La pandémie du Covid-19 n’est pas un simple accident de parcours. Elle est la preuve que le changement climatique pose une menace sans précédent pour le développement humain. Car il est l’un des facteurs à l’origine de maladies infectieuses, de la multiplication des épidémies et de leur expansion géographique. Selon le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), 60 % des maladies infectieuses humaines ont pour origine les zoonoses, qui sont des maladies ou infections se transmettant de l’animal à l’humain et vice versa. Les changements climatiques et environnementaux affectent les écosystèmes et sont responsables de ces zoonoses. Le réchauffement climatique est aussi responsable des gigantesques incendies de forêt. La dégradation environnementale se caractérise aujourd’hui par la présence de risques massifs et interconnectés dont l’intensité croît de manière exponentielle. Les grands enjeux environnementaux, parmi lesquels l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, la préservation de la biodiversité, la protection de la santé humaine, sont d’ordre planétaire.
Au vu de ces enjeux, la Convention citoyenne pour le climat (CCC) constitue une expérience démocratique inédite en France. Mandat lui avait été donné de définir une série de mesures qui devraient permettre d’atteindre une réduction d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030 (par rapport à 1990) dans un esprit de justice sociale. Cette initiative est une tentative de réponse à la forte mobilisation des Gilets jaunes et à leur revendication « fin du mois et fin du monde, même combat ». Elle est aussi l’occasion de souligner l’importance du caractère social de l’écologie et la place de la démocratie dans l’élaboration des politiques publiques. On peut bien sûr s’interroger sur les termes du mandat confié aux citoyens, voir ses limites ou celles de l’objectif d’une baisse de 40 % des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030, on peut aussi considérer que les avancées ne sont suffisantes. Mais force est de constater que la Convention citoyenne a insisté sur l’importance de sortir d’une économie insoutenable, que les thématiques qui y ont été discutées sont très nombreuses, que les moyens d’action proposés sont variés, et que tous les niveaux d’action ont été considérés, des comportements individuels aux pratiques des entreprises, à l’action publique.
Sur les 149 propositions formulées, le président Emmanuel Macron en a déjà écarté trois (la taxe de 4 % sur les dividendes, la réduction de la vitesse sur autoroute à 110 km/h, la réécriture du préambule de la Constitution). Il a décidé d’en soumettre 146 soit au Parlement, soit directement au peuple français. On ne sait pas si les 146 restantes seront soumises dans leur intégralité ou si elles seront édulcorées. Sur les propositions formulées, une seule a été rejetée par la Convention, celle concernant la réduction du temps de travail de 35 heures à 28 h sans perte de salaire. Une autre n’a pas été évoquée : celle sur la taxe carbone. Le projet de loi qui reprendra environ un tiers des propositions émises par la CCC devra être prêt pour l’automne, sans aucun changement de ligne du gouvernement sur la finance et sur la dette. Le vote du troisième projet de loi de finances rectificative par l’Assemblée, sans ajout d’aspects liés au climat, a de quoi faire déchanter. En effet, les propositions de la Convention citoyenne pour le climat qui ont été examinées par la majorité ont toutes été rejetées, notamment la fin des subventions aux industries fossiles ou l’obligation, pour les entreprises bénéficiaires d’aides publiques, de réduire leurs émissions de GES.
Pourquoi vouloir analyser les propositions pour le climat d’un point de vue féministe ?
Rares sont les personnes pour qui, d’emblée, une telle approche est évidente. D’abord, pour certains, changement climatique et égalité entre les femmes et les hommes sont deux sujets n’ayant rien à voir l’un avec l’autre et ne sont pas destinés à se rencontrer. De nombreux processus relatifs au changement climatique sont aveugles au genre ou le considèrent comme hors sujet. Une telle absence de reconnaissance des liens entre le genre et la lutte contre les changements climatiques est dramatique, car comment combattre efficacement un mal s’il n’est pas correctement identifié ? Pire, aux yeux de certains, vouloir discuter de changement climatique avec une dimension féministe serait un danger. Soit parce que cela diviserait l’unité des personnes qui luttent pour le changement climatique, soit parce qu’une telle approche serait une lecture « biologisante » ou « essentialisante » du rôle des femmes et les desservirait. Il est entendu qu’il ne s’agit nullement de chercher dans la biologie les raisons de différences de conduites et des pratiques sociales, mais de reconnaître que les effets du changement climatique (inondations, sécheresse, incendies, pandémies) ont des impacts différents sur les hommes et sur les femmes. Les différences dans les perceptions, attitudes et rôles des femmes et des hommes dans la lutte contre les changements climatiques peuvent être en grande partie expliquées par les rapports sociaux de sexe, les stéréotypes sexuels et la division sexuée du travail, les femmes étant encore en grande partie responsables des tâches ménagères et des soins de la famille. D’où la nécessité de prendre en compte ces différences afin d’éviter d’exacerber les inégalités qui existent déjà entre les femmes et les hommes. Une telle approche du changement climatique permet de mieux comprendre comment les hommes et les femmes, en raison des rôles sociaux qui leur sont assignés par la société, vivent et affrontent différemment le changement climatique, mais aussi peuvent concevoir des politiques et des pratiques qui contribuent à réduire les GES et apporter plus de justice sociale et d’égalité. Une telle approche est essentielle pour augmenter et rendre plus efficace le rôle des femmes dans la lutte pour le climat.
