Démocratiser le travail dans un processus de révolution écologique et sociale

vendredi 26 juin 2020, par Alexis Cukier *

L’épidémie de Covid-19 a élargi le public du débat, en France, au sujet des causes de la crise écologique et de ses conséquences – dont font partie les zoonoses telles que les maladies à coronavirus – pour la santé des travailleurs et travailleuses et de l’ensemble de la population, ainsi que du caractère « essentiel » ou non du travail et des activités sociales de chacun.e, dans l’établissement de travail comme la sphère privée. [1] Il a permis aussi de constater que les travailleurs.ses en « première ligne » pendant l’épidémie, et particulièrement le confinement, étaient principalement des femmes, le plus souvent racisées, travaillant dans les professions – aides-soignantes et infirmières, femmes de ménage, caissières, etc. – parmi les plus précaires, les moins considérées et les plus mal payées.

Ce sont leurs initiatives, plutôt que celle des dirigeants publics ou privés incapables de faire passer les impératifs de santé publique avant ceux de l’accumulation de profit ainsi que du maintien de l’ordre de leur propre domination, qui ont permis que les besoins fondamentaux de la population continuent malgré tout d’être satisfaits. Enfin, cette période a certainement permis de consolider à gauche la conscience d’une articulation indissociable entre questions écologiques et questions sociales, dans le prolongement des discussions suscitées notamment par le dernier rapport du GIEC en 2018, et surtout dans l’émergence récente de nouveaux mouvements sociaux écologistes. Ces débats et constats constituent une base solide pour promouvoir l’idée qui sera défendue dans cet article : ce sont les connaissances, les initiatives et la responsabilité des travailleurs et travailleuses, plutôt que celles de l’État ou des militant.e.s bénévoles, qui sont fondamentales pour concevoir une transformation du système productif dans le cadre d’un processus de révolution écologique et sociale.

La conscience progresse donc du fait que les pollutions industrielles, les émissions de gaz à effet de serre et la hausse de la température sur la planète, l’élevages industriel, la perte de biodiversité, la déforestation, sont des fléaux qui mettent en péril la vie de toutes et tous, et en premier lieu des populations les plus pauvres et précaires. Ils requièrent une évolution révolutionnaire dans le système productif, que résume bien Jean-Marie Harribey dans son dernier ouvrage :

« La reconversion du système productif, inscrite dans une planification démocratique de moyen et de long terme, permettrait d’établir des priorités : pour les énergies renouvelables : photovoltaïque, biomasse, géothermie, éolien ; recyclage des matériaux ; construction de bâtiments et logements à basse consommation énergétique ou à énergie positive, et isolation des anciens bâtiments et logements ; développement des transports collectifs urbains et de proximité pour « des mobilités alternatives à la voiture », et réduction du trafic aérien ; transformation du modèle agricole et agro-alimentaire dans le sens de l’agrobiologie ; la durabilité et la qualité des produits industriels ; développement de l’économie sociale et solidaire et de circuits courts de proximité ; démarche de relocalisation à l’encontre des traités de libre-échange ; développement des services non marchands répondant aux besoins sociaux ; avant tout, démocratisation des décisions prises dans les entreprises, de telle sorte que la prise de conscience de la nécessité d’une transition progresse. » [2]

Mais cette perspective pose un problème politique majeur, trop souvent négligé par les divers scénarios discutés à gauche : qui doit être responsable de la décision et de la mise en œuvre de la transformation du système productif nécessaire à la préservation de la nature et d’une vie humaine digne ?

À cet égard, on peut distinguer quatre options. Premièrement, l’option « capitaliste technocratique », majoritaire au sein des gouvernements néolibéraux et de leurs alliés, défend que la décision doit revenir aux experts de la bureaucratie d’État, et la mise en œuvre principalement aux entrepreneurs ; dès lors, la méthode est principalement celle de la coordination par le marché (taxes carbone aux frontières, etc.) [3]. Deuxièmement, l’option « capitaliste éco-fasciste », qui s’appuie sur des secteurs différents de l’appareil d’État, défend que la décision doit revenir à un gouvernement autoritaire, seul capable de faire accepter aux masses des sacrifices nécessaires, et que la mise en œuvre doit revenir principalement aux militaires ; depuis les années 2000, ce qu’on peut appeler le « militarisme environnemental » n’a cessé de produire des rapports et des scénarios pour anticiper des déplacements forcés de réfugiés climatiques ou bien des gestions de pandémie [4]. Ces deux premières options sont d’emblée à rejeter pour des raisons démocratiques, mais aussi dans la mesure où leur objectif est de maintenir le système économique capitaliste en l’état, en y intégrant seulement des « technologies vertes » censées être capables d’allier création de profits et préservation de la planète [5]. Dans cet article, on s’intéressera plus précisément aux deux autres options, progressistes celles-ci, qui privilégient l’État ou le travail pour proposer une organisation démocratique de la transformation écologiste et sociale du système productif.

Une troisième option, progressiste celle-ci, celle d’un « État social écologique », défend que la décision doit revenir à un État démocratisé et mis au service d’une politique de transition écologique, et que la mise en œuvre doit revenir à la société civile dans toute sa diversité ; la méthode est donc celle de l’alliance entre planification et procédures participatives. [6] Cette option s’est elle-même organisée ces deux dernières années autour du mot d’ordre et de diverses versions de la proposition d’un « Green New Deal  », popularisée par la campagne états-unienne d’une fraction du Parti démocrate dont la figure de proue a été Alexandra Ocasio-Cortez. Comme le note Vincent Gay dans un article de présentation de cette proposition et de ses critiques, c’est à partir de cette proposition que « Le débat semble désormais ouvert dans différents pays, oscillant entre une modernisation du capitalisme par des politiques climatiques et une rupture avec les traditions fossiles et productivistes héritées du 20e siècle. » [7]. Il y a en effet un risque, comme on le verra, que la thématique du « Green New Deal » soit un obstacle à la prise en compte des conséquences de ce constat désormais bien étayé : la préservation de la nature est absolument incompatible avec le capitalisme [8]. Mais cette question du degré de radicalité des objectifs visés reste abstraite si on ne la rapporte pas à la question du sujet politique de la décision et de la mise en œuvre d’une révolution écologique et sociale. Or, à cet égard, il existe une quatrième option, que je défendrai ici, celle d’une « démocratie économique », dans laquelle la décision doit revenir aux habitant.e.s par une participation directe aux processus de délibération et de validation, et la mise en œuvre revient aux travailleuses et travailleurs concernés ; la méthode est donc celle de la création de nouvelles institutions politiques et économiques reconnaissant le droit de chacun.e à travailler pour participer à la décision et organiser effectivement ce processus de planification démocratique.

Il s’agit donc de partir d’une révolution démocratique du travail pour construire les conditions et instruments nécessaires à la transformation du système productif. Cette démocratisation du travail doit concerner en même temps l’activité, le processus de travail : les formes historiques définies que prend la production des biens et des services dans une formation sociale donnée ; l’organisation du travail  : l’agencement des moyens matériels et de la direction de l’activité des travailleurs dans l’établissement de travail ; la division sociale du travail  : la répartition et la structuration des activités productives dans l’ensemble de la société. Autrement dit, il s’agit de faire d’une nouvelle figure politique, celle du « travailleur-citoyen » [9], le sujet de la décision et de la mise en œuvre de la transformation du système productif.

Le débat autour de la « démocratie économique », de la « démocratie totale » ou de la « démocratie conseilliste » ne manque pas d’expériences et de propositions sur lesquelles s’appuyer [10], mais il est pour l’essentiel jusqu’ici resté confiné à des discussions militantes restreintes. Dans ce texte, je voudrais contribuer à l’élargir et à en montrer le caractère central dans la perspective de la transformation du système productif au sein d’un processus de révolution sociale et écologique, en défendant que cette option est plus démocratique, plus efficace et plus réaliste que celle d’un État social écologique.

D’une part, il s’agit d’une voie plus démocratique, pour deux raisons. D’un côté, on peut douter qu’une planification opérée au niveau étatique puisse jamais parvenir à impliquer l’ensemble de la population – alors même qu’une révolution sociale et écologique requiert une participation effective de toutes et tous (ou de la grande majorité), puisqu’elle suppose des choix concrets et quotidiens de production, de consommation et de vie différentes de celles qui prévalent aujourd’hui. D’un autre côté, la participation des individus aux organisations de la société civile (associations, collectifs de quartier, etc.) est structurellement inégalitaire dans l’état actuel des choses, notamment parce qu’elle suppose de libérer du temps en dehors de son travail pour participer aux délibérations, décisions et actions – or ce temps est contraint et inégalement distribué par la division capitaliste, patriarcale et raciale du travail. Pour le dire concrètement : dans un État social écologique mais néanmoins capitaliste, les individus et collectifs n’auraient tout simplement pas assez de temps (et de ressources), et en tout cas pas toutes autant de temps, pour participer effectivement à la transformation de l’appareil productif.

D’autre part, l’option de « l’État social écologique » est moins efficace que celle de la « démocratie économique » parce que cette inégalité de temps est liée à un autre problème structurel : c’est principalement au sein des établissements de travail (privés ou publics), et donc pendant le temps de travail, que les actions les plus destructrices de la nature sont mises en œuvre par les travailleuses et travailleurs, le plus souvent malgré eux. Imagine-t-on une société où les individus essaieraient de limiter, prévenir ou contrecarrer pendant leur temps libre ce qu’ils sont contraints de faire pendant leur temps de travail ? S’il s’agit d’envisager une véritable transformation du système productif, l’activité militante n’est pas de taille face au rouleau compresseur économique et industriel des dirigeants capitalistes. Quant à l’État, il possède certes des instruments de régulation et de coercition puissants face à ces derniers (la loi, la politique monétaire), mais ceux-ci sont inefficaces s’ils ne sont pas réappropriés et mis en œuvre par les travailleurs et travailleuses. L’expérience montre qu’il est possible et commun, pour les dirigeants d’entreprise capitaliste, non seulement de se soustraire à la loi, mais aussi de contraindre les travailleurs à contrevenir eux-mêmes aux régulations dans leur activité. Et si les décisions productivistes et polluantes sont prises au niveau des conseils d’administration, des directions des agences gouvernementales ou des entreprises financières – mais sans la collaboration (en l’occurrence majoritairement) contrainte des travailleurs, ces décisions ne sont pas suivies d’effet. L’option de l’État social écologiste sous-estime dramatiquement le pouvoir des travailleuses et travailleurs, pour détruire ou préserver la planète.

