La part sombre de l’industrie : la relocalisation industrielle à l’heure du capitalisme numérique

vendredi 26 juin 2020, par Mireille Bruyère *

La crise sanitaire actuelle a mis à jour notre forte dépendance industrielle vis-à-vis d’autre pays, en particulier la Chine. La désindustrialisation de l’économie française, mais aussi de toutes les économies occidentales, est un phénomène bien connu et assez ancien puisqu’il démarre dès la fin des années 1970. Entre 1980 et 2007, l’industrie française a perdu 1 913 500 emplois, soit 36 % de ses effectifs ; la part de l’industrie dans la valeur ajoutée est passée de 24 % à 14 % [1]. Ainsi, l’incapacité de l’industrie française à produire rapidement des masques et des tests à grande échelle a fait prendre conscience de ce que constitue cette désindustrialisation en termes de perte d’autonomie productive.

Malgré la déclaration d’Emmanuel Macron dans son discours du 12 mars 2020 proclamant que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », rien de significatif n’a encore été fait pour reprendre un tant soit peu le contrôle sur la production industrielle alors que l’état d’urgence sanitaire autorise le gouvernement à agir vite. La seule usine de fabrication de bouteilles d’oxygène médical LUXFER est restée fermée, bien que cette production soit essentielle et que l’état d’urgence sanitaire autorisait légalement le gouvernement à agir dans le champ de la production industrielle [2].

À la suite du discours du 12 mars, un débat sur la mondialisation industrielle s’est engagé et de nombreux économistes ont alors évoqué la nécessité d’une relocalisation de certaines productions dites stratégiques, comme les médicaments ou le matériel médical. Sans surprise, Jean Tirole volait au secours de la mondialisation dans une chronique parue dans Les Échos [3] en déclarant que « grâce à la globalisation, en effet, les consommateurs ont accès à de nouveaux biens et services produits dans le monde entier ; et ils peuvent acquérir les biens déjà produits dans le pays à plus bas prix, car ils ne sont plus captifs des monopoles domestiques, et bénéficient de coûts de production plus bas dans des pays exportateurs. ». Il reprend ici un argument tout aussi ancien qu’erroné des défenseurs de la mondialisation, inspiré des « avantages comparatifs » de Ricardo. Selon eux, la mondialisation serait toujours globalement efficiente. Elle se présenterait comme une spécialisation productive des pays tirant partie d’avantages comparatifs territoriaux (compétences, coût du travail, réglementation, infrastructures). Cette plus grande efficience productive de la mondialisation permettrait en bout de course une augmentation globale du pouvoir d’achat des consommateurs et du revenu des travailleurs nouvellement intégrés dans la mondialisation. Le seul point que reconnaissent les libéraux est que les effets sociaux seraient mal pris en compte et mal réparé, mais ils pensent que ceux-ci pourraient l’être. Nous avons dénoncé dans deux notes des Économistes atterrés cette vision erronée de la mondialisation néolibérale [4].

1. La mondialisation comme l’extension des systèmes industriels intégrés

La dynamique de la mondialisation est le fait de la stratégie globale des firmes multinationales qui construisent et pilotent des chaînes de production étendues, fondées sur une multitude de segments productifs dispersés sur l’ensemble de la planète. La mondialisation néolibérale actuelle est donc la mondialisation de systèmes productifs intégrés plutôt qu’une mondialisation de la concurrence entre unités productives autonomes et nationales.

Ces systèmes productifs industriels intégrés s’appellent aussi chaînes globales de valeur. Cette dénomination insiste sur le caractère asymétrique des relations entre les différents maillons de la chaîne de production. Une part importante de la valeur ajoutée produite dans la chaîne globale de valeur est captée par les firmes multinationales qui pilotent l’ensemble de la chaîne et dictent les conditions productives aux segments productifs en amont de la production (sous-traitants, franchises et filiales). Ces systèmes productifs intégrés ont pour contrepartie une financiarisation des firmes multinationales soutenue par des marchés financiers en expansion depuis les années 1990, une financiarisation qui est un facteur d’endettement des entreprises privées dont la dette s’est envolée. La dette des entreprises privées françaises s’élève à plus de 170 % de leur valeur ajoutée [5].

