Pourtant, les responsables politiques, et les médias unanimes, ont propulsé la science et les « savants » comme unique source de savoir et de proposition. Outre la création de deux conseils scientifiques pour éclairer le gouvernement, la plupart des controverses publiques ont évalué le degré de scientificité de telle ou telle mesure (voir la comédie médiatique avec Didier Raoult en vedette non conformiste), comme la controverse de Valladolid évaluait le degré d’humanité des « sauvages ». Ce fut alors un spectacle de science réelle avec son cortège de fake news, de preuves expéditives ou de remèdes miracles, pour cause de compétition et d’articles falsifiés jusque dans The Lancet.
Juste après cette faillite manifeste de l’appareil de recherche et de connaissance, dont beaucoup croyaient qu’il nous avait faits maîtres et possesseurs de la nature, le gouvernement veut expédier en urgence la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), dont la discussion avait été interrompue par ce même virus aussi puissant que minuscule. Et tout devrait être voté comme il était convenu avant la crise sanitaire, avec un financement global très insuffisant et toujours le pilotage de la recherche par un appareil bureaucratique (du ministère à l’ANR) dévoué à la croissance industrielle et à la compétitivité internationale. Ces choix du monde d’avant persistent après que, sous pression de la covid, furent avancées dans la sphère publique la nécessaire protection de la biodiversité mais aussi l’absurdité d’une croissance sans limite, et l’indispensable coopération entre les peuples pour préserver le monde commun.
Cette recherche-là, qu’il faudrait poursuivre sans la questionner, a pourtant révélé ses énormes carences. Non seulement la science qu’elle produit s’est montrée incapable de préserver le Bien commun, mais on peut craindre que davantage de cette science pourrait nous laisser tout aussi démunis devant les menaces qui se multiplient avec les changements climatiques, et que la même impuissance se reproduise lors des prochaines pandémies. Certes, il faut reprendre et développer des recherches qui ont été délibérément privées de moyens parce qu’elles étaient hors du flux de l’innovation compétitive (voir le témoignage de Bruno Canard, chercheur sur les coronavirus). Il est aussi urgent de mettre des moyens pour réduire la fréquence des maladies chroniques, comme le diabète ou l’obésité, qui ont offert à la covid ses principales victimes. Et de prévoir l’éventuelle rechute, par covid 19 ou de nouvelles pandémies virales ou bactériennes (grâce au réchauffement climatique et à la diminution des défenses par la pollution chimique), en renforçant l’hôpital public et en sanctuarisant un parc d’hôpitaux d’urgence bien équipés. Tout cela est nécessaire mais l’infinité des déguisements possibles de virus nouveaux invite à la modestie quant à nos capacités de les maîtriser, sans oublier la menace bactérienne plus sensible aux modifications du climat, lesquelles sont d’ores et déjà imparables. Certes, les chercheurs (chinois) ont été capables de séquencer rapidement l’ADN du virus et de le différencier de ses cousins déjà connus. On a su aussi différencier des souches géographiques du coronavirus. Vive la science ! Mais, cette connaissance génétique n’a pas permis de proposer des parades. C’est dire qu’elle fut moins bénéfique aux populations que les pratiques moyenâgeuses de protection que les autorités ne peuvent que reproduire aujourd’hui (masques, isolement...). Or, ces pratiques furent inventées bien avant la découverte des germes à l’origine des épidémies, bien avant cette science moderne qui serait notre unique voie de survie. Largement désertée par la science, l’Afrique, où on prédisait un carnage par le virus, s’en sort plutôt bien malgré des conditions d’hygiène parfois difficiles, grâce à sa tradition de résistance aux fléaux, rançon considérable des peuples « qui ne sont pas entrés dans l’histoire », c’est-à-dire dans la trajectoire infernale de l’économie productiviste. Davantage de science sera toujours nécessaire, mais on ne se passera pas impunément des connaissances acquises par la culture et la tradition, et de la sagesse populaire qui résulte de cette culture et de sa mise en action aux moments de rupture qu’on nomme « crises ».
Quand une épidémiologiste accuse certains chercheurs de « malmener » la science en négligeant les exigences des essais médicaux, sa critique des mauvaises procédures savantes ne dit rien sur l’impuissance vraisemblable d’une science qui serait « bien faite » (Dominique Costagliola, Le Monde, 10 juin 2020). Croire qu’homo sapiens est à la hauteur des problèmes qu’il se crée relève d’une conception religieuse de notre espèce comme achèvement parfait d’une évolution dirigée (par qui ?), et de la science comme arme universelle qui nous ferait invincibles. Il suffit de constater l’incompréhension des spécialistes devant l’évidence de « super transmetteurs » ou les difficultés d’interprétation des tests sérologiques pour prendre la mesure de nos insuffisances.