Femmes et hommes ne vivent pas le changement climatique sur un pied d’égalité, car les impacts ne sont pas les mêmes pour les unes et les autres. Ce constat peut être, à la limite, admis par certains, s’il concerne d’autres pays, par exemple les pays du Sud. Or, il n’y a pas d’exclusivité dans ce domaine. Car tel aussi est le cas de la France ou d’autres pays développés, même s’il ne revêt pas exactement les mêmes formes. Les inégalités de revenus en France (et dans les autres pays plus généralement) où plus de femmes sont dans la pauvreté que les hommes, rendent celles-ci plus vulnérables aux impacts des changements climatiques. Elles ne sont pas les seules, le cas des jeunes, des personnes privées d’emploi, mérite tout autant d’attention, mais elles sont bel et bien concernées, qu’elles soient jeunes ou plus âgées, en emploi ou sans, à temps partiel ou à plein temps mais sous-payées. Au sein de la famille, les femmes sont souvent responsables de la plupart des tâches du soin aux personnes dans le foyer (nutrition, santé, éducation, enfants, soins aux personnes âgées). Leurs vies sont différemment affectées par les pandémies et les canicules. En dehors des tâches domestiques, la pandémie du Covid a également mis en lumière la contradiction qui existe entre, d’une part, le rôle essentiel de certains métiers pour assurer le bien-être général et, de l’autre, la faiblesse de leur reconnaissance et de leur rémunération. Cette contradiction est particulièrement flagrante pour un ensemble de métiers très féminisés, ceux du « care » (soins aux personnes), infirmières, aides-soignantes, agentes hospitalières d’entretien, aides à domicile, assistantes maternelles etc. D’autres femmes, comme les caissières, qui travaillent dans des secteurs plus mixtes comme la grande distribution, sont surexposées car très présentes dans les métiers nécessitant un contact direct avec le public. Déjà, en « temps normal », leurs conditions de travail sont assez éprouvantes, avec des rythmes de travail éclatés, car le recours au temps partiel et les horaires variables sont les deux principaux outils au service de la flexibilité du travail dans la grande distribution. Dans ce secteur, les caissières sont les plus mal loties, souvent embauchées à temps partiel et donc avec un salaire partiel (un SMIC partiel), des horaires variables d’une semaine sur l’autre, quand elles ne subissent pas des variations quotidiennes et l’obligation d’effectuer des heures complémentaires permettant aux employeurs d’adapter en permanence leur présence aux flux de clientèle. Il a fallu une pandémie pour que l’on reconnaisse que leur travail répond à un besoin vital.
Or, les politiques et processus touchant au changement climatique ne pourront être efficaces ou équitables que s’ils sont sensibles à la contribution que pourraient faire les femmes et les hommes à la lutte contre les changements climatiques. L’intégration de la dimension genre est nécessaire afin d’assurer le succès des actions entreprises et éviter que les mesures prises ne reposent de façon disproportionnée sur les femmes, en raison des rôles sociaux différents attribués aux femmes et aux hommes. Des études ont montré que le comportement et la consommation ne sont pas les mêmes, selon le genre, qu’il s’agisse des déplacements, des moyens de transport utilisés (voiture, transports en commun, train, etc.), de la consommation d’énergie (chauffage, climatisation, etc.) de la technologie ou mêmes des habitudes alimentaires. La question des transports renvoie à la mobilité des femmes, aux motifs de déplacement [1], aux émissions de GES, etc. Même si les études qui traitent de ce sujet de façon genrée sont encore peu nombreuses, celles réalisées en Europe [2] ou en Île-de-France montrent que les femmes ont plus souvent recours que les hommes aux transports en commun et à la marche, et que, partout, elles ont tendance à parcourir moins de kilomètres en voiture.
