1,0375 | +3,75 % | 0,9383 | –6,17 % | 1,1057 | +10,57 % | +2,03 % |
9 | 0,9329 | –6,71 % | 0,9583 | –4,17 % | 0,9734 | –2,65 % | –0,54 % |
10 | 0,5857 | –41,43 % | 0,9713 | –2,87 % | 0,6030 | –39,70 % | –9,62 % |
a. Le coefficient multiplicateur du revenu moyen est calculé ainsi : [(6e colonne / 2ecolonne du tableau 6). 1,238 . 1,0055].
b. Les coefficients multiplicateurs du temps de travail sont calculés ainsi :
1,0055 / [(5e colonne / 1e colonne du tableau 6) . 1,015].
2. Application du modèle aux salaires
Nous gardons en tête l’objectif d’associer tous les revenus – pas seulement les salaires – au financement des créations d’emploi rendues possibles par la réduction du temps de travail, mais il convient de lever une équivoque qui pèse sur les débats à propos de cette dernière : pour beaucoup de ses opposants, la RTT ne serait pas possible sans imposer une diminution des salaires à la plupart des salariés qui n’épargnerait même pas les plus modestes d’entre eux. Nous allons montrer que la discussion sur la compensation ou la non-compensation salariale de la RTT peut être aisément clarifiée.
Tableau 9 : Distribution des salaires mensuels nets en 2016
1 | 2 | 3 | 4 | 5 |
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Déciles | Salaire moyen net mensuel (en euros) | Hiérarchie des salaires moyens | Salaire moyen ajusté à partir de D7 | Hiérarchie des salaires moyens ajustée à partir de D7 |
D1 | 1 189 | 1 | 1 189 | 1 |
D2 | 1 346 | 1,13 | 1 346 | 1,13 |
D3 | 1 479 | 1,24 | 1 479 | 1,24 |
D4 | 1 621 | 1,36 | 1 621 | 1,36 |
D5 | 1 789 | 1,50 | 1 789 | 1,50 |
D6 | 1 995 | 1,68 | 1 995 | 1,68 |
D7 | 2 273 | 1,91 | 2 120 | 1,78 |
D8 | 2 709 | 2,28 | 2 277 | 1,92 |
D9 | 3 576 | 3,01 | 2 434 | 2,05 |
D10 | 7 134 | 6,00 | 2 591 | 2,18 |
Les deux premières colonnes sont tirées de INSEE Première, n° 1750, Avril 2019, et extraites du Tableau 3 : « Distribution des salaires mensuels nets en équivalent temps plein (EQTP) en 2016 », https://www.insee.fr/fr/statistiques/4129807. Le nombre que nous donnons pour D10 est une approximation de la moyenne des 95e et 99e centiles donnés par l’INSEE, respectivement 4 668 € et 8 629 €.
On fait l’hypothèse que la progression des inégalités de salaires est approximativement linéaire de D1 à D6 inclus et devient de plus en plus exponentielle au-delà. On ajuste cette évolution sur les six premiers déciles par la relation [12] :
y = 157,15 x + 1019,8.
On applique cette relation à partir de D7.
On intègre les chômeurs à la population active occupée selon la même répartition que dans le tableau 5.
On simule la réduction des inégalités, la RTT et l’embauche des chômeurs correspondante étalées sur cinq ans, avec les mêmes hypothèses de croissance de la production et de la productivité horaire du travail.
Le coefficient de solidarité est 2,11 / 1,7137 = 1,231.
Tableau 10 : Intégration des chômeurs à la population active occupée
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Population percevant des salaires répartie en déciles | Hiérarchie des salaires individuels moyens | Total des salaires distribués dans chaque décile (1).(2) R | Répartition des chômeurs en proportion du total | Population percevant des salaires après emploi des chômeurs (1)+(4) hN | Hiérarchie des salaires après resserrement selon l’ajustement | Nouveau salaire distribué (5).(6) R’ |
0,1N | 1 | 1 NR | 0,0388649 | 0,10357 N | 1 | 0,10357 NR’ |
0,1N | 1,13 | 1,13 NR | 0,0810544 | 0,10744 N | 1,13 | 0,12141 NR’ |
0,1N | 1,24 | 1,24 NR | 0,2543519 | 0,12335 N | 1,24 | 0,15295 NR’ |
0,1N | 1,36 | 1,36 NR | 0,2523067 | 0,12316 N | 1,36 | 0,16750 NR’ |
0,1N | 1,50 | 1,50 NR | 0,1565841 | 0,11437 N | 1,50 | 0,17155 NR’ |
0,1N | 1,68 | 1,68 NR | 0,0974594 | 0,10895 N | 1,68 | 0,18304 NR’ |
0,1N | 1,91 | 1,91 NR | 0,0539417 | 0,10495 N | 1,78 | 0,18681 NR’ |
0,1N | 2,28 | 2,28 NR | 0,0424738 | 0,10390 N | 1,92 | 0,19949 NR’ |
0,1N | 3,01 | 3,01 NR | 0,0189843 | 0,10174 N | 2,05 | 0,20857 NR’ |
0,1N | 6,00 | 6,00 NR | 0,0039786 | 0,10037 N | 2,18 | 0,21881 NR’ |
N | 21,11 | 2,11 NR | 1 | 1,0918 N | 15,84 | 1,7137 NR’ |
La crise du coronavirus a montré combien la durée du travail restait un enjeu crucial dans le rapport de force entre travail et capital. Aux dernières nouvelles, on apprend que, en Allemagne, le syndicat de la métallurgie IG Mettall propose d’instaurer la semaine de quatre jours (28 heures) dans l’industrie afin de préserver les emplois [13].
Conformément aux intuitions de Marx, rapports de production et répartition de la valeur ajoutée sont liés. Cette relation est confirmée d’une autre manière par les post-keynésiens comme Kalecki et Robinson, pour qui le taux d’accumulation du capital est inversement proportionnel au taux de salaire réel. [14] Notre propos était donc de montrer le rôle que pourrait jouer la réduction du temps de travail associée à une réduction importante des inégalités de revenus, dans un contexte où la croissance économique ne peut et ne pourra être que faible pendant une période de transition sociale et écologique. Cela implique de faire reculer l’emprise du capital. Et il n’est pas nécessaire d’attendre ni d’atteindre l’abondance pour tenter de le faire.
Comme il est essentiellement question de rapports de force, les éléments techniques ne sont là que pour démystifier le discours dominant. Une réduction drastique des inégalités suppose de remettre en cause la logique du capitalisme, c’est-à-dire du pouvoir du capital dans toutes ses composantes (économique, poltique et idéologique) et pas seulement de réformer la fiscalité comme le propose Thomas Piketty [15]. Dès lors, la réduction des inégalités de revenus doit passer en premier lieu par la réduction des inégalités primaires, au sein même des entreprises. Au temps de la crise du capitalisme global, sur laquelle le Covid-19 est venu se greffer, la question des rapports sociaux de production reste entière.
Jean-Marie Harribey, ancien coprésident d’Attac et du Conseil scientifique d’Attac, a récemment publié Le trou noir du capitalisme (Éd. Le Bord de l’eau, 2020)