La tranquille assurance (l’inconscience) avec laquelle on remet l’avenir à la science inspire encore Emmanuel Macron quand, juste après avoir créé deux conseils scientifiques sur la covid, il remet l’avenir post-covid à l’économie en créant un conseil d’experts économistes. Comme l’écrit Bruno Latour : « Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie : on croit qu’il est possible d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va falloir apprendre à vivre avec eux sans trop de dégât pour nous ; on croit qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise économique, alors qu’il va probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie, ce résumé simplifié des formes de vie » [1]. On ne sait qui, de l’économie ou de la science, mérite le mieux cette qualification de résumé simplifié des formes de vie...
Des artisans de la lutte contre le sida ont rappelé aux médecins historiques de cette lutte, J.-F. Delfraissy et F. Barré-Sinoussi , aujourd’hui chacun président d’un des conseils scientifiques sur la covid : « Avec vous et vos collègues, sous la pression constante des malades, celle que rappelle le film partout célébré 120 battements par minute, nous avons érigé la lutte contre le sida en paradigme et modèle de lutte contre les épidémies. La seule lutte efficace : celle qui lie de manière indissociable santé publique et droits humains, qui refuse de confier le pouvoir aux seuls scientifiques ou aux seuls politiques, qui fait de la participation des citoyens et de l’inclusion des populations minoritaires, démunies ou ostracisées, la clef du succès. » [2]
Ainsi, certains acteurs avancent que c’est seulement l’intelligence collective qui peut permettre d’éviter le pire. Dans ce but, la plate-forme de recherche participative Just One Giant Lab (Jogl), créée en 2019, a su mobiliser plus de 1000 personnes, chercheurs ou simples citoyens, dans le monde, pour mettre au point des dispositifs de soins (tests de détection, pousse-seringues...) [3], et le sociologue Michel Callon explique que « l’ignorance rend cependant possibles une redéfinition des rôles et une nouvelle forme de contrat entre sciences et sociétés, entre chercheurs et profanes ».
La prise en compte de l’avis des populations concernées s’impose en effet quand les autorités politiques et scientifiques se voient démunies, comme il était déjà arrivé avec le sida. Alors, un avis du conseil scientifique covid souligne que « L’association d’acteurs de la société civile et de la vie économique est de nature à renforcer sa légitimité, ainsi que l’adhésion aux mesures envisagées dans chaque scénario ». On peut cependant souhaiter que l’implication des citoyens irait au-delà d’un cautionnement apporté aux autorités scientifiques et à leurs travaux, selon une conception condescendante qui fait de la « recherche participative » une force d’appoint peu coûteuse pour les scientifiques professionnels plutôt qu’un véritable partenaire aux compétences complémentaires.
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Parmi les innombrables tribunes consacrées à la crise sanitaire, ce sont surtout des philosophes qui analysent les rapports nouveaux entre science et société. Ainsi, Jean-Luc Nancy s’interroge : « Le constat sans doute le moins connu, c’est le vertige des questions que la science se pose à elle-même lorsqu’elle établit que ses progrès les plus pointus la placent au bord d’un non-savoir abyssal : la représentation de la science comme maîtrise d’un réel unique se dissipe (…) est posée la question de notre capacité à nous accommoder collectivement de la non-maîtrise absolue de notre histoire ». Isabelle Stengers estime que « nos sciences sont balbutiantes face aux enchevêtrements du vivant » (Le Monde, 21-22 juin 2020). Et ce sont encore des philosophes qui en appellent à l’autonomie des citoyens contre le gouvernement des experts. Comme l’écrit un collectif, « on ne peut que se réjouir de sortir du mythe de la science comme certitude et de cette mise en lumière du travail passionnant de la preuve, de sa durée longue, des moyens nécessaires, des enjeux organisationnels et institutionnels de la recherche », mais « la place donnée aux citoyens dans la recherche scientifique doit être repensée ».
Ainsi, cette pandémie montre que, puisque la science ne sait pas répondre à la complexité, ce que constatait déjà le groupe Survivre et vivre autour d’Alexandre Grothendiek dans la foulée de Mai 68, ce sont peut-être les habitants du monde qui seraient capables de proposer les meilleures solutions. « Nous devrions tous nous réjouir que la santé et le savoir scientifique aient désormais, aux yeux de tous, le statut de choses publiques » écrit Barbara Stiegler. Une telle vision largement partagée des rapports entre science et société est nouvelle, elle justifie la raison d’être de l’association Sciences citoyennes depuis dix-huit ans. La question est de savoir comment impliquer la population pour qu’elle puisse produire des contributions d’intérêt. Bruno Latour, dans une tribune très partagée [4], pose aux citoyens confinés plusieurs questions concernant les concessions qu’ils seraient disposés à accepter pour un futur meilleur. Mais il ne dit pas comment cette « aide à l’autodescription » pourrait déboucher sur des décisions. Pour sa part, Bernadette Bensaude-Vincent propose des jurys citoyens pour répondre à l’incertitude. S’il est vraisemblable que des panels de citoyens peu formalisés puissent formuler des solutions utiles dans l’urgence, une politique à visée différée exige, pour que les résultats soient crédibles, d’être proposée par des citoyens ne défendant pas des intérêts particuliers (tirage au sort), représentant la diversité de la population, complètement informés à partir d’expertises contradictoires et prenant le temps de débattre à l’abri des influences avant d’émettre son avis.