Enfin, la pandémie a montré que les violences physiques ou sexuelles faites aux femmes connaissent une forte augmentation dans de telles situations. Le confinement, l’isolement social, la perte de ressources, la dégradation des services publics exacerbent les violences et les maltraitances.
Pour toutes les raisons développées précédemment, il nous semble indispensable que les femmes s’investissent dans la lutte contre les changements climatiques et que le lien entre genre et lutte pour le climat soit reconnu par toutes celles et tous ceux qui veulent mener ce combat.
Comment ?
En saluant le travail de la Convention citoyenne pour le climat, on se dit que l’occasion est belle pour en faire un exemple de la nécessité d’intégrer la dimension genre à la lutte contre le changement climatique, afin que femmes et hommes se battent ensemble pour le climat, la justice sociale et l’égalité. Certains passages des propositions de la Convention citoyenne pour le climat montrent une telle préoccupation, comme le montre p. 53 la proposition C5.2.1. (Constituer une équipe chargée de coordonner l’éducation à l’environnement et au développement durable) où il est écrit : « Veiller à ce que les filles et les garçons, les femmes et les hommes, participent et prennent des décisions sur un pied d’égalité. »
Mais, sans exhaustivité, on peut aussi signaler quelques propositions faites par la CCC qui pourraient être améliorées et d’autres, absentes, qui pourraient (ou gagneraient à) y figurer. On limitera nos propos en prenant trois exemples.
Dans la rubrique « Produire et travailler » où des propositions sont faites pour « accompagner les salariés et les entreprises dans la transition », afin d’intégrer des exigences de la lutte contre le changement climatique dans le monde du travail et dans le champ de la formation professionnelle, pourrait être faite une proposition de faciliter l’accès des femmes aux formations et à l’emploi dans les domaines d’activité à prédominance masculine, pour faciliter la mixité des emplois. Car les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes emplois [3]. Cela concerne aussi bien des secteurs traditionnels que de nouveaux secteurs qui montrent l’importance de la transition et ses enjeux. Par exemple, ceux de l’entretien et de la création des espaces verts, identifiés comme importants au regard des opportunités d’emplois pour les femmes, alors qu’ils connaissent une très faible mixité des emplois. D’où l’importance de faire des propositions qui permettent de lutter contre les stéréotypes sexués lors de l’orientation, de la formation et de l’exercice d’un métier. On peut rajouter à cela la nécessité d’insérer des clauses sur l’intégration des femmes dans les cahiers des charges de marchés publics en même temps que les clauses environnementales (Objectif 7) pour œuvrer à leurs succès.
Et, malgré l’augmentation de la proportion de femmes dans des métiers traditionnellement occupés par des hommes, la moitié des femmes sont concentrées dans quelques familles professionnelles : aides à domicile et assistantes maternelles (98 % de femmes), agents d’entretien (73 %), aides-soignants et infirmiers (89 %), secrétaires (98 %), alors que les hommes ont accès à une plus grande diversité de métiers [4]. L’emploi peu qualifié, qui occupe en France un actif sur cinq, est majoritairement féminin. En effet, 64 % des personnes occupant ce type d’emploi sont aujourd’hui des femmes. Certains métiers restent fortement féminisés, alors que d’autres, comme les métiers de l’informatique et des télécommunications, sont fortement masculinisés (un peu moins de 28 % de femmes dans ce secteur, contre 48 % dans le reste de l’économie). Outre la non-mixité des métiers et l’inégale détention de compétences, les nouvelles technologies et le numérique n’ont pas la même influence selon les métiers. Certains, comme ceux relatifs aux soins et à la prise en charge des jeunes enfants et des adultes dépendants, ne sont pas directement concernés par l’informatisation et l’automatisation, tandis que d’autres, par exemple dans la grande distribution, sont confrontés à des transformations quantitatives et qualitatives de leurs emplois. Des études illustrent la transformation des conditions de travail sous l’impact du numérique [5]. Ainsi, l’automatisation des caisses a transformé le métier de caissière : il est devenu multitâches, doit surveiller plusieurs caisses, dépanner et contrôler le client.
L’accès au télétravail et son impact sur les conditions de travail et d’emploi des femmes ne sont pas suffisamment analysés. Mais, d’un côté il est supposé accroître le bien-être des salariées, tandis que de l’autre côté, les analyses sociologiques mettent en évidence la perte de lien avec l’entreprise, la difficulté à séparer vie professionnelle et vie privée face à « l’effacement des frontières traditionnelles, juridiques, spatiales et temporelles du travail » du fait du recours accru aux technologies de l’information et de la communication (TIC) [6]. Or, le télétravail et le travail à distance sont des questions concernant l’organisation du travail qui sont posées par le changement climatique et qui mériteraient d’être discutées, afin que la lutte contre le changement climatique n’aboutisse pas à accroître les inégalités entre les femmes et les hommes mais, au contraire, les supprime.