Financiarisation et chaîne globale de valeur sont donc les deux faces d’une même mondialisation néolibérale. Poser la question d’une relocalisation industrielle doit donc prendre en compte l’agencement matériel de cette mondialisation. Il ne s’agit pas seulement de relocaliser quelques entreprises industrielles en France, car, si ces entreprises ne sont qu’un segment industriel intégré à un système productif mondial dominé par une firme multinationale, cela ne peut en soi permettre une autonomie productive. La domination de la firme sur l’ensemble du système productif s’appuie sur de nombreux dispositifs (propriété des brevets, contrats de sous-traitance, contrats de franchise, etc.) dont les plus emblématiques sont les « prix de transferts » [6]. Ces prix ne sont pas des prix de marché, mais des prix fixés par les firmes en situation de domination et imposés aux maillons de la chaîne de valeur qui se voient ainsi confisquer arbitrairement une part importante de leurs bénéfices. La stratégie du groupe General Electric vis-à-vis du site de Belfort (fabrication de turbines à gaz) fournit un exemple du fonctionnement des prix de transfert. Le groupe a décidé de faire passer l’intégralité des commandes par une filiale en Suisse, qui les rétrocède ensuite à l’usine de Belfort en France à des prix bien plus bas que des prix réels, mettant l’usine de Belfort dans l’impossibilité de dégager des profits [7]. Le dispositif des prix de transferts permet ainsi une optimisation fiscale : les profits sont réalisés dans les pays où ils sont le moins taxés.

On le voit, l’intégration systémique de la production mondiale rend difficile une modification d’un élément du système sans modifier l’ensemble.

Il faut donc penser une réappropriation des techniques et des savoir-faire industriels face à cette intégration productive globalisée.

2. Système technique et rapports sociaux de production

Une politique industrielle alternative doit s’appuyer sur une conception explicite de la question technique. Qu’est-ce que la technique dans le capitalisme ? La technique actuelle est-elle fondamentalement capitaliste ? Ce qui reviendrait à devoir y renoncer si l’on veut sortir des impasses dans lesquelles nous mène le capitalisme. Quelles sont les caractéristiques historiques des techniques productives dans le capitalisme actuel ?

Dès le début du capitalisme, une partie des critiques vise les techniques que déploie le système comme outils d’aliénation. Les courants technocritiques qui commencent avec le luddisme n’ont jamais cessé. Ils sont souvent caricaturés comme obscurantistes ou anti-scientifiques, et ils restent relativement minoritaires dans le champ de la critique du capitalisme. L’essentiel du débat se porte alors sur la propriété des moyens techniques de production plutôt que sur l’évaluation politique de la technique elle-même. La réduction de la question technique à sa seule propriété est la conséquence de l’idée que la technique est un fait social indépassable, une essence de l’homme et qu’elle est neutre en soi. Or, si l’on peut accepter ce postulat général sur la technique, cela n’est pas possible lorsqu’on envisage le système sociotechnique de production d’une société défini comme un rapport social de production incarné dans la technique. L’objet technique a ses caractéristiques propres, qui peuvent d’ailleurs varier selon les usages qu’on peut en faire, indépendamment des autres objets techniques. Ils sont séparables et donc facilement maîtrisables, pour peu d’avoir les compétences techniques requises pour les utiliser. Ce qui conduit fréquemment à déclarer que la technique est neutre. Les analyses philosophiques ou critiques de la technique s’appuient sur ce concept d’objet technique, d’André Leroi-Gourhan à Bruno Latour. Le débat sur l’objet technique reste spéculatif et philosophique et ne nous apporte que peu d’éclairage pour penser la question de la réappropriation industrielle. Pour penser la dimension économique et politique de la technique, il faut envisager les liens entre rapports sociaux de production et les techniques de production, c’est-à-dire envisager le système sociotechnique de production du capitalisme.

Ce texte n’est pas le lieu d’une critique générale de la technique au temps du capitalisme. Ces critiques ont déjà été faites par d’autres depuis des décennies [8]. La dimension aliénante des systèmes techniques autonomes a été dénoncée dès le début du capitalisme, de Karl Marx avec le machinisme à Lewis Mumford, Gunther Anders ou encore Simone Weil.

Ce texte tente d’éclairer, plus particulièrement le rôle central des technologies de l’information dans le capitalisme néolibéral et mondialisé. Jacques Ellul avait eu, dès les années 1950, des intuitions sur l’autonomie des systèmes informatiques. Pour lui, ce n’est pas la technique qui est mauvaise. La technique n’a pas de valeur en soi, mais les usages que l’on en fait en ont. Ce qui a une valeur politique et historique, c’est la manière de relier les objets techniques dans un système clos. Dans le capitalisme, ce système technologique acquiert alors des propriétés d’efficacité et d’autonomie prenant un caractère sacré. C’est pour cela qu’Ellul parlait de système technicien et pas de technique pour insister sur le fait que le système technicien incarne la volonté politique de rendre de plus en plus autonomes et efficaces des systèmes productifs, et que cela est une invention historique du capitalisme. Le système technicien est la manière historique dont le capitalisme institue son rapport à la technique. Un système technique est une institution sociale et historique ; chaque société dans l’histoire a un système technique singulier. Le système technicien du capitalisme (souvent nommée technologie par abus de langage) est caractérisé par une tendance à l’expansion autonome.

Jacques Ellul estimait que le système technicien est devenu le milieu de l’homme. Il est la seule interface entre l’homme et le monde. Le confinement a montré à quel point les TIC (techniques de l’information et de la communication) ont la possibilité matérielle d’être cette interface unique. La dynamique du capitalisme est souvent identifiée à l’accumulation du profit, mais cette accumulation ne pourrait prendre de telles proportions aujourd’hui sans des systèmes techniques puissants tournés vers la productivité et l’efficacité. Pour Ellul, le système technicien capitaliste a pour unique finalité l’efficacité en soi. « Le phénomène technique est donc la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace. Car on est actuellement passé à la limite dans les deux sens. Ce n’est plus aujourd’hui le moyen relativement le meilleur qui compte, c’est à dire comparé à d’autres également en action. Le choix est de moins en moins affaire personnelle entre plusieurs moyens appliqués. Il s’agit en réalité de trouver le moyen supérieur dans l’absolu, c’est-à-dire en se fondant sur le calcul, dans la plupart des cas. Et celui qui fait le choix du moyen c’est alors le spécialiste qui a fait le calcul en démontrant sa supériorité. […]. Cette science s’étend à des domaines immensément divers, depuis le fait de se raser jusqu’au fait d’organiser le débarquement de Normandie et la crémation de milliers de déportés. Il n’y a plus d’activité humaine qui maintenant échappe à cet impératif technique » » [9]. Avec d’autres, Jacques Ellul a pointé une dimension historique essentielle du système technicien capitaliste de la fin du 20e siècle, celle de son intégration croissante par les technologies de l’information et de la communication. Les techniques industrielles, des techniques de gouvernement, des techniques financières, des techniques éducatives et des techniques médicales sont devenues interdépendantes. La crise sanitaire actuelle en a été une formidable illustration. Elle a permis une accélération de la mise en œuvre de ces technologies numériques dans plusieurs champs, par exemple avec l’éducation à distance ou la télémédecine.

Pourtant, cette forte interdépendance, ce système technicien clos et autonome, est un obstacle à une réappropriation démocratique de la production industrielle. Une véritable analyse politique et historique du système technicien capitaliste a donc pour tâche de qualifier les « relations logiques » entre les éléments du système. Avec la numérisation du capitalisme, ces relations sont encore plus efficaces et automatisées.

3. Le capitalisme numérique est le stade ultime de l’industrialisation du monde

Comment se matérialisent les liens, les relations « logiques  » entre segments productifs dans les chaînes globales de valeur ? La partie contractuelle et économique de ces relations est incarnée par des relations de sous-traitance, de franchise et de filialisation. La partie matérielle est incarnée par des flux mondiaux de marchandises qu’atteste l’explosion des transports de marchandises dans le monde. Mais, il y a une partie de ces relations qui trop souvent reste dans l’ombre, alors qu’elle est une condition déterminante et essentielle à l’extension mondiale de ces systèmes intégrés. C’est cette partie qui incarne la forme historique de la technique sous le capitalisme actuel. Cette dimension est la part numérique des relations entre les segments du système. La globalisation des chaînes productives n’a été possible qu’avec le déploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Elles seules ont permis de mettre en place une interconnexion forte des objets techniques. Cette part numérique des activités industrielles, encore appelée numérisation du capitalisme est la condition technologique de la mondialisation néolibérale. Elle est le stade ultime de l’industrialisation du monde et non pas le signe de la substitution d’un capitalisme numérique et immatériel à un capitalisme industriel devenu obsolète, comme le pensent nombre d’économistes de Jean Fourastié à Philippe Aghion acquis à une vision schumpétérienne du capitalisme.

a. Flux de matières
La globalisation productive conduit à une forte croissance des transports de marchandises, dont la très grande majorité est maritime. Pour déplacer en un an plus de 10 milliards de tonnes de matière, il faut des objets techniques, certes, comme des supertankers, les conteneu [10], des hubs portuaires semi-automatisés, mais surtout des technologies informatiques capables d’agencer et de coordonner ce ballet mondial de matière à flux tendu. L’infrastructure numérique des ports est la condition nécessaire de l’explosion du transport maritime des chaînes globales de valeur. Dès les années 1980, l’informatisation des stocks par le scannage et le traçage des marchandises ont permis une plus grande efficacité du transport. Puis, la robotisation et l’automatisation du déchargement ont réduit considérablement le temps à quai des bateaux. L’internet des objets, l’intelligence artificielle et les drones pourraient à l’avenir encore augmenter les capacités productives du transport maritime mondial sans augmenter l’emploi.

b. Flux de travail
De la même manière, il n’est pas possible d’imaginer la montée en puissance des firmes multinationales qui dominent une myriade de filiales et d’entreprises sous-traitantes, sans le développement des technologies de l’information pour coordonner de manière efficace le travail de millions de travailleurs dans le monde. Et cela avec une réactivité toujours plus grande, minimisant les temps d’attente et limitant drastiquement les stocks, source d’immobilisation inutile de fonds propres. Si Apple emploie directement 130 000 salariés dans le monde, principalement sur les fonctions commerciales et recherche-développement, le nombre de travailleurs mobilisés par cette entreprise était estimé à 2,3 millions en 2014. Le rapport de la Confédération syndicale internationale estime que les cinquante plus grosses firmes multinationales font travailler plus de 116 millions de travailleurs dans le monde, sans en porter la responsabilité sociale et écologique [11]. Il s’agit bien là d’un télétravail à très grande échelle ! Le « télétravail » n’a pas explosé depuis la crise sanitaire, il est la forme avancée du travail industriel du capitalisme mondialisé. Ce pilotage à distance de millions de travailleurs opérant dans des systèmes productifs intégrés atteint des niveaux d’efficacité inédits, mais se traduit aussi par une vulnérabilité extrême – que certains économistes, par torsion du sens, appellent « disruption ». Le contrôle que permettent les TIC n’efface pas la matérialité et donc l’incertitude technique et sociale de la production réelle. Lorsqu’une pandémie survient, ou un événement affectant matériellement l’un des maillons de la chaîne, ces systèmes productifs se montrent bien plus fragiles que des modes de production locaux. Plus les systèmes sont intégrés, plus leur productivité globale est grande, plus les cycles de production peuvent s’accélérer… et plus ils sont fragiles. Prenons l’exemple du secteur du textile et de l’habillement qui est dominé par quelques grandes firmes multinationales bien connues comme Inditex, produisant les habits de marque Zara. La production mondiale de ce secteur a été multipliée par 4 en 20 ans, avec 140 milliards de pièces par an. En moyenne, les marques proposent 20 collections nouvelles par an au lieu de 2 dans les années 1980, assorties d’une série continue de rabais, soldes et promotions, afin d’accélérer la rotation des garde-robes [12].

Cette accélération productiviste dépend de l’efficacité du transport maritime et de celle des travailleurs du textile en Asie. Elle a aussi pour condition la numérisation de la filière.

c. Flux financiers

Enfin, la mondialisation est aussi financière. Là encore, il n’est pas possible d’imaginer un tel accroissement de la taille des marchés financiers sans le déploiement sous-jacent des infrastructures numériques qui ont permis la sécurisation et surtout la rapidité des transactions qui s’effectuent actuellement en nanosecondes. Depuis la première bourse totalement informatisée en 1971 qu’a été le Nasdaq, les vecteurs de progrès de l’efficacité des marchés financiers ont été intrinsèquement liés au progrès des TIC. Ils ont permis l’accélération des cotations et l’automatisation des ordres de bourse. C’est à ces conditions que les volumes des transactions quotidiennes ont pu croître. À partir des années 2000, les plates-formes de cotations se sont lancées dans une concurrence basée sur la vitesse de la transaction, obligeant les opérateurs historiques comme le Nasdaq ou le New York Stock Exchange à offrir de plus en plus de services informatiques fondés sur la vitesse d’exécution.

Par exemple, actuellement, les sociétés de bourse offrent des services dits de « collocation » fondés sur la proximité physique des serveurs des clients et des serveurs de cotation des bourses, proximité permettant de gagner quelques nanosecondes sur les concurrents. Du côté du trading, là encore, les technologies de l’information sont la condition de la spéculation. Les premiers logiciels de programmation de trading ont été utilisés à partir de 1979. Depuis, la place du trading algorithmique n’a fait que croître pour remplacer peu à peu toutes les interventions humaines, lors de la transaction jusqu’à l’apparition du trading haute fréquence dans les années 2010. Le trader humain ne fait que paramétrer en amont le logiciel de trading haute fréquence. En 2018, entre 60 % et 70 % des transactions sont effectuées par des logiciels automatiques de trading haute fréquence, sans intervention humaine. Cette explosion des marchés financiers a poussé les grandes entreprises à s’y financer et, en retour, à être soumise à l’obligation de produire de la valeur pour l’actionnaire. C’est ce qu’on qualifie de financiarisation des entreprises. On le voit, il ne peut y avoir de financiarisation des entreprises sans l’hypertrophie des marchés financiers, elle-même conditionnée par la puissance des TIC.

4. Les politiques industrielles du capitalisme numérique contre la démocratie

Les technologies de l’information sont des systèmes pouvant se déployer dans l’ensemble des activités économiques, et même au-delà. Elles permettent un formidable renforcement des contrôles des échanges, de la production et du travail, tout en limitant considérablement l’intervention humaine, qui risquerait d’être trop humaine.

Rappelons que ces technologies sont issues d’un vaste projet scientifique, né dans les années 1940 et 1950, sous l’impulsion des politiques militaro-industrielles de la Seconde Guerre mondiale et des années qui ont suivi. Ce projet, qualifié de « cybernétique » se définit comme « la science du contrôle et du gouvernement » dont le trait caractéristique est la défiance vis-à-vis de la politique et de la démocratie. Il faut bien saisir ici que les technologies dont il s’agit sont des systèmes et des infrastructures, et pas simplement des machines. Elles ne peuvent voir le jour sans le soutien massif des États à la poursuite d’une puissance miliaire et industrielle. Elles ne sont pas le fait d’innovations techniques de quelques entreprises se diffusant ensuite aux autres entreprises selon le schéma schumpétérien pensé pour un capitalisme de manufactures. La Guerre froide, les besoins des États en matière de recensement et de comptabilité nationale pour conduire leurs politiques économiques les ont poussés à soutenir le développement de l’informatique, des capacités de calcul et des infrastructures afférentes. L’intrication des services de surveillance des États et des grandes entreprises numériques s’est ensuite considérablement renforcée, malgré les discours trompeurs sur la liberté individuelle. L’intrication public-privé est un élément caractéristique de la mise en œuvre de ces technologies qui ne peuvent se déployer sans le soutien des États [13].

La première période (1990-2005) des politiques industrielles des TIC a permis aux grandes entreprises américaines, en pointe dans l’internet et dans les moteurs de recherche [14], de se hisser en position de monopole mondial. Cette période est celle de l’équipement des ménages en terminaux connectés et puis de la création et de la croissance des entreprises de services en ligne aux ménages (Amazon, Google, Facebook). Dès le début, les services de renseignements américains CIA et NSA ont créé un fonds d’investissement nommé In-Q-Tel avec pour mission de repérer et financer des entreprises concevant des technologies commerciales originales susceptibles d’être utilisées par le renseignement américain [15]. L’histoire montre que ces technologies de contrôle ne sont efficaces que si elles sont déployées à grande échelle et avec le soutien des États.

La deuxième période de politiques industrielles numériques, qui débute après 2005, est marquée par l’émergence de la Chine. Cette période est celle de la numérisation de l’industrie, dont le déploiement de la 5G est la dernière phase. La 5G est destinée aux entreprises industrielles et à l’optimisation des flux de marchandises et de personnes. Dans les expérimentations en cours en France, l’État priorise le déploiement sur les sites industriels, les ports, les gares, les villes. La 5G permet de développer la bande passante et de diminuer le temps de latence pour permettre l’interconnexion des objets et des machines, poussant encore plus loin le système technicien. Elle va donc produire une dataisation de l’industrie. Les enjeux économiques autour des big data vont s’étendre aux données industrielles.

Force est de constater que l’État chinois a rattrapé non seulement les États-Unis, mais a gagné des positions de monopole sur trois segments stratégiques de ces technologies : les matières premières essentielles que sont les terres rares, les terminaux avec Huawei, en particulier la 5 G, et l’intelligence artificielle. Mais, plus fondamentalement, le « succès » de la politique industrielle de la Chine repose sur un atout considérable : au-delà des montants colossaux investis, c’est d’être menée par un État non démocratique. Car, pour pousser encore plus loin le déploiement de ces technologies industrielles fondées sur la surveillance massive, mieux vaut ne pas être trop encombré par des institutions démocratiques qui protègent les libertés individuelles.

En effet, l’input industriel principal de l’intelligence artificielle qui optimise machines et travailleurs c’est la surveillance massive, seule apte à produire les données pour l’IA. En mai 2019, Éric Schmidt, ancien PDG de Google qui préside deux instances passerelles [16] entre les Gafam et l’État américain, a déclaré que « les partenariats public-privé dans le domaine de la surveillance de masse et de la collecte de données apportent un avantage concurrentiel majeur. [Éric Schmidt] a alors vanté « l’implication forte du gouvernement chinois, par exemple dans le déploiement de la reconnaissance faciale », car « la surveillance est l’un des premiers et meilleurs clients » de l’intelligence artificielle et que « la surveillance de masse est le meilleur contexte d’application pour stimuler la recherche sur le ’deep learning’ » [17]. La conclusion coule de source : pour concurrencer la Chine au niveau industriel dans un capitalisme numérique, il faut renoncer à certains contre-pouvoirs démocratiques. Il est clair que la Chine a pris une avance dans l’IA et la 5G par le simple fait qu’elle ne s’encombre pas de syndicats, de société civile, de protection de la vie privée et de droit social. Elle peut expérimenter par le biais de « politiques industrielles » ce stade ultime du capitalisme qu’est la numérisation du monde.

En Europe et aux États-Unis, avec la crise sanitaire actuelle, ces technologies et ces grandes entreprises auparavant critiquées pour leur effets délétères sur la démocratie et la protection des travailleurs se sont transformées d’un coup en solution salvatrice permettant un monde sans contact dans lequel on continue à travailler et à apprendre. Partout, et sans sourciller, on a entendu célébrer ces technologies qui permettent de télé-travailler, télé-apprendre et télé-soigner. Il n’y a eu que trop peu de voix pour dire les dangers pour la démocratie et l’écologie si de telles technologies se pérennisent et se développent. Ils détruisent les collectifs de travail et donc les résistances, ne permettent qu’une éducation formelle principalement fondée sur l’évaluation plutôt que la transmission qui accentue les inégalités sociales, il dégrade le lien clinique essentiel entre le soignant et son patient.

Face à des politiques industrielles américaine et chinoise délétères pour la démocratie, les politiques industrielles nationales et européennes se bornent à des questions de respect des règles de concurrence et d’attribution des licences, sans réel questionnement des finalités productives et sociales de ces technologies.

Enfin, la Chine a acquis une position dominante en amont de ces TIC. L’essentiel de la production de terminaux (ordinateurs, smartphones, tablettes) et des serveurs dépend de matières premières (terres rares) pour lesquelles la Chine est en situation de quasi-monopole.

Source : « Panorama 2014 du marché des terres rares » Rapport public BRMG, 2014

Ce monopole n’est pas fondé sur une spécificité des ressources géologiques chinoises, car les terres et les métaux rares sont assez également répartis dans le monde. La Chine a construit ce monopole par une politique industrielle de soutien massif à ces activités très polluantes, et par des normes sociales et environnementales au rabais. Elle a donc tué la concurrence par les prix et les réglementations sociales et écologiques.

5. Conclusion : Une industrie en circuits courts et peu numérique

L’autonomie industrielle d’un territoire ne peut pas être pensée uniquement en termes de relocalisations de quelques entreprises industrielles sous-traitantes. C’est l’ensemble des chaînes globales de valeur qu’il faut questionner et réduire. Ces chaînes ont trois strates inséparables : la strate financière qui fait remonter la valeur ajoutée vers la firme multinationale [18], la strate numérique qui contrôle les flux financiers, matériels et du travail et la strate industrielle qui est la base productive et matérielle où s’effectue la production. Nous n’avons besoin que de la dernière strate, mais, pour la désencastrer des deux autres, il faut prendre conscience de leur articulation. Cantonner le débat sur la seule strate industrielle, comme c’est souvent le cas lorsqu’une usine ferme, c’est prendre le risque de produire un discours jamais suivi d’effet. Une alternative industrielle sociale et écologique ne peut se limiter à dénoncer la faiblesse des investissements industriels publics, et ainsi laisser penser que l’État protège naturellement d’une dérive vers la société de contrôle du capitalisme numérique. L’histoire industrielle récente nous enseigne plutôt l’inverse.

Si nous devons imaginer un monde d’après, plus solidaire et écologique, l’autonomie industrielle est nécessaire et urgente. On ne peut plus se contenter de proposer un pôle public de financement des politiques industrielles pour relocaliser et réindustrialiser. Le monde d’après doit passer par une remise en question des technologies de production et des finalités productives. Reprendre la main, c’est produire des biens industriels en circuits courts, permettre aux entreprises industrielles sur le territoire de produire des biens destinés aux ménages sur le territoire. Une véritable politique industrielle ne peut se cantonner à nationaliser des industries ou taxer les firmes multinationales du numérique. Elle doit s’atteler à la reconstruction de filières industrielles complètes. Cela ne pourra pas se faire sans une bonne dose de sobriété numérique. C’est-à-dire préférer un vélo plutôt qu’un vélo électrique connecté ou des trains plus nombreux plutôt que d’une plateforme de mobilité qui optimise numériquement les déplacements des trains, des blablacars et des bus entre gares connectées. Une politique industrielle alternative doit non seulement soutenir et développer les réseaux d’entreprises industrielles sur le territoire, mais aussi démanteler les plateformes numériques comme Amazon, qui bloquent l’accès des entreprises productrices aux consommateurs finaux.

L’autonomie industrielle devra passer par la création d’un tissu de petites et moyennes entreprises industrielles sur le territoire, produisant des biens d’équipement ou de consommation pour le territoire, insérées dans un réseau territorial de coopération sobre en outils numériques et riche en relations humaines et en compétences industrielles.

Mais, la politique industrielle ne peut pas tout, il faudra surtout une réelle réappropriation des moyens de production par les salariés eux-mêmes et la relocalisation industrielle devra être écologique. La démocratie productive, première idée du mouvement ouvrier du XIXe siècle dont le mouvement des communs et les coopératives en sont les héritiers peuvent nous inspirer. Il faut conditionner les aides publiques à la reconversion des entreprises en coopératives
et proposer un revenu garanti aux salariés des industries qui doivent se reconvertir et les engager ensemble dans une réflexion au long court sur leur lieu de travail pour la reconversion de leurs compétences industrielles vers des biens durables, produits et consommés sur le territoire. Mais on voit qu’on s’attaque là à un pilier du capitalisme : la propriété privée des moyens de produire qu’il faut remettre en question pour les grosses entreprises. C’est la raison pour laquelle il faut espérer aussi une mobilisation massive de la société sur les lieux de travail et de consommation par une amplification des grèves, des occupations-réappropriations et l’expérimentation d’alternatives industrielles.

Notes

[1Lise Demmou, « Le recul de l’emploi industriel en France entre 1980 et 2007, Ampleur et principaux déterminants  : un état des lieux », Economie et Statistique, 438‑440 (2010).

[3Jean Tirole, « Le mauvais procès fait à la mondialisation », Les Échos, 16 avril 2020, sect. Les Idées et Débats.

[4Frédéric Boccarra, « Le coronavirus précipite la crise, il ne la cause pas  ! », Les Economistes Atterrés (blog), s. d. ; Léo Charles, « Le Covid-19, révélateur des contradictions de la mondialisation néolibérale », Les Economistes Atterrés (blog), s. d.

[5Léo Charles, « L’endettement des entreprises privées et le risque de crise systémique », Les Économistes Atterrés (blog), s. d.

[6Les prix de transferts sont les prix des transactions entre entreprises d’un même groupe. C’est pour cela que la concurrence libre et non faussée théorisée par les disciples de Ricardo n’existe pas.

[7Le résultat de cette stratégie de fragilisation financière de GE vis à vis de GE EPF (Filiale de Belfort) a conduit à réduire drastiquement le chiffre d’affaire qui atteint son point bas en 2018 avec 864 millions d’euros (contre 1,7 milliard en 2017), tout comme son résultat net, qui accuse un déficit de 241,5 millions d’euros (contre – 123,4 millions d’euros en 2017). Les fonds propres ont fondu, passant de 233 millions d’euros en 2015 à 199,9 en 2018. GE EPF a remonté 1,228 milliard d’euros de profits entre 2011 et 2015 vers GELes dividendes versés par l’usine de Belfort au Groupe ont été plus importants que le résultat généré par l’entreprise de Belfort entre 2009-2018 selon le cabinet Secafi (source Médiapart).

[8Pour une recension historique voir François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2016.

[9Jacques Ellul, La technique ou L’enjeu du siècle, 2e éd. rev., Classiques des sciences sociales, Paris, Economica, 1990.

[10La conteneurisation sera l’arme principale des sociétés portuaires pour défaire les syndicats de dockers, et permettre d’accélérer la productivité du service portuaire au dépens de l’emploi.

[11Confédération syndicale internationale et al., « Immersion dans les chaînes mondiales d’approvisionnement de 50 des plus grandes entreprises », 2014.

[12En outre, le bilan écologique de cette intégration productive est désastreux. L’industrie de la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde avec 1,2 milliard de tonnes de CO2 par an, l’utilisation de 4 % des ressources mondiales d’eau potable et les diverses pollutions liées à l’artificialisation de la production (couleurs et fibres synthétiques). Non seulement les habits parcourent des distances abyssales avant d’être achetés, mais ils sont produits à base de procédés de plus en plus polluants. La part des fibres synthétiques est passée en 20 ans de 51 % à 71 %, fibres peu recyclables que l’on retrouve sous forme de microparticule dans les océans.

[13Marc Dugain et Christophe Labbé, L’homme nu. Le livre noir de la révolution numérique, Paris, Éditions Plon, 2016.

[14Les serveurs « racines » qui centralisent les noms de domaines de tout l ‘internet sont gérés par 12 organismes dont 9 américains.

[15Dugain et Labbé , opt cit.

[16Le Defense Innovation Board, qui conseille le ministère américain de la défense sur l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle dans l’armée, la National Security Commission on Artificial Intelligence, ou NSCAI, qui conseille le Congrès sur l’intelligence artificielle et le deep learning pour répondre aux besoins de sécurité militaire et économique des États-Unis.

[17Naomi Klein, « Screen New Deal », The Intercept_, 5 mai 2020.

[18Une remontée accompagnée de pratiques d’évasion fiscale.

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