Enfin, non seulement l’option de l’État social écologique semble postuler qu’une décision étatique étant promulguée, sa mise en œuvre est acquise, mais elle néglige totalement ce qu’est le travail lui-même – et se condamne dès lors à être irréaliste. Depuis longtemps, les recherches empiriques au sujet du travail réel ont montré qu’aucune prescription ne peut effectivement être appliquée à la lettre – pour qu’un travail soit bien fait, il faut que les travailleurs et travailleuses y ajoutent de leur intelligence, intellectuelle et corporelle, pour traduire les prescriptions à l’épreuve de la confrontation du travail [11]. C’est ce qu’on appelle en ergonomie le « travail réel » (par distinction avec le travail prescrit) [12], aspect fondamental de ce que Marx puis certains auteurs marxistes, et la psychodynamique du travail appellent le travail vivant. Ce n’est pas ici le lieu de discuter des implications théoriques et politiques de ce concept [13] – mais pour en faire comprendre l’importance, prenons seulement un exemple concret. Imaginons qu’une décision planifiée (qu’elle soit ou non démocratique) soit prise de passer d’une agriculture intensive et polluante à une agriculture biologique et raisonnée. Avant que les bénéfices pour la qualité des produits et pour la planète ne deviennent réalité, et pour que cette activité permette effectivement de nourrir la population, l’essentiel serait encore à faire : les agricultrices et agriculteurs devraient se former à l’agro-écologie, partager leurs expériences pour répondre aux aléas du réel (en cas d’intempérie, mauvaise récolte, etc.) et transformer leurs conditions, organisations et processus de travail – autrement dit, comme l’analysent deux ergonomes à propos d’une enquête au sujet des transitions agro-écologiques, les enjeux sont ceux de la « reconception du système de travail » et du « développement professionnel » [14]. Cela met du temps, et cela nécessité des formes d’organisation démocratique au sein même de l’activité. Sans cela, aucune transition agro-écologique n’est possible, et pas d’aliments de qualité dans les assiettes des consommateurs. On peut généraliser à tous les métiers et tous les secteurs d’activité : sans « réhabilitation du travail », comme l’exprime Harribey (voir infra 3B) et sans démocratie économique, la transformation du système productif est condamnée à rester un vœu pieux ou au mieux un projet bureaucratique voué à l’échec. En ce qui concerne la révolution sociale et écologique, les exigences démocratiques ne sont pas du maximalisme, mais au contraire un gage de réalisme.

Cet article s’inscrit au sein d’un projet de recherche de long cours visant à défendre que c’est la voie de la démocratisation radicale du travail, et donc d’une sortie résolue du capitalisme [15], qu’il faut privilégier pour transformer le système productif dans le cadre d’une révolution écologique et sociale. Dans cet article, on s’en tiendra à analyser l’absence de la question du travail (à distinguer de celle de l’emploi) et a fortiori de sa démocratisation au sein des principales versions du « Green New Deal  » (1) ; examiner les apports et les problèmes soulevés de ce point de vue par les analyses de la planification écologique de Cédric Durand, Razmig Keucheyan et Michael Löwy (2) ; puis par celles de Jean-Marie Harribey et Thomas Coutrot au sujet de la réhabilitation et de la démocratisation du travail en vue d’esquisser quelques propositions institutionnelles permettant qu’un « travail démocratique » soit mis au service de la transformation du système productif au sein d’un processus de révolution écologique et sociale (3).

I. Le travail et sa démocratisation dans le Green New Deal : une absence manifeste, une omniprésence invisible

Dans cette section, on analysera en détail trois versions parmi les plus discutées du Green New Deal – dont trois femmes ont été, à des titres divers, les porte-parole ces deux dernières années : Alexandra Ocasio-Cortez, Ann Pettifor, Naomi Klein – en mettant en relief l’absence de la question du travail, et a fortiori de sa démocratisation, qui y est d’autant plus frappante qu’on peut montrer que la plupart des propositions la requièrent comme une condition de possibilité.

A. Le Green New Deal états-unien

Commençons par examiner la « Résolution sur le devoir du gouvernement fédéral de créer un nouveau pacte vert », présentée par Alexandra Ocasio-Cortez et Ed Markey à la Chambre des représentants états-uniens en février 2019. [16] Après une introduction efficace au sujet des constats du GIEC, de la responsabilité des États-Unis dans le réchauffement climatique et du rapport entre ce fait et les politiques néolibérales qui y ont été menées ces dernières décennies, les objectifs généraux du Green New Deal sont organisés dans leurs grandes lignes par trois idées : « A. parvenir à des émissions nettes de gaz à effet de serre nulles grâce à une transition juste et équitable pour toutes les communautés et tous les travailleurs ; B. créer des millions d’emplois de qualité bien rémunérés et assurer la prospérité et la sécurité économique de tous les habitants des États-Unis ; C. investir dans l’infrastructure et l’industrie des États-Unis afin de relever durablement les défis du XXIe siècle » (p. 5). Les problèmes commencent, à notre sens, quand il est question de présenter ensuite les objectifs et les moyens spécifiques du Green New Deal.

Tout d’abord, ce qui est présenté comme la « Green New Deal mobilization  » (une mobilisation sociale de dix ans nécessaire à la mise en œuvre du Plan) doit s’appuyer en priorité « 1. Sur la construction de résilience contre les désastres climatiques, tels que les températures extrêmes, impliquant la mobilisation de fonds et l’investissement pour des projets et stratégies définis par les communautés » (p. 6) Dans le cadre de l’option de « l’État social écologiste », il s’agit que l’État trace les grandes lignes et les objectifs, tandis que le détail des politiques publiques serait décidé au niveau des institutions locales, informées par des procédures participatives impliquant les communautés d’habitant.e.s. Mais quelle serait la place des travailleurs et travailleuses chargées de mettre en œuvre ces décisions ? Si on en reste à ce type de propositions, celles et ceux-ci semblent devoir être confinés au rôle de simples exécutants du Green New Deal, sans avoir leur mot à dire sur les objectifs et les implications concrètes de telle ou telle décision.

Il s’agit, par exemple, de permettre « d’éliminer la pollution et les émissions de gaz à effet de serre autant qu’il est technologiquement possible » notamment en « développant et améliorant de façon spectaculaire les sources d’énergie renouvelable » (p. 7). Mais comment établir le caractère « technologiquement possible » de telle opération de décarbonation du système productif, si on ne part pas des connaissances et de l’expérience des travailleurs et travailleuses ? Le même problème se pose pour l’extension des énergies renouvelables : qui peut décider, sinon celles et ceux qui exercent déjà l’activité, qu’il s’agit de rendre plus « propre », pour savoir quelles nouvelles énergies, technologies et procédures de travail sont pertinentes et peuvent être mises en œuvre de manière réaliste ? Bien sûr, il faut aussi que les travailleurs et travailleuses puissent se former à de nouvelles connaissances et de nouveaux savoir-faire : mais il n’en est pas question dans le programme, qui semble supposer que des experts pourront intervenir de l’extérieur des entreprises pour diriger l’activité des travailleurs. Et, bien entendu, la détermination des besoins doit revenir à l’ensemble de la population – mais la simple mention de « projets définis par la communauté », sans envisager la répartition des pouvoirs et de la prescription entre habitant.e.s et travailleurs.ses et sans envisager de nouvelles institutions démocratiques pour délibérer et décider est évidemment abstraite et irréaliste.

Cet oubli de la réalité du travail et du problème politique des fonctions respectives des travailleurs et des habitant.e.s dans la décision et la mise en œuvre de la révolution écologique et sociale ne cesse de se réitérer ensuite, quand il est question par exemple du secteur de la construction ou de l’ensemble de l’industrie (p. 7-8). La seule mention d’une forme de participation directe des travailleurs et travailleuses concerne l’agriculture et l’élevage : il s’agit de « travailler en collaboration avec les agriculteurs et les éleveurs des États-Unis pour éliminer la pollution et les émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole dans la mesure où cela est technologiquement possible » (p. 8). Cette mention d’un « travail de collaboration » avec les agricultrices et agriculteurs est intéressante, car elle suscite la question : avec qui les travailleurs sont-ils censés collaborer : des fonctionnaires du gouvernement, des ingénieurs privés ou publics ? La même question se pose pour la « restauration et la protection d’écosystèmes menacés et fragiles au moyen de projets locaux, appropriés et scientifiquement fondés, permettant de renforcer la biodiversité et la résilience climatique » (p. 9) : comment cette articulation entre savoir-faire du travail, décision démocratique et scientificité est-elle censée s’organiser concrètement ? Est-il question, par exemple, de former et embaucher des écologues, ingénieurs agronomes et paysagistes censés guider les travailleurs de chaque secteur, et dans quelle institution leur travail serait-il démocratiquement contrôlé ?

Si on appréhende les objectif du Green New Deal au prisme du travail réel, d’autres problèmes, complètement négligés par la résolution, deviennent déterminants. Il est question, par exemple, de « nettoyer les déchets dangereux existants et les sites abandonnés, en assurant le développement économique et la durabilité de ces sites » : mais il n’est pas question de la valorisation de ces métiers pénibles et dangereux, aujourd’hui assignés pour l’essentiel aux plus dominé.e.s. Et qu’en serait-il du temps nécessaire à l’enquête, la formation, l’échange d’expériences, et plus généralement de la démocratisation de la politique de la recherche et de l’innovation, s’il est question d’ « identifier d’autres sources d’émission et de pollution et d’inventer des solutions pour les éliminer ; et de promouvoir les échanges internationaux de technologie, d’expertise, de produits, de fonds et de service » (p. 9) ?

