Le carbone stocké dans les sols représente une quantité bien supérieure au carbone de toute la biomasse. Il joue un rôle dans la séquestration du CO2, dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique.
La décision 529/2013/EU de l’Union européenne rend obligatoire la comptabilité des émissions et absorptions des gaz à effet de serre, intégrant les variations de stocks de carbone dans les sols. À partir de 2021, les terres cultivées et les pâtures seront concernées. Cette décision a été complétée pour son application par le règlement 2018/841, qui fait référence à l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici à 2030 par rapport au niveau de 1990 [1].
Lors de la COP 21, en 2015, conformément à ces orientations, la France avait proposé la démarche
4 ‰, consistant à augmenter chaque année de 4 ‰ le taux de matière organique dans le sol pour compenser totalement (si c’était effectué à l’échelle planétaire) les émissions de gaz à effet de serre. À l’époque, les organisations progressistes dans le domaine agricole avaient critiqué cette mesure, qui instrumentalisait les terres agricoles pour ne pas avoir à s’attaquer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Or, la matière organique du sol ce n’est pas seulement du carbone stocké, c’est aussi sa fertilité naturelle, c’est l’humus, la capacité du sol à absorber, retenir et stocker l’eau de pluie. C’est une meilleure résilience face à la sécheresse. L’augmentation du taux de matière organique dans le sol est essentielle, si on fait le choix d’une agriculture qui restaure la fertilité des sols, qui travaille avec le vivant, avec les microbes du sol et les millions de micro-organismes, les lombrics qui dégradent la matière morte et créent des nutriments pour la nouvelle matière vivante.
Le Symposium « sols vivants » de Montréal (27 avril au 8 mai 2020), qui s’est tenu en visioconférence à cause du Covid-19, a largement abordé cette question, essentiellement avec des intervenants du continent américain. David R. Montgomery, qui est intervenu lors de la séance d’ouverture, appelle à « cesser de subventionner l’agriculture conventionnelle et commencer à promouvoir des pratiques favorisant la fertilité de la terre. » [2]
Il demande une cinquième révolution agricole qui restaurerait les sols en travaillant avec le vivant. Pour lui, la première avait été la naissance de l’agriculture et le travail de la terre. La deuxième, la gestion des sols pour les améliorer, avec les rotations de culture, les légumineuses. La troisième, l’industrialisation, l’utilisation des engrais chimiques et des énergies fossiles. La quatrième, la révolution verte qui a augmenté les rendements, mais a soumis l’agriculture aux industriels via les semences brevetées, puis les OGM.
Aux États-Unis, David Montgomery s’est référé surtout à l’agriculture de conservation. Basée sur le non-labour, le semis sur couvert végétal, les cultures associées ou alternées, elle diminue beaucoup l’usage d’intrants chimiques, mais ne les exclut pas, en particulier le glyphosate. Certains arrivent toutefois à s’en passer complètement, et sont alors proches de l’agriculture biologique [3] ; il montre dans son livre Cultiver la révolution de multiples exemples de fermes qui dépassent les rendements des fermes voisines, conventionnelles, en ayant très peu de frais (peu ou pas d’intrants chimiques, beaucoup moins de dépenses de carburant et de temps passé à épandre), donc une rentabilité supérieure avec moins de travail.
Se pose alors logiquement la question de savoir pourquoi ce système plus productif, qui en plus restaure la fertilité des sols, ne se généralise pas. Le conservatisme des agriculteurs et la crainte du changement sont une réponse. Mais la principale est l’existence des subventions agricoles et des aides en cas de mauvaise récolte liée à des facteurs naturels (sécheresse, tornades) : pourquoi changer de méthodes pour des procédés plus résilients face au climat si on est indemnisé de ses pertes en cas de désordre climatique ?
Selon David Montgomery, « les pratiques de restauration du sol devraient être mieux rémunérées… pour encourager, voire exiger, l’implantation de couverts végétaux et de rotations diversifiées… Il est logique de restructurer les subventions agricoles pour récompenses les agriculteurs qui améliorent la fertilité des terres. Mais continuer de financer des pratiques qui font exactement le contraire est une pure folie. » Il cite le carbone comme indicateur simple de la santé du sol.
On rejoint ici la démarche de l’Union européenne relative au suivi du taux de carbone dans le sol. La santé des sols pourra-t-elle devenir l’objectif de la politique agricole commune ? Cela signifierait un basculement, car actuellement, presque la moitié des principales aides du premier pilier de la PAC restent des aides à l’hectare, indépendantes des méthodes utilisées et de la production. Ces aides toutefois diminuent d’année et année, c’est le paiement de base. Les aides au verdissement, plus faibles, elles aussi versées à l’hectare, n’impliquent pas non plus de changer de pratique de culture. Il suffit, pour les toucher, de passer de la monoculture à deux ou plutôt trois cultures, de ne pas réduire les prairies permanentes et de garder une surface d’intérêt écologique sur 5 % des terres (arbres, haies, mares, cultures fixant l’azote). Le verdissement de l’Union européenne, c’est donc 5 % de surface que l’on préserve, alors qu’alors on peut polluer les sols d’année en année avec les intrants chimiques de l’agriculture industrielle Il faut reconnaître toutefois un début d’évolution positive ces dernières années : en France, le taux de carbone dans le sol a cessé de baisser et entame une légère remontée dans la majorité des régions [4]. L’agriculture biologique perçoit l’aide au verdissement automatiquement.
Il existe aussi des subventions à l’élevage, en général par tête de bétail. Elles poussent aussi au maintien du système en place, en particulier à la spécialisation régionale. C’est ainsi que l’élevage et la production de fromages sont favorisés en Auvergne. Or, le niveau des aquifères y est bas, et ces activités consomment beaucoup d’eau, plus que la culture de céréales [5]. Pourquoi cette spécialisation des régions, qui concentre les pollutions liées à l’élevage de porcs en Bretagne et les bovins dans des régions de montagne ? Revenir à la polyculture-élevage préserverait bien mieux les milieux naturels en diversifiant les activités qui alors se complètent : les déjections animales ou le fumier améliorent les sols céréaliers.
La politique agricole commune reste un instrument pour conserver le système actuel, avec des grosses exploitations productivistes. Les velléités de favoriser l’agroécologie restent marginales, malgré les déclarations. Pourtant le système agricole mène massivement les agriculteurs à la faillite, en même temps qu’il les exploite au profit des grands semenciers et des firmes fabricant les intrants chimiques. Et il conduit à détruire massivement la vie biologique dans les sols, causant une grande extinction bien moins visible que celle de ours blancs.
La Confédération paysanne demande des aides à l’actif plutôt qu’à l’hectare, ce serait un moyen pour que les aides les plus importantes n’aillent plus aux plus gros agriculteurs, qui en général sont ceux qui détruisent le plus les sols. Les mesures européennes visant à suivre l’évolution du taux de carbone de sols pourraient être une base pour aller plus loin, et restructurer les aides de la PAC pour qu’elle finance la transition vers une nouvelle agriculture qui viserait à retrouver des sols vivants. Avec l’agroécologie et la réduction du travail du sol, celui-ci retrouverait sa fertilité, absorberait mieux l’eau et la conserverait, pour produire une alimentation saine et abondante.
Des aides, basées sur la hausse du taux de carbone dans le sol devraient évidemment, comme c’est le cas pour l’installation en agriculture biologique, prévoir des aides supplémentaires pour les trois années de transition à partir de l’ancien modèle agricole.