Deuxième exemple, la thématique « se déplacer ». Dès le premier objectif « Développer les autres modes de transport que la voiture individuelle », le plus grand usage des transports en commun par les femmes aurait mérité que des propositions soient faites concernant leur aménagement et leurs horaires pour les rendre plus sûrs, plus pratiques, et sans risques, de jour comme de nuit. Il devrait en être de même pour les parkings-relais créés pour favoriser l’usage des transports publics réguliers des personnes sur l’agglomération. Qu’on réponde enfin à des questions aussi simples et générales mais auxquelles sont particulièrement sensibles les femmes : « à quelle heure fermera la gare, comment fera-t-on pour y arriver, où pourra-t-on garer son vélo ? » [7].
Le troisième exemple concerne la thématique « Produire et travailler » et l’objectif 5 qui propose de réduire le temps de travail sans perte de salaire dans un objectif de sobriété et de réduction de GES, proposition rejetée par les conventionnalistes, mais qui souligne de façon très pertinente la nécessité de partager le travail et de réduire le niveau de chômage tout en répondant aux aspirations de justice sociale. Produire moins, travailler moins, se déplacer moins, devraient aboutir à une amélioration de la qualité de vie de toutes et tous. Encore faudrait-il que cette transformation de la société ne se fasse pas aux dépens des femmes et que, de façon très explicite, elle comprenne des clauses qui pénalisent les employeurs imposant des temps partiels aux femmes. Et que les personnes salariées aient droit de regard sur des questions les concernant ou concernant les produits qu’elles fabriquent. Là aussi, la crise du Covid-19 a provoqué des discussions sur les conditions qui permettraient le retour des salarié.es sur leurs lieux de travail, dont étaient exclues les personnes les plus concernées.
L’emploi des femmes n’est possible que si des services collectifs sont mis en place, en premier lieu pour s’occuper des enfants en bas âge, mais aussi pour prendre soin des personnes malades ou âgées, et pour assurer des tâches comme la préparation des repas ou l’entretien des lieux de vie. Ces tâches doivent être considérées comme bien commun et doivent être garanties à tout le monde par un service public offrant des prestations de qualité et de bonnes conditions de travail au personnel. Aussi, la revalorisation des métiers de la petite enfance, de l’éducation et en général du « prendre soin » d’autrui et de l’environnement (« care »), qui sont des activités essentielles au bon fonctionnement et au bien-être de la société, de plus non délocalisables, est une condition nécessaire. D’une manière générale, il faut appliquer le principe de salaire égal pour un travail de valeur égale (compétences nécessaires, responsabilité, pénibilité, etc.), en mettant en œuvre les méthodes d’évaluation non sexiste des emplois. Reconnu d’abord par l’Organisation internationale du travail (OIT), le principe « un salaire égal pour un travail de valeur égale » est garanti par le droit international et doit s’appliquer au secteur privé comme au secteur public.
Une évolution du partage des tâches dans la sphère privée est indispensable pour l’égalité entre les femmes et les hommes et pour avoir plus de temps libre pour soi et pour les autres. Or, les enquêtes réalisées durant la pandémie montrent que les tâches domestiques, l’accompagnement scolaire des enfants et plus largement le travail du suivi et d’éducation des enfants reposent de façon disproportionnée sur les femmes et provoquent des tensions familiales dans de telles circonstances. Pour combattre la culture des violences et du harcèlement et pour favoriser une répartition égale des temps de vie entre hommes et femmes, il est indispensable d’instaurer une éducation à l’égalité dès la petite enfance, et tout au long du parcours éducatif et professionnel, notamment à la parentalité.
Conclusion
Il ne s’agit pas de voir uniquement les femmes comme des victimes des changements climatiques, elles sont aussi et surtout porteuses de solutions. Ne pas les intégrer dans la lutte, c’est se priver de leurs apports et des multiples rôles qu’elles peuvent jouer. Elles peuvent non seulement être à l’avant-garde des luttes pour le climat et pour l’égalité femmes et hommes, elles sont indispensables pour sa réussite.
Réfléchir à la dimension genre des propositions de la Convention pour le climat est aussi l’occasion de réfléchir sur les liens entre les inégalités et le changement climatique, de s’interroger sur les véritables causes de leur existence, et d’explorer les voies de sortie (afin de discuter, rejeter les impasses), et avancer celles qui permettraient de sortir de la crise sociale et écologique.