La partie suivante de la résolution, au sujet des moyens du Green New Deal, ne permet pas de répondre à ces questions. Le cadre général, cohérent avec l’option de l’État social écologique, est celui d’une démocratie participative dans lequel l’État planificateur consulte et fait alliance avec « la société civile » définie en un sens très large : il est question de « consultations, collaborations et partenariats transparents et inclusifs avec les communautés vulnérables et, en première ligne, des syndicats, des coopératives de travailleurs, des collectifs de la société civile, des universitaires et des entrepreneurs » (p. 10). Il est tout à fait significatif qu’il ne soit question que de certaines catégories restreintes de travailleurs et travailleuses, pourtant les premières et premiers concerné.e.s par les décisions prises dans un tel processus de participation. Le taux de syndicalisation et de participation des habitant.e.s aux organisations de la « société civile », la proportion des coopératives dans l’ensemble de l’économie étant ce qu’ils sont, aux États-Unis comme en France, on peut aussi douter qu’il s’agisse là d’un schéma permettant effectivement aux habitant.e.s et travailleur.ses de délibérer, décider et agir démocratiquement. Il ne manque pas, pourtant, d’expériences de « conseils locaux », notamment en Amérique latine au début des années 2000, permettant que la décision émerge des habitant.e.s au sujet de ce qui les concerne, avec des formes abouties d’autonomie dans la gestion des ressources monétaires et de coopération avec une démocratie d’entreprise. [17] Certes, ces expérimentations se sont toujours heurtées à la bureaucratie d’État, mais précisément elles sont précieuses pour anticiper les difficultés politiques réelles auxquelles une transformation sociale et écologique de grande ampleur ne pourra pas éviter de s’affronter. Mais le Green New Deal semble structurellement centré sur la résolution de l’apparente contradiction « emploi/climat », et de convaincre qu’une politique environnementale ambitieuse ne sera pas destructrices d’emploi. C’est une question certes tout à fait importante, nous y reviendrons, mais elle découle de celle de la démocratisation du travail, et non l’inverse : tant que ce sont le marché ou l’État qui décident de qui travaille et de qui ne travaille pas, il n’y a pas de perspective de plein emploi ni de reconversions industrielles réellement possibles, et a fortiori compatibles avec la démocratie.

Certes, la question des droits des travailleurs et travailleuses est bien mentionnée dans la résolution – elle arrive, un peu de nulle part, dans un passage de la dernière partie du texte. Il convient, ici, de citer en entier l’extrait concerné :

« [Il s’agit de] (F) garantir l’utilisation de processus démocratiques et participatifs inclusifs et dirigés par les communautés et les travailleurs de première ligne et vulnérables pour planifier, mettre en œuvre et administrer la mobilisation du Green New Deal au niveau local ; (G) garantir que cette mobilisation crée des emplois syndiqués de haute qualité qui permettent de rémunérer à hauteur des salaires en vigueur, d’embaucher des travailleurs locaux, d’offrir des possibilités de formation et d’avancement, et de garantir un salaire et des avantages paritaires aux travailleurs affectés par la transition ; (H) garantir un emploi avec un salaire permettant de subvenir aux besoins de la famille, des congés familiaux et médicaux adéquats, des vacances payées et la sécurité de la retraite à tous les habitants des États-Unis ; (I) renforcer et protéger le droit de tous les travailleurs à s’organiser, à se syndiquer et à négocier collectivement sans coercition, intimidation et harcèlement ; (J) renforcer et faire respecter les normes du travail, de la santé et de la sécurité au travail, ainsi que des acquis de la lutte contre la discrimination et concernant les salaires et horaires de travail par tous les employeurs, industries et secteurs. » (p. 12)

On peut se féliciter, bien entendu, que la question du droit des travailleurs.ses ne soit pas oubliée. Mais plusieurs difficultés se posent ici, qui résument l’essentiel des remarques critiques développées jusqu’ici. D’une part, ces affirmations de principe ne sont mentionnées que comme un appendice aux propositions précédentes, et n’informent pas le reste de l’argumentation. On ne voit pas très bien comment la « planification, mise en œuvre et administration » ici évoquée pourrait être compatible avec la perspective par ailleurs clairement assumée d’une décision et d’une planification opérée principalement au niveau de l’État (sur la base de consultations locales). D’autre part, la question du rapport entre logique territoriale et logique de travail dans le processus démocratique – un problème structurant de toute l’histoire de l’autonomie populaire et du mouvement ouvrier – n’est pas concrètement posée, et reçoit moins encore de solution, fût-elle de principe. Troisièmement, le rapport entre la « Green New Deal mobilization  » et la mise en œuvre effective des décisions qu’elle permet n’est pas clairement posé, et si l’on suit la logique du texte, il semble qu’il faut concevoir deux périodes de transition, une grande mobilisation sociale et participative permettant d’informer les décisions d’État, puis un processus descendant dans lesquels les communautés locales (et aussi les travailleurs) seraient accompagnés pour la mise en œuvre des décisions – mais l’articulation entre ces deux moments n’est pas clair et la participation directe des habitant.e.s et travailleurs.ses n’est pas mise en avant. Enfin, une confiance tout à fait disproportionnée est accordée au droit du travail pour permettre aux travailleurs et travailleuses de se protéger des abus de leurs employeurs publics ou privés – dont le pouvoir politique absolu de commandement du travail n’est jamais contesté. La démocratie reste en définitive tout à fait extérieure à l’entreprise, l’État reste le seul stratège, et ce ne sont pas les intérêts des travailleurs et consommateurs, mais la vision experte des concepteurs du Green New Deal qui doit assurer l’orientation du processus de planification.

B. À droite et à gauche du Green New Deal

À ce jour, les principales discussions au sujet du Green New Deal ont eu lieu au Royaume-Uni et aux États-Unis, dans le cadre des campagnes respectives de Jeremy Corbyn, à la tête du Labour jusqu’aux élections législatives de décembre 2019, et de Bernie Sanders dans le cadre de la primaire du Parti démocrate en avril 2020. On s’en tiendra ici à examiner, moins en détail que la résolution précédemment analysée, d’une part les arguments d’Ann Pettifor – membre du Green New Deal Group of economists, environmentalists and entrepreneurs et de l’équipe de conseil économique de Corbyn au Labour – dans son ouvrage The Case for the Green New Deal  ; et d’autre part les arguments de Naomi Klein dans On Fire : the (Burning) Case for the Green New Deal. [18]

La position de Pettifor défend clairement l’option de l’État social écologiste pour préciser ce que pourrait être un Green New Deal britannique. L’argumentation peut être résumée autour de six principes [19]. Premièrement, le Green New Deal doit viser un « état stationnaire » sans croissance ni décroissance – dont les moyens principaux sont la promotion des circuits courts, du recyclage et du reconditionnement, et le développement du secteur culturel et du care, présentés comme par eux-mêmes peu polluants. Comme précédemment, les transformations politiques liées à la décision et à la participation démocratiques ne sont pas questionnées, présageant d’une planification « par en haut » de cette économie circulaire, du soin et de la connaissance. Le second principe consiste à promouvoir « des besoins limités, plutôt que des désirs illimités », en s’appuyant sur l’argument selon lequel les besoins essentiels sont des présuppositions d’une participation effective et démocratique à la vie sociale. Cependant, ces besoins essentiels sont définis de manière théorique et conçus de manière définie (« alimentation et eau adéquates et nutritives ; logement protecteur ; environnements physiques et de travail non dangereux ; sécurité pendant l’enfance ; relations primaires importantes ; sécurité physique ; sécurité économique ; contrôle des naissances et procréation sans risque ; éducation de base ») sans que le problème fondamental de la démocratisation de la délibération et de la décision au sujet de ces besoins ne soit posé. Troisièmement, le Green New Deal devrait s’organiser autour du principe de l’ « autosuffisance », visé principalement au moyen de l’extension du secteur public. Cependant, la question de la propriété publique n’est pas articulée à l’exigence d’un commandement démocratique du travail dans ce secteur. La quatrième principe, celui d’une « économie de marché mixte », permet de préciser ce qui revient aux deux instruments de mise en œuvre du Green New Deal  : l’État et le marché. Le premier doit faire usage de sa force de régulation et de taxation, et permettre que l’investissement public « bénéficie aux entrepreneurs locaux qui connaissent le terrain, et peuvent recruter et former une force de travail locale pour décarboner le travail, et ainsi générer des revenus pour eux-mêmes ainsi que pour les employés et la communauté locale ». Nous sommes ici au cœur de cette version du Green New Deal  : un financement public, conditionné à des normes écologiques, bénéficiant à des entrepreneurs locaux. On ne peut être plus proche de l’idée d’un État social écologique dans le cadre d’un « capitalisme vert », et plus éloigné d’une participation des habitant.e.s et des travailleur.ses à sa conception et sa mise en œuvre.

Le cinquième principe, celui d’un « économie à forte densité de main-d’œuvre », conduit à la proposition de mobiliser une « armée de travailleurs du carbone » dans les secteurs publics et privés. Mais d’une part rien n’est dit du fait que ce sont toutes les activités qui doivent être transformées pour être peu polluantes et respectueuses de la nature, et d’autre part les questions des reconversions et de la formation professionnelle ne sont posées comme des enjeux centraux ni pour cette « armée du carbone » ni pour les autres. Est-il réaliste de créer des millions d’ « emplois verts » sans un droit à une formation continue intensive dans le cadre de son temps de travail ou dans une période de transition sans activité ? L’auteure se réfère ici à la proposition états-unienne de « l’emploi garanti » (« job guarantee  », proposition qui elle-même prolonge les travaux d’Hyman Minsky au sujet de « l’État employeur en dernier ressort ») qui s’appuie notamment sur les travaux de l’économiste Pavlina Tcherneva en faveur d’un « programme permanent, financé de manière fédérale et administrée de manière locale, permettant de d’accorder des opportunités d’emploi à la demande pour toutes celles et ceux qui sont prêt.e.s et volontaires pour un salaire de subsistance » [20]. Cette proposition est intéressante dans la mesure où elle réactualise le principe du « droit au travail » (voir infra 3C) mais aussi parce qu’elle constitue un pas en avant dans la prise de conscience de la nécessité d’une démocratisation de la décision au sujet des activités sociales qui doivent ou non constituer du travail socialement validé. Cependant, là encore, le problème politique demeure : comment planifier le rapport et régler les éventuels conflits entre les initiatives des travailleurs et travailleuses et les besoins prioritaires décidés par l’ensemble des citoyens ? Il ne saurait y avoir de réponse satisfaisante à cette question si on s’en tient à une politique de l’emploi sans partir de la perspective d’une politique démocratique du travail.