Depuis treize ans, Sciences citoyennes a défini un tel protocole rationnel pour des conventions de citoyens (CdC) et se bat pour inscrire cette procédure dans notre législation. Afin d’affronter les crises à venir, les conventions de citoyens constituent l’outil intelligent qui manque. Mieux que le comité scientifique covid une convention de citoyens armée d’expertises contradictoires et multidisciplinaires aurait cerné avec pertinence la complexité du drame pour prendre des mesures d’urgence et aussi faire des propositions d’avenir. Nous pensons que les choix des citoyens sont les plus sûrs, tant pour les orientations de la recherche que pour les décisions en urgence. Des citoyens pour orienter la recherche, c’est mettre en action le besoin de connaissances et de protection de la biodiversité, la réduction des impacts d’une mobilité excessive et de la surconsommation, c’est apprendre qui sont les virus et comment vivre avec eux (par exemple analyser la peur irraisonnable qui a fait javelliser les trottoirs ou plastifier les consommables...). Des citoyens pour gérer les crises, c’est bien sûr pour dire comment réagir en respectant les personnes (par exemple : qui et comment confiner ? Quid de l’école par internet ?...), mais aussi pour veiller à l’instrumentalisation de la crise par le pouvoir, qui profite de l’urgence pour réduire la démocratie (par exemple, outre les atteintes aux libertés, en proclamant 25 ordonnances le 26 mars dont l’une allège les obligations d’installation de la 5G, à rebours de l’avis de la convention citoyenne sur le climat). Plutôt qu’à des experts et des concours télévisuels de patrons savants, et à des infos délivrées au compte-goutte pour conjurer l’irrationalité supposée de la population et éviter la panique par l’infantilisation, c’est aux citoyens qu’il faut confier les clés du futur, sans négliger la contribution de la science.
Pourtant, en symétrie du scientisme officiel, beaucoup se méfient de la capacité de citoyens ordinaires pour assurer leur propre avenir. Ainsi, au moment de la conclusion de la conférence citoyenne sur le climat, un quotidien régional titre : « Ta grand-mère plus légitime que le GIEC ? » [5] et explique : « Pourquoi 150 citoyens, certes tirés au sort, seraient aptes à comprendre et appréhender correctement la question ô combien complexe du changement climatique, et encore davantage à proposer des solutions pertinentes et applicables. En résumé, la question de la légitimité doit-elle masquer celle de la compétence ? ». De telles réflexions sont hélas fréquentes et témoignent d’un aveuglement devant le capital d’intelligence abondant dans la société autant que devant les insuffisances constitutives des discours scientifiques mais pour des journalistes plus pertinents comme Stéphane Foucart « ce qui s’est produit dans ce cénacle est, en miniature, ce qui devrait plus ou moins se produire dans la société si la disputatio y fonctionnait idéalement ».
Pour l’auteur de science fiction Alain Damasio on peut espérer une ouverture grâce à la pandémie récente : « Toute crise majeure est une chance. Parce qu’elle brise un continuum. Et qu’elle ouvre une lucarne dans le mur circulaire de nos habitus cimentés à la résignation et au déni. Une lucarne qui peut vite devenir fenêtre, puis portes sur un futur à désincarcérer ».
Pour cela « il est temps de faire tomber les murs, de libérer les énergies de la société, de faire confiance à l’intelligence des citoyens » ajoute comme en écho le juriste Dominique Rousseau, co-rédacteur de notre proposition de loi sur les CdC en 2007, et qui demande de remplacer le CESE par une « assemblée des citoyens » (Le Monde, 24 juin 2020). C’est bien cette assemblée qui pourrait organiser et défendre devant le parlement des CdC dans tous les domaines où existent des controverses. En particulier pour les choix des priorités de recherche afin que la science non faite devienne celle dont les citoyens ne veulent pas plutôt que celle qui ne sert pas des intérêts économiques immédiats. Et pour proposer les politiques à mener afin de répondre aux défis imposés par des situations nouvelles qui compromettent l’avenir de l’humanité, situations dont la pandémie covid 19 n’est qu’une préfiguration.
Jacques Testart est biologiste, Directeur de recherches honoraire à l’INSERM et Président d’honneur de Sciences citoyennes.