La question du travail est certes aperçue par Pettifor, mais d’une manière simpliste qui indique la méconnaissance des débats autour du travail réel :

« La promesse du Green New Deal est que la main-d’œuvre sera récompensée par des tâches significatives, dotée de compétences, de formation et d’éducation supérieure. Et, surtout, les travailleurs gagneront des salaires et des revenus décents. Des salaires décents soutenus par l’accès à des services de base universels, tels que la santé, l’éducation, le logement et les soins, ne créeront pas seulement des emplois intéressants, ils seront également nécessaires pour maintenir l’équilibre du système économique. »

Mais, comme l’ont montré en détail les enquêtes empiriques, psychologiques ou sociologiques, au sujet du sens du travail, ce dernier n’a rien à voir avec une « gratification », mais se construit au sein même de l’activité à condition que l’autonomie individuelle et collective y soit réelle [21]. Qu’on songe seulement aux immenses problèmes de travail dans le secteur de l’économie sociale et solidaire en France, et aux formes d’exploitation et d’aliénation spécifiques qui s’y jouent, souvent – pour résumer – du fait même de la « cause » qu’on prétend y servir sans en avoir les moyens concrets ou qu’on ait pu contribuer à son élaboration. [22] Sans participation directe au choix du métier et du poste, sans contrôle direct des instruments, des conditions, de l’organisation, et plus généralement des moyens et des fins du travail, aucune activité ne reste longtemps meaningful et satisfaisante.

Enfin, le sixième principe, celui d’une « coordination monétaire et fiscale en faveur d’une économie stationnaire » propose des mécanismes de financement public du Green New Deal en rupture avec le néolibéralisme et la financiarisation, mais peu réalistes dans la mesure où ils n’impliquent aucune proposition de socialisation des banques ou de démocratie économique. D’une manière générale, on ne trouve chez l’auteure nulle trace, ni aucune ouverture, en vue d’une décision démocratique au sujet des besoins ainsi que des moyens et des fins des activités productives.

Envisageons à présent une autre version, plus à gauche, du Green New Deal, défendue par Naomi Klein dans son dernier ouvrage Plan B pour la planète : le new deal vert. La position défendue par l’auteure se démarque clairement de l’option de l’État social écologiste en accordant aux mouvements sociaux un rôle non seulement de préparation idéologique et d’accompagnement, mais moteur dans le processus de révolution sociale et écologique. [23] L’auteure prend également acte des critiques principales à la résolution d’AOC – qui est cependant défendue comme une base politique satisfaisante – portées par les mouvements écologistes anticapitalistes états-uniens :

« Par exemple, Un New Deal vert doit se montrer plus explicite sur la nécessité de laisser le carbone dans le sol, sur le rôle central de l’armée américaine dans l’envolée des émissions, sur le fait que le nucléaire et le charbon ne sont en rien des énergies « propres », et sur la dette que des pays riches comme les États-Unis, ainsi que des multinationales puissances telles que Shell ou Exxon, ont contractée envers les nations les plus pauvres. À présent, ce sont elles qui doivent faire face aux conséquences de crises qu’elles n’ont pas provoquées.

Plus fondamentalement, tout New Deal vert, s’il se veut crédible, a besoin d’un plan d’action concret veillant à ce que les salaires attachés à tous les emplois verts de qualité qu’il va créer ne soient pas immédiatement mis au service d’un mode de vie ultra-consumériste, qui finit toujours par engendrer une hausse des émissions – un scénario dans lequel tout le monde a un bon travail et un large revenu disponible et où tout est dépense en babioles jetables importées de Chine destinées à rapidement finir à la décharge (…). Il s’agit donc, de manière tout à fait essentielle, de faire en sorte que le raccourcissement de la semaine de travail permette aux gens de profiter de ce type d’activités, de façon qu’ils ne soient pas piégés dans un rythme de travail abrutissant souvent gourmand en fast-foods et en divertissements insipides » (p. 361-363)

Les « ajouts » de Klein à la résolution parlementaire du Green New Deal sont de taille, et de nature à en transformer la logique même, bien au-delà de ce qu’en dit l’auteure elle-même. Laisser le carbone dans le sol nécessite une transformation complète du système productif, et pas seulement la création d’un secteur public vert qui réparerait les dégâts de l’infrastructure capitaliste. Mais alors, comment envisager la question de la transformation de l’ensemble des activités productives, et donc de toutes les manières de travailler, de l’organisation et de la division du travail ? À cet égard, autre ajout d’importance, la réduction drastique du temps de travail est bien entendu un réquisit absolu, et sans doute la première des causes autour desquelles mouvement ouvrier et mouvements écologistes pourraient s’allier. Mais c’est évidemment insuffisant pour organiser la transformation écologiste et sociale du système productif. Ensuite, la critique du consumérisme permet de manière décisive d’articulation la question de la transformation du système productif à celle de la décision démocratique sur les besoins – mais là aussi, les implications politiques d’une telle affirmation ne sont pas questionnées : dans quelle(s) institution(s) ces besoins pourraient-ils être discutés et collectivement définis ? Enfin, la mention des rythmes de travail, et donc de la liberté et de l’émancipation au travail, est également susceptible de changer la donne du Green New Deal, en intégrant aux conditions d’une planification écologique la question des conditions réelles de sa réalisation.

D’autres passages du livre ouvrent des brèches vers les abîmes de questions politiques nouvelles que posent la prise en compte de la question du travail réel, et non seulement de l’emploi, dans un processus de révolution écologique et sociale. Naomi Klein mentionne au moins en un passage du livre une forme de démocratie économique directe : « Un premier cas consisterait à ce que les employés des différents secteurs (hôpitaux, écoles, universités, technologie, confection, médias, etc.) conçoivent eux-mêmes des projets de décarbonation rapide qui iraient dans le sens de la mission du New Deal vert, à savoir éliminer la pauvreté, créer des emplois de qualité et combler les écarts de richesse fondés sur la couleur de la peau et le sexe » (p. 368). Mais ce qui est présenté comme un « premier pas » est ici considéré de manière bien légère : comment cela est-il possible si le pouvoir économique et politique des employeurs, publics ou privés, est laissé intact ? Un tel « élan démocratique et décentralisé », s’il était pris au sérieux par l’auteure, ne pourrait qu’être réduit à une forme de consultation participative sans effet réel, ou bien se développer en une démocratie économique bien plus révolutionnaire que ce que l’auteur semble (feindre de ?) supposer.

Il en est de même du passage intéressant concernant la nécessité de remplacer « la manière de considérer le monde naturel et la majorité de ses habitants » correspondant à « l’économie du ‘gig and dig’ (qui associe les petits boulots ‘flexibles’ – gig – et l’activité qui consiste à creuser la Terre – dig) » par un « changement de vision de monde à tous les niveaux, un basculement vers un ethos du soin et de la réparation » p. (370). Mais il n’est en rien question de l’éthique spécifique du « travail du care » [24] ou du travail d’ éco-régulation » [25] ainsi que de leurs conséquences politiques dans l’ensemble de l’économie. Enfin, si l’auteure inscrit bien son propos dans le cadre d’une lecture du monde social et des combats écologistes en terme de lutte des classes, les conclusions politiques les plus concrètes qui en sont finalement tirées restent cantonnés dans la sphère restreinte de l’arène politique institutionnelle [26]. Si, à droite du Green New Deal, on se heurte aussitôt au mur d’une conception bureaucratique et technocratique de la politique, à gauche s’ouvrent de vastes perspectives de démocratie économique face auxquelles les auteurs les plus connus semblent préférer (ou feignent de) détourner le regard.

II. Planification démocratique de la transformation du système productif et démocratisation du travail

D’un point de vue politique, la difficulté majeure d’un processus de révolution écologique et sociale consiste dans l’élaboration d’instruments et d’institutions permettant de planifier démocratiquement la transformation du système productif. Il ne suffit pas de décider une fois pour toutes (en légiférant par exemple) qu’il est nécessaire de passer de l’agriculture intensive à l’agro-écologie ou de l’industrie fossile à des formes alternatives et moins polluantes d’énergie, ni même de mettre en place une politique publique d’embauche dans des « emplois verts ». Il faut encore établir des priorités stratégiques en fonction des besoins de la population, décider des moyens et du rythme de la reconversions d’industries de bassins d’emplois dans les territoires, remplacer les chaînes logistiques d’approvisionnement en matières premières, production et transports jusqu’à la consommation par des circuits-courts, financer les instruments concrets (en termes de formation, de ressources, de technologies et savoir-faire) mis en place par les travailleurs et travailleurs pour transformer radicalement leurs activités, etc. Autrement dit, doit venir « l’heure de la planification écologique » [27].

A. À propos des cinq piliers de la planification écologique de Cédric Durand et Razmig Keucheyan

Pour Durand et Keucheyan, une telle planification écologique doit s’appuyer sur cinq piliers. Le premier d’entre eux est la rupture avec le pouvoir centralisé de la finance privée et sa maîtrise sur l’investissement, tandis que « l’investissement dans la transition devra être assujetti à un contrôle démocratique à tous les échelons de la prise de décision ». Le second concerne la garantie des emplois, les auteurs se référant ici à la proposition de « job guarantee  » de Paola Tcherneva et du Green New Deal états-unien : « L’État s’engage à proposer ou à financer un emploi à toute personne qui souhaite travailler, au salaire de base du secteur public ou davantage. Tout comme les banques centrales sont les prêteurs « en dernier ressort » au moment des crises financières, avec la garantie de l’emploi l’État devient financeur de l’emploi « en dernier ressort ». Ce dispositif permettrait de créer des postes dans des secteurs que le capitalisme considère comme non rentables, mais qui souvent apportent une forte valeur ajoutée sociale et écologique : entretien des ressources naturelles, prise en charge du grand âge ou de la petite enfance, réparations, etc. ». Le troisième pilier est celui de la « relocalisation de l’économie », qui doit conduire à déspécialiser la production dans les territoires pour viser leur souveraineté sur la production, à établir un protectionnisme solidaire pour viser à démanteler la domination des multinationales sur la production et les technologies, à en finir avec l’obsolescence programmée pour viser une sobriété collective dans la consommation. Le quatrième pilier de cette planification écologique est la démocratie : si les auteurs rappellent que « Les expériences de planification passées étaient non seulement productivistes, mais aussi technocratiques, verticales, voire autoritaires », ils affirment à juste titre qu’il n’y a là aucune fatalité et proposent de s’appuyer sur les nombreuses expériences de démocratie participative (conférences de consensus, les jurys citoyens, les budgets participatifs ou l’Assemblée citoyenne du futur, etc.) permettant, selon eux, de politiser les choix économiques. Enfin, le dernier pilier est celui de la « justice environnementale ». Puisque « Les classes populaires souffrent davantage que les riches des pollutions ou des catastrophes naturelles », il est nécessaire de les mettre en première ligne de la décision au sujet d’une révolution écologique et sociale et de faire payer aux plus riches, principaux responsables des dégradations environnementales et du réchauffement climatique, « le coût des destructions de l’environnement provoquées par leurs modes de vie ». Ces cinq piliers font incontestablement partie des principes directeurs d’une planification démocratique de la révolution écologique et sociale. Mais, là encore, parce que la question du travail est subordonnée à celle de l’emploi, les principales difficultés pratiques et contradictions politiques ne sont abordées que de manière indirecte.

Envisageons la question de la reconversion des activités industrielles et de services dans un territoire. Les auteurs, à cet égard, proposent d’ « imaginer qu’un espace de dialogue entre, d’un côté, les personnes disponibles et, d’un autre côté, les collectivités locales et les associations, serve à identifier les emplois utiles au niveau d’un territoire donné » - autrement dit que les chômeurs ou personnes à la recherche d’un emploi puissent décider, en concertation avec les élus locaux et associations, de leur futur secteur d’activité et métier. Mais comment planifier ces objectifs territoriaux de concert avec les travailleurs et travailleuses déjà en activité dans des secteurs concernés ? Imaginons qu’un chômeur propose, dans un territoire rural, de participer à une nouvelle entreprise de mise à disposition et organisation de transports collectifs et peu polluants à destination principalement des travailleurs et travailleuses dans la région. Quel serait le lieu pour que soient discutées les conséquences concrètes de son activité, d’une part avec tou.te.s les habitant.e.s concerné.es et d’autre part, avec tou.te.s les travailleur.ses dont l’activité serait affectée ? Le dialogue entre un « porteur de projet » et les collectivités territoriales et associations ne suffit pas – il faut y associer en premier lieu les travailleurs et habitants concernés ; sinon, même avec toute la bonne volonté du monde, le duo infernal du marché de l’emploi (fût-il régulé par le public) et de la bureaucratie d’État (fût-elle très bien intentionnée) reprendra ses droits. Il est donc nécessaire de prévoir des institutions permettant d’une part que l’ensemble des parties prenantes du circuit économique concerné puissent participer (ce que je propose d’appeler des « conseils économiques »), et d’autre part que l’ensemble des habitants du territoire concerné puissent contribuer à la décision (ce que je propose d’appeler des « conseils sociaux » à divers échelons territoriaux, voir infra 3C).

Mais ce ne sont là que des problèmes qui se posent avant le démarrage de l’activité…Une fois les travailleurs confrontés à des choix réels (par exemple : avec qui allons-nous travailler ? avec quels outils, logiciels et fournisseurs ? comment l’interface avec le public va-t-elle être organisée ?), et à des dilemmes au sein de l’activité (par exemple : devons-nous privilégier un fournisseur local mais moins avancé dans la transition écologique ou bien un fournisseur plus éloigné géographiquement mais dont l’établissement de travail est moins polluant ?), seule une démocratisation du travail, garantissant l’autonomie des travailleurs directement confrontés à ces choix, mais aussi la participation effective des individus et collectifs concernés, peut permettre d’éviter la bureaucratisation de la planification. Cette dernière, répondra-t-on, est un mal nécessaire et provisoire, et qu’on ne saurait « démocratiser l’État » en une journée. C’est juste, bien entendu, mais il faut remarquer que le critère qu’on doit nécessairement adopter ici est la qualité du travail et de ses effets sociaux et écologiques. Cette question est prioritaire, d’un point de vue normatif, parce qu’il est question de préserver les conditions de la vie sur Terre, et d’un point de vue stratégique car – encore une fois – la destruction de l’environnement se fait en énorme majorité au sein du temps de travail. La planification démocratique de la révolution écologique et sociale doit être un moyen au service de cette transformation du système économique – tandis que, dans l’approche de l’article précédemment cité, c’est plutôt l’inverse qui est vrai. [28] On peut le dire encore autrement : il ne suffit pas de prendre le pouvoir, les difficultés commencent quand il s’agit de l’exercer – et les institutions démocratiques nouvelles que nous appelons, avec Cédric Durand et Razmig Keucheyan, de nos vœux doivent être conçues pour qu’il s’exerce de manière réaliste, efficace et démocratique. Mais alors, encore une fois, il faut prendre très au sérieux la démocratisation du travail.

B. Comment décider démocratiquement des besoins dans le cadre d’une planification écologique ? (à propos du dernier livre de Razmig Keucheyan)

On peut envisager autrement le problème, comme le fait Razmig Keucheyan dans son dernier ouvrage Les besoins artificiels [29]. Une révolution écologique et sociale suppose de remplacer le critère du profit par un autre critère, celui des besoins. La tâche prioritaire, dès lors, est de subordonner la production à un choix sur les besoins, qui doit devenir un objet de délibération et de décision démocratiques. Mais comment s’assurer de rompre aussi bien avec le productivisme qu’avec le consumérisme ? Comme l’écrit Keucheyan :

« La nécessité d’hybrider le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste se double d’une autre urgence : faire converger les producteurs et les consommateurs. La transition écologique, le dépassement du capitalisme qu’elle implique supposent d’agir simultanément dans celle de la consommation, contre le productivisme et le consumérisme. Pour cela, une forme d’organisation enracinée dans l’une et l’autre doit être imaginée » (p. 152)

L’auteur s’appuie ici sur de très stimulantes analyses des expériences d’associations de consommateurs, et sur le concept pratique qu’on peut dégager de telles activités militantes, celui de « consommateur-producteur », capable d’enquêter avec les travailleurs sur le travail réel, de s’allier avec eux et d’intervenir de concert dans l’opposition entre le capital et le travail. Mais que veut dire au juste dans cette perspective « à la lettre, le consommateur devient alors un producteur » ? (p. 156) La question cruciale du temps permet de se rendre compte qu’une association bénévole de consommateurs, même la plus soucieuse des conditions de travail et révolutionnaire qu’il soit possible, ne peut pas avoir la même fonction qu’un collectif de travail dans la transformation du système productif. Ce n’est pas parce que je consomme des légumes, ou même que je fais partie d’une AMAP, que je suis agriculteur – il y a un savoir situé du travail qui ne peut venir que de l’expérience directe des difficultés de l’agriculture. Et, dans l’état actuel des choses, je ne peux pas cumuler mon travail d’enseignant-chercheur, par exemple (sans parler de mes activités militantes), avec des heures consacrées à acquérir cette expérience dans les différents domaines de ma consommation. Et pourtant, une planification du passage à l’agro-écologie nécessite, dans ses grandes lignes comme dans ses traductions très locales, cette expérience et ce savoir de première main. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le consommateur ne soit pas légitime à intervenir dans cette discussion – mais il ne peut le faire, justement, qu’au niveau de la décision des besoins qui doivent commander la production, et pas au niveau de la production elle-même. Cette distinction a des conséquences politiques de grande importance. Il convient de distinguer entre deux objets politiques de la planification : les besoins, au sujet desquelles tou.te.s les habitant.e.s doivent partager leur part de souveraineté directe et à égalité [30], et le travail nécessaire pour satisfaire ces besoins, pour lequel les travailleurs et travailleurs seuls ont le temps de contribuer et sont légitimes. Cela n’empêche pas notre accord avec Keucheyan quand il affirme, d’une manière générale, que « ce n’est que si les sphères de la production et de la consommation (de la vie quotidienne) sont politisés conjointement que la dialectique du productivisme et du consumérisme connaîtra un coup d’arrêt » (191). Mais cette conjonction ne peut constituer une identification, et ces deux objets de la planification ne peuvent être traités en même temps et dans les mêmes institutions, au risque théorique de trop simplifier la tâche de la transformation du système productif, et au risque pratique d’ouvrir la brèche par laquelle l’exigence d’une coordination démocratique s’efface au profit d’un privilège réaccordé à la coordination par le marché ou par l’État. C’est pourquoi « une fédération d’associations de producteurs-consommateurs » ne peut constituer, selon moi, « l’instrument politique qu’il nous faut pour penser et agir collectivement dans la crise environnementale » (p. 191) [31]. Il nous faut un système plus complexe, capable d’organiser la contradiction et le potentiel conflit entre travailleurs et habitants (qui ne peuvent se réduire à des consommateurs…), de remettre en cause la division du travail entre travailleurs et citoyens, de donner les ressources pour qu’effectivement chacun.e d’entre nous participe directement en tant que travailleur et en tant que citoyen (ou habitant, ce qui est moins restrictif) à la planification démocratique de la révolution écologique et sociale – et le temps pour participer aux décisions sur tout ce qui nous concerne.

C. La planification, l’autogestion et la question démocratique du temps chez Michael Löwy

Dans « Planification et transition écologique et sociale » [32] Michael Löwy défend un modèle de planification démocratique qui intègre, comme on le soutient également, l’autogestion des travailleurs et travailleurs comme une de ses conditions politiques nécessaires [33]. Et l’auteur met justement la question du temps au point de départ de sa réflexion sur la planification démocratique et écologique :

« La planification démocratique associée à la réduction du temps de travail serait un progrès considérable de l’humanité vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté » : l’augmentation du temps libre est en fait une condition à la participation des travailleurs à la discussion démocratique et à la gestion de l’économie comme de la société. »

Il est ici implicitement sous-entendu que le temps libéré pour le hors-travail devrait être massivement consacré à la participation démocratique. Mais n’y a-t-il pas un problème à accepter cette séparation du temps de l’activité démocratique et du temps de travail ? D’abord, la réduction du temps de travail ne suffirait pas à répartir de manière égalitaire le temps consacré aux diverses activités sociales, et, par exemple, les rapports sociaux de sexe et la division sexuelle du travail, dans et en dehors du temps de travail, continueraient à jouer en défaveur de la participation démocratique des femmes. Ensuite, si Löwy défend de manière très juste la compatibilité de l’autogestion et de la planification [34], sa proposition se heurte à la difficulté d’articuler les temps de l’autogestion, de la planification et de la production. L’auteur doit en effet concéder :

« Certes, pour que la planification fonctionne, il faut des corps exécutifs et techniques qui puissent mettre en œuvre les décisions, mais leur autorité serait limitée par le contrôle permanent et démocratique exercé par les niveaux inférieurs, là où l’autogestion des travailleurs a lieu dans le processus d’administration démocratique. On ne peut pas s’attendre, bien entendu, à ce que la majorité de la population emploie l’intégralité de son temps libre à l’autogestion ou à des réunions participatives. Comme Ernest Mandel le remarquait : « L’autogestion n’a pas pour effet la suppression de la délégation, mais elle est une combinaison entre la prise des décisions par les citoyens et un contrôle plus strict des délégués par leurs électeurs respectifs […] »

La remarque de Löwy selon laquelle on ne peut attendre que les individus consacrent tout leur temps libre à l’activité démocratique, est plus importante qu’il n’y paraît et me semble précisément plaider pour une intégration de l’activité démocratique dans le temps de travail. Il faut, qui plus est, prendre en compte le temps que prendrait cette activité de contrôle démocratique par la base de l’activité des autres travailleurs comme de celle ces délégués…

Enfin, si l’auteur, là encore de manière très juste, remarque que cette articulation entre autogestion et planification susciterait « des tensions et des contradictions entre les établissements autogérés et les administrations démocratiques locales et d’autres groupes sociaux plus larges », il me paraît nécessaire de prendre en compte les conséquences pratiques de ce fait, comme leurs implications politiques. D’un côté, les décisions des habitants ne peuvent se faire sans prendre en compte les conditions concrètes d’activité des travailleurs et travailleuses à qui ils et elles prescrivent ainsi leur travail ; d’un autre côté, les questions de gestion interne ne peuvent être entièrement laissées à l’appréciation des travailleurs dans la mesure où elles peuvent affecter en retour les conditions de vie ou de travail des autres habitant.e.s. Mais alors, comment est-il possible d’organiser des enquêtes, délibérations et décisions qui, pour une partie des participantes, se fait pendant leur temps de travail de manière obligatoire, et pour une partie se fait hors du temps de travail de manière facultative ? Si l’on considère comme des problèmes politiques à part entière les conditions concrètes du travail réel, de la vie sociale et de l’exercice de l’activité démocratique, ces questions deviennent tout, sauf périphériques, pour penser une planification démocratique de la révolution écologique et sociale.

Pour ces raisons, il nous paraît plus réaliste, efficace et démocratique, d’intégrer l’activité démocratique dans le temps de travail, pour organiser de manière égalitaire la discussion et délibération démocratique, en évitant que certain.e.s aient plus de temps que d’autres à y consacrer ; pour combattre au sein même de la production le clivage anti-démocratique entre décision et exécution ; et pour libérer du temps social qu’on pourrait allouer à autre chose qu’au travail et à l’activité politique. Il n’y a aucune raison de penser que ce temps socialement disponible ne pourrait pas être redistribué équitablement entre les individus, divisé entre temps de travail et temps libre en réduisant le premier, tandis que le temps de travail pourrait lui-même inclure la participation aux décisions démocratiques, concernant prioritairement la mise en œuvre des impératifs écologiques. C’est ce qu’on proposera dans la dernière section de cet article, en repartant cette fois de l’examen critique de deux ouvrages récents qui, de manière très différente, proposent de faire de la question du travail vivant ou du travail réel des enjeux centraux de la révolution écologique et sociale.

III. Quelles nouvelles institutions du travail pour la transformation écologique du système productif ?

Dans cette dernière section, on propose d’abord, d’examiner les arguments de deux ouvrages récents qui, contrairement aux approches précédentes, partent de la question de la démocratisation du travail, avant de mettre en discussion quelques propositions un peu différentes de nouvelles institutions du travail au service de la transformation écologique du système productif.

A. Réhabiliter le travail pour sortir du trou noir du capitalisme (à propos du dernier livre de Jean-Marie Harribey)

Dans Le trou noir du capitalisme, Jean-Marie Harribey propose d’envisager un « socialisme écologique » à partir de trois principes : « réhabiliter le travail », « instituer le commun » et « socialiser la monnaie ». Cet ordre est justifié selon l’auteur par l’examen de la « crise systémique actuelle » qui est, rappelle-t-il, « une crise de production et de réalisation de la valeur, due à la difficulté à aller au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la force de travail, sous peine de surproduction généralisée, et au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la nature, sous peine d’épuisement et de dégradation irrémédiable de celle-ci. » (p. 166). Dès lors, le premier enjeu commun de la crise économique et de la crise écologique est bien le travail concret – la question de l’emploi lui étant subordonnée : « Si la tendance actuelle se poursuivait, à savoir une progression très lente, voire une absence de progression, de la productivité, pour les deux raisons, sociale et écologique, que nous avons analysées dans la première partie, il semblerait que la diminution globale du nombre d’emplois soit moins à craindre que sa transformation qualitative dans le sens d’une détérioration pour une large part des travailleurs. » (p. 154). Face à cette tendance consubstantielle au capitalisme néolibéral, l’auteur propose donc de « réhabiliter le travail », au sens du « travail vivant » chez Marx [35], en reconnaissant que c’est centralement le travail qui contribue à la reproduction de la société et à la construction des identités individuelles et collectives. Bien qu’il ne discute pas précisément les apports des enquêtes scientifiques et militantes au sujet du travail réel et du travail vivant aujourd’hui [36], l’auteur voit bien que cette centralité a des conséquences stratégiques majeures :

« C’est dans cette première direction qu’il conviendrait d’agir, et les progrès sont à portée de mains, car les travailleurs ne cessent jamais, même à l’intérieur des contraintes et des procédures qui leur sont imposées, de prendre des initiatives pour effectuer leurs tâches. Cette capacité que le capital ne peut jamais anéantir totalement pourrait être développée en mettant en place des institutions au sein desquelles les travailleurs interviendraient sur toutes les questions qui les concernent ou qui concernent les utilisateurs des produits qu’ils fabriquent. » (p. 188).

Le point de départ de la réflexion est décisif : pour transformer le système productif, pour planifier et mettre en œuvre la révolution écologique et sociale, c’est en premier lieu à l’initiative et la responsabilité des travailleurs et travailleurs qu’il faut s’en remettre. Ajoutons à nouveau que le critère ici est à la fois le réalisme – parce que seuls les travailleurs sont au contact direct des principales causes des destructions environnementales – ; l’efficacité – parce que la révolution écologique et sociale ne peut être laissée à la seule initiative individuelle, et doit être effectuée au moins d’actions socialement instituées – ; et la démocratie – parce qu’une planification qui s’appuierait principalement sur la bureaucratie d’État ou l’activité militante bien moins inclusives et collectives qu’une planification impliquant toutes et tous les habitant.e.s et les travailleurs. Bien entendu, on l’a déjà noté, cette orientation rend absolument indispensable un droit au travail – mais celui-ci n’est plus conçu, comme dans la proposition de Minsky et Tcherneva, à titre de politique de l’emploi public territorial, mais comme un droit politique fondamental et un complément nécessaire à la réduction du temps de travail ; comme le note également Harribey :

« Le droit à l’emploi, c’est- à-dire le droit à effectuer un travail dans la société, est un droit politique. À cet égard, la réduction du temps de travail pour opérer un partage du travail à accomplir afin de répondre aux besoins dans la société reste une ligne de force, au-delà même de son importance pour supprimer le chômage. » (p. 189).

Mais une nouvelle série de question se pose alors. Comment articuler les décisions démocratiques des habitant.es et des travailleurs.ses ? Comment répartir la planification démocratique de la révolution écologique et sociale entre le temps de travail et le temps hors travail ? Et comment cette démocratisation du travail permettrait-elle concrètement d’organiser l’institution des biens communs et la socialisation de la monnaie – qui requièrent elles aussi un travail concret sous contrôle démocratique ? À cet égard, si les principes posés par Harribey nous paraissent justes, le type de proposition institutionnel qu’il défend ne semble pas permettre de répondre à ces questions :

« La création de conseils économiques et sociaux dans les entreprises, où siègeraient des représentants des travailleurs, des usagers, des collectivités locales, donnerait l’occasion de l’exercice de la délibération démocratique des orientations fondamentales de la production, de la réponse aux besoins locaux et de la répartition des revenus, d’autant plus que ces problèmes devront être résolus en cohérence avec ceux des autres territoires, à l’échelle d’une nation ou d’un ensemble de nations. La coordination d’ensemble ne peut démarrer qu’au plus près des préoccupations concrètes » (p. 189).

Cependant, ces conseils économiques et sociaux ne peuvent être seulement internes aux entreprises, et, puisqu’elles doivent permettre d’articuler concrètement autogestion dans l’établissement de travail, coordination au niveau d’une chaîne de production, et planification au niveaux territoriaux, nous défendons qu’il est nécessaire d’imaginer plusieurs institutions complémentaires de l’exercice du pouvoir démocratique des travailleurs et travailleuses (voir 3C). Mais, à ce stade, ce qui compte, c’est de reconnaître qu’une fois la délibération démocratique sur les besoins effectuée, l’essentiel de l’activité démocratique resterait à faire, « au plus près des préoccupations concrètes », et donc à partir du travail. Au final, l’apport principal d’Harribey dans cet ouvrage est, à notre sens, de considérer la question de la qualité et du sens du travail comme un fil directeur politique, et non seulement technique, de la transformation écologiste de l’appareil productif. C’est notamment à partir de cette perspective qu’il est possible et nécessaire de repenser de nouvelles formes de propriété commune, ni privée ni étatique, adéquate pour un processus de révolution écologique et sociale [37].

B. Libérer le travail pour associer questions sociale et écologique (à propos du dernier livre de Thomas Coutrot)

Dans le dernier chapitre, intitulé « Pour une politique du travail vivant », de son ouvrage Libérer le travail [38], Thomas Coutrot prend plus radicalement encore le parti d’ancrer une perspective de révolution écologique et sociale dans la réalité du travail vivant.

« L’hubris capitaliste est infiniment plus dévastatrice que celle des régimes oppressifs antiques ou médiévaux, car elle étreint l’ensemble des écosystèmes et menace la vie même. À la source de ces périls se trouve la question de la démocratie au travail : qui décide quoi produire, comment le produire, au profit de qui ? Le travail doit être libéré de l’étouffante emprise financière pour laisser une chance à la vie. » (p. 268).

L’auteur rappelle ainsi le caractère illusoire d’une stratégie de transformation écologique et sociale qui serait exclusivement électorale, si bien que l’objectif stratégique des luttes politiques devrait être d’enclencher et libérer l’énergie du principal moteur d’une révolution écologique et sociale, le travail : « Une politique du travail vivant pourrait miser sur l’énergie considérable que déploient les travailleurs pour bien faire ce qu’ils ont à faire – et ne pas faire ce qu’on ne doit pas faire. » (p. 277).

Cette option, que nous partageons, conduit concrètement à ne pas se contenter des propositions aujourd’hui majoritaire à gauche concernant le travail, axées principalement sur la réduction du temps de travail (voir p. 281), et à chercher les voies de nouvelles institutions du travail permettant « une attention aux conséquences des différents choix possibles de production et une délibération démocratique sur ces choix » (283). Mais à quoi pourrait ressembler plus concrètement une telle politique du travail vivant au service d’une révolution écologique et sociale ? Bien que Coutrot renvoie la question des institutions de la démocratie économique à d’autres travaux sans faire de propositions plus précises, il en indique tout de même certaines lignes directrices qui invitent à la discussion :

« Je ne chercherai pas ici à détailler un projet institutionnel d’économie vivante et démocratique, qu’on pourrait appeler « délibéralisme ». Un tel projet devra allier les mécanismes de la délibération politique pour décider des choix structurants (réduction drastique des inégalités de revenus, taux d’investissement et critères d’affectation des ressources pur l’investissement, objectifs de transition écologique…) et les mécanismes du marché pour guider les décisions quotidiennes des producteurs. L’idée générale est celle d’une économie incluant des marchés du travail et des produits, mais pas du capital, guidée par une planification participative de l’investissement. Elle suppose l’instauration d’une coopération commerciale internationale au lieu du libre-échange, la fermeture des marchés internationaux de capitaux et la relocalisation sélective des productions ». (291).

Il nous semble que ce type de proposition n’est pas à la hauteur d’un projet de transformation du système productif dans le cadre d’un processus de révolution écologique et sociale. Premièrement, la délibération politique au sujet des objectifs écologiques et sociaux doit avoir lieu à la fois dans l’entreprise, au niveau du secteur économique concerné, et au niveau territorial. Il est donc nécessaire de repenser en même temps les institutions de la démocratie au travail et aux divers échelons territoriaux – sans quoi aucune forme de planification des besoins et des choix productifs corrélatifs n’est possible. Deuxièmement, s’il n’est pas question pour nous de renoncer à toute forme de marché de la consommation, on ne peut seulement s’en tenir à l’idée selon laquelle ces mécanismes pourraient « guider les décisions quotidiennes des producteurs ». Si une décision démocratique au sujet des besoins doit s’inscrire ensuite dans la réalité de l’économie, ce n’est qu’en devenant une prescription, qui doit prévaloir sur la coordination par le marché, pour l’ensemble des travailleurs. Dans une économie écologique planifiée, les prix des biens et des services (et leur éventuelle gratuité) doit pouvoir faire l’objet de délibérations démocratiques, et donc prendre en compte les coûts et les besoins. Troisièmement, la question du marché du travail pose également problème : on comprend qu’il s’agit pour l’auteur de garantir la possibilité pour un travailleur de choisir son métier et son poste – mais les contraintes du marché capitaliste du travail rendent de tels choix le plus souvent impossibles. Le principe du droit au travail, que l’auteur ne reprend pas explicitement à son compte, est là encore une précondition : si le travail doit devenir une institution dans laquelle on participe à la vie démocratique de la société (et à la planification écologique), alors toutes et tous doivent avoir droit, à leur majorité, à une place dans un établissement de travail – sans quoi on exclut une partie de la population du droit politique d’exercer (au moins une partie) de son activité démocratique.

C’est de ce point de vue aussi que la proposition de la «  job guarantee  » pose problème : celui de la démocratisation de la division du travail. La version qu’en propose Coutrot est un peu différente, celle du « revenu de transition », mais elle s’appuie sur la même idée : un porteur de projet verrait son projet d’activité professionnelle validé ou non par un échelon territorial censé être porteur de l’intérêt général.

« Aux deux modes de reconnaissance salariale déjà existants – le marché pour les salarié.e.s de l’entreprise, l’État pour les fonctionnaires et les chômeurs – il faudra ajouter un troisième : la société civile locale pourra attribuer un salaire de transition ou « revenu de transition économique » aux porteurs de projets œuvrant à la transition écologique et sociale. Dans la logique du délibéralisme, des commissions municipales spécialisées, composées d’élus locaux, de représentant.e.s du tissu associatif et d’une majorité de citoyen.ne.s tiré.e.s au sort, seraient chargées d’attribuer et de reconduire ce salaire de transition en fonction de l’impact des projets financés sur la collectivité » (p. 294).

Mais cette conception des « porteurs de projet » ne peut être reconduite dans le cadre d’une planification écologique. Il ne peut s’agir bien entendu de planifier collectivement dans le moindre détail les activités utiles au niveau local, et les initiatives individuelles doivent avoir toute leur place. Mais on ne peut raisonner dans le cadre d’une révolution écologique et sociale dans le même cadre de pensée que celui de l’économie sociale et solidaire et des « entrepreneurs sociaux ». D’une part, une véritable planification écologique, y compris au niveau local, doit pouvoir non seulement refuser la validation sociale d’une activité écologiquement nuisible et établir des normes impératives, mais aussi établir des objectifs généraux de production en fonction des besoins. Autrement dit, la décision de créer des entreprises doit faire partie des prérogatives du processus de planification – et, si le besoin existe, on ne peut attendre, par exemple, qu’un « entrepreneur » décide de produire des vélos dans un territoire pour que l’entreprise en question soit créée. D’autre part, cette proposition, précisément, ne prend pas en compte les besoins spécifiques au travail concret : formation, enquête, temps de décision et de délibération à l’intérieur de l’entreprise et avec les partenaires, etc. Enfin, le caractère démocratique d’une commission d’élus, associations et citoyennes tirées au sort pose question, quand on connaît les conditions d’activité très différentes dans chacun de ces milieux. S’il doit y avoir décision démocratique au niveau territorial, il faut que toutes les habitantes puissent y participer, sur le mode de l’élection de représentant.e.s ou du tirage au sort, mais sans distinction de statuts. Une démocratisation du travail orienté vers la planification écologique rendrait d’ailleurs assez illégitime qu’il existe encore des bénévoles dans des associations, ou que les associations aient un statut plus ou moins démocratique que les entreprises. Pourquoi le temps de la délibération se situerait-il pour certains pendant leur temps de travail et pour d’autres pendant leur temps libre ? On retrouve là encore la question centrale du temps d’exercice du travail et de la démocratie, trop souvent négligée et qui soulève pourtant des enjeux fondamentaux pour un processus de révolution écologique et social.

C. Pour un travail démocratique permettant la planification écologique

La transformation du système productif dans un processus de révolution écologique et sociale suppose une puissante mobilisation sociale pour l’imposer contre les intérêts capitalistes, mais aussi d’une part un processus démocratique de grande ampleur pour établir les besoins prioritaires et planifier la transition, et d’autre part une énorme somme de travail, pour démanteler ou reconvertir les industries les plus polluantes, réparer les dégâts environnementaux qui peuvent l’être, décarboner autant que possible l’ensemble des secteurs productifs, et donc aussi, entreprise par entreprise, transformer les manières de travailler. Il n’y a aucun maximalisme, dès lors, à établir ces principes : il est nécessaire que 1. tou.te.s les travailleur.ses et tou.te.s les citoyennes soient directement impliqué.e.s dans la délibération, la décision et la mise en œuvre de la planification écologique requise ; 2. qu’ils et elles aient le temps de le faire ; 3. que les décisions créent une forme d’obligation démocratique et deviennent des prescriptions pour l’ensemble des manières de travailler ; 4. que l’autonomie des travailleurs et travailleuses soit respectée, et que leur légitimité sur les activités qu’ils et elles effectuent soient reconnues, sans quoi ces prescriptions resteraient lettre morte et la planification un plan bureaucratique sans prise sur le réel. Cantonner cette question à un problème de démocratisation de l’État paraît fort irréaliste : comme on l’a montré, la priorité est de démocratiser le travail pour le mettre au service d’un tel processus d’évolution révolutionnaire.

De ces principes, résultent des propositions différentes des versions du Green New Deal que nous avons envisagées, et des perspectives qui ne se réduisent pas à celles qu’on a examinées jusqu’ici. En réactualisant une proposition antérieure [39], voici comment je résumerais le type de nouvelles institutions du travail qui me semblent nécessaires pour envisager concrètement la possibilité d’une planification écologique.

1. Droit au travail pour toutes et tous à l’accession à la majorité politique (par exemple à 18 ans), accompagné d’une réduction drastique du temps de travail (par exemple 25 heures), d’un seuil minimal de rémunération du travail permettant de bien vivre, ainsi que d’une limitation drastique des écarts de salaire, et du droit à la formation initiale et continue.

2. Nouveau statut juridique de l’entreprise, devenant une institution démocratique dans laquelle chaque travailleur et travailleuse dispose d’un droit politique de décision égal et d’un temps de travail reconnu (sans doute au moins la moitié du temps de travail) pour enquêter, se former, délibérer et décider ; mais dont l’objet social et les objectifs généraux de production seraient subordonnées à la planification écologique effectuée dans d’autres institutions démocratiques et à une législation du travail garantissant le caractère non destructeur du travail pour l’environnement et la santé.

3. Institution d’un statut politique du « travailleur-citoyen », égal pour toutes et tous et remplaçant le contrat de travail, avec notamment le droit de décision (et un temps de travail reconnu et suffisant pour le faire) dans trois nouvelles institutions démocratiques, subordonnées seulement à la législation du travail et hiérarchiquement organisées entre elles :

- les conseils d’entreprises au niveau de chaque entité économique, dont les décisions seraient souveraines en ce qui concerne les conditions de travail, les écarts de rémunération, l’organisation du travail et les normes de la qualité du travail ;

- les conseils économiques au niveau de la filière industrielle ou de service, composés de l’ensemble ou de représentant.e.s des travailleurs.ses des différentes entreprises et des divers métiers, dont les décisions seraient souveraines et prévaudraient sur celles des conseils d’entreprise au sujet des objectifs coordonnés de la production dans la filière ;

- les conseils sociaux au niveau des échelons territoriaux (municipaux, régionaux, nationaux, si possible internationaux), avec la participation de l’ensemble ou de représentants des travailleurs y résidant, dont les décisions seraient souveraines et prévaudraient sur celles des conseils d’entreprise et des conseils économiques en ce qui concerne les besoins prioritaires, les finalités de la production, la création d’entreprises et de postes, la fixation des prix (incluant la gratuité) des biens et services, et les activités qui doivent être considérées comme des activités hors-travail ou instituées comme du travail.

C’est dans les conseils sociaux que pourraient avoir lieu la décision démocratique sur les besoins prioritaires, la planification des objectifs généraux de production pour les satisfaire et la création ou reconversion d’entreprises pour les permettre ; chacun des échelons territoriaux devant inscrire ses décisions dans le cadre des objectifs plus généraux décidés à l’échelon supérieur. C’est dans les conseils économiques que pourrait se décider plus précisément la réorganisation nécessaire du système productif filière par filière (par exemple pour l’agriculture avec une délibération et décision impliquant toutes les partie prenantes de la filière : agriculteurs.rices, transporteurs.rices, commerçant.e.s, etc.) pour permettre de concrétiser les décisions des conseils sociaux et de décarboner l’économie en accord avec la législation. Et c’est dans les conseils économiques, au sein de chaque entreprise (qui devraient ne pas dépasser un nombre maximal de travailleurs pour fonctionner aussi comme collectif de travail dans l’activité concrète et permettre de véritables délibérations), que seraient décidés de la manière dont il est nécessaire et souhaitable de travailler pour mettre en œuvre ces décisions démocratiques planifiées.

On pourrait objecter que cette hiérarchie entre conseils sociaux, conseils économiques et conseils d’entreprise ne permet pas de garantir le caractère démocratique de la planification écologique, dans la mesure où les décisions à chaque niveau seraient contraintes par celles de l’échelon supérieur. Mais il faut ici distinguer, au sujet de la hiérarchie, entre contrainte, obligation et prescription. Dans une telle proposition, il n’y a pas de contrainte, au sens du moins de l’imposition d’une décision hétéronome, puisque d’une part chacun.e des habitant.e.s et travailleurs.ses participe à chacun des échelons, et que d’autre part le principe de subsidiarité est garanti : par exemple, l’autorité supérieure (les conseils sociaux) ne peut pas décider de l’organisation du travail, qui relève de la seule décision des conseils d’entreprise. En revanche, il y a bien une hiérarchie, qui est légitime du fait que ce sont les besoins qui doivent désormais commander la production. Et cette hiérarchie induit bien une forme d’obligation – qui pourrait être renforcée par la législation, par le financement et par un contrôle démocratique de chacun des échelons. Mais, d’une part, cette obligation serait démocratique, au sens là encore de la participation directe, institutionnellement reconnue et égalitaire d’un point de vue temporel de chacun.e à ces trois conseils. Et d’autre part, ces obligations démocratiques fonctionneraient selon la logique non pas de l’État mais du travail, non pas comme des principes ou interdictions (qui seraient réservés au niveau de la législation) mais comme des prescriptions émises par (et avec) les bénéficiaires et les collègues et devant être traduites à l’épreuve du réel au sein de l’activité.

Prenons pour finir un exemple, celui de la nécessaire révolution écologique et sociale dans le secteur de la construction et du bâtiment – la production de bâti et les travaux publics constituant, c’est trop peu souvent noté, un des secteurs économiques les plus polluants et dangereux dans les économies capitalistes avancées. À cet égard, la législation (démocratiquement décidée en dehors des institutions du travail) pourrait fixer les principes fondamentaux du droit à un logement digne pour toutes et tous, à un accès effectif à des espaces verts et des espaces publics de qualité et proches du domicile, et l’interdiction des composants toxiques ainsi que le remplacement ou la réduction drastique des matériaux (comme le béton) dont la production et l’usage sont polluants et extractivistes. Cela constituerait le cadre pour l’activité démocratique des conseils sociaux (à divers échelons), des conseils économiques et des conseils économiques du secteur de la construction.

Les conseils sociaux nationaux (ou internationaux) pourraient fixer les grandes orientations quantitatives, et décider par exemple du nombre de mètres carrés nécessaires (et éventuellement gratuits) pour le logement, les espaces verts et publics de proximité pour chaque habitant. Les conseils territoriaux (département, régions, etc.) pourraient décider de la programmation de l’aménagement (planification dans le temps et l’espace de la répartition des bâtiments de logement, des espaces publics et verts, des bureaux et établissements de travail, etc.) dans leurs territoires, ainsi que de la créations d’entreprises et de postes de travail pour réaliser cette programmation. Les conseils municipaux ou locaux, enfin, décideraient des mesures nécessaires pour mettre en œuvre ces objectifs généraux dans chaque ville ou quartier, ainsi que des lieux et modalités de la création d’espaces verts et publics ou de la reconversion écologique des bâtiments. Ils pourraient aussi organiser l’alerte et la prescription aux entreprises du secteur au sujet de la dépollution des sols, ou s’assurer que le droit à un logement digne et respectant les normes écologiques est bien garanti pour chaque habitant.e.

Dans les conseils économiques, serait principalement décidée la réorganisation de la chaîne de production pour qu’elle fonctionne autant que possible en circuit court et de manière décarbonée : depuis les transformations de la production de matériaux (en fonction des ressources géologiques disponibles et renouvelables à proximité) jusqu’à la construction, en passant par l’acheminement et le commerce des matériaux et instruments de travail. C’est aussi à ce niveau que pourraient être fixés les prix et l’organisation générale de la gestion des déchets des chantiers et de la dépollution des sols urbains.

Enfin, dans les conseils économiques, entreprise par entreprise, les travailleurs et travailleuses pourraient enquêter, se former, délibérer et décider au sujet des procédures de travail (en terme de sécurité et de santé pour éviter les accidents), des conditions de travail et de l’organisation du travail (pour mettre en place des procédures sécurisées face aux déchets et pour dépolluer les sols), ainsi que des formations nécessaires pour améliorer la qualité écologique des bâtiments et espaces verts et publics.

Il s’agit là de propositions d’ordre général, qui visent principalement à susciter le débat et l’enquête au sujet de notre argument principal : aucune planification écologique ne sera jamais réalisée si l’on s’appuie principalement sur l’expertise de bureaucrates, élus ou fonctionnaires supposés « experts » dans la révolution écologique et sociale, mais elle ne pourra être décidée et mise en œuvre qu’en partant des connaissances des habitantes et des travailleurs et travailleuses. Or pour que ceci soit possible, il est nécessaire que les habitants soient, dans l’exercice de leur pouvoir démocratique, reconnus comme des travailleurs.ses, et non seulement comme des militant.e.s bénévoles. Si à droite du Green New Deal le problème principal est celui de la légitimité démocratique de l’expert, il y a un problème aussi à gauche avec la surestimation des pouvoirs du militantisme. C’est pourquoi il me semble qu’il faut décentrer cette proposition, en remettant le travail concret et sa démocratisation au centre du débat stratégique visant une révolution écologique et sociale.

Alexis Cukier est philosophe, auteur notamment de Le travail démocratique (Puf, 2018), militant à Attac et à la CGT Ferc Sup, et co-animateur des Ateliers Travail et Démocratie.

Notes

[1Voir Thomas Coutrot, « Mon activité est-elle essentielle ? », La Vie des Idées, 15 mai 2020.

[2Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Paris, Le Bord de l’eau, 2020, p. 223-224.

[3En France, voir par exemple Aurore Lalucq, Lettre aux gilets jaunes. Pour un New Deal Vert, Paris, Les Petits Matins, 2019.

[4Au sujet du militarisme environnemental, voir notamment Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, La Découverte, 2014.

[5Voir Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010.

[6Pour une défense des fondements philosophiques d’une telle option, voir Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.

[7Vincent Gay, « Green New Deal : un nouveau pacte pour le capitalisme ou pour le peuple et le climat ? », Lignes d’Attac, 20 janvier 2020.

[8Voir les travaux importants des marxistes écologiques (Ian Angus, John Bellamy Foster, Paul Burkett, Andreas Malm, Jason Moore) et outre son ouvrage déjà cité, le dernier essai éco-marxiste de Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020.

[9Voir Alexis Cukier, Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018, et infra 3C.

[10Voir par exemple la troisième partie, « Travail, expérimences démocratiques », dans ibid.

[11Voir par exemple Christophe Dejours, Le travail vivant, tomes I et II, Paris, Payot, 2009.

[12Voir notamment Alain Wisner, Réflexions sur l’ergonomie, Toulouse, Octarès, 1995.

[13Voir Alexis Cukier (sous la direction de), Travail vivant et théorie critique. Affects, pouvoir et critique du travail, Paris, Puf, 2017.

[14Voir Slimi Celina, Marianne Cerf, Lorène Prost, Magali Prost, « Le partage d’expériences , une ressource clé pour accompagner les transitions agro-écologiques des agriculteur.rices ? », Actes du 54e Congrès International de la Société Ergonomique de Langue Française, 2019.

[15Pour une synthèse des critiques du Green New Deal du point de vue anticapitaliste, voir Jasper Bernes, « Between the Devil and the Green New Deal », Commune magazine, 25 avril 2019. Je suis d’accord avec ses arguments, mais j’ai dans cet article privilégié une autre approche, susceptible peut-être d’entrer en discussion avec un public élargi : une critique « interne » montrant que ses objectifs ne peuvent être remplis qu’à condition de mettre en œuvre une démocratie économique – c’est-à-dire un système alternatif au capitalisme.

[16Alexandra Ocasio-Cortez et Ed Markey, « Resolution recognizing the duty of the Federal Government to create a Green New Deal », 7 février 2019.

[17Voir Alexis Cukier, Le travail démocratique, op. cit., p. 173-232.

[18Ann Pettifor, The Case for the Green New Deal, Londres, Verso, 2019 ; Naomi Klein, On Fire : the (Burning) Case for the Green New Deal, New York, Simon and Schuster, 2019. Traduction française : Naomi Klein, Plan B pour la planète : le new deal vert, Paris, Actes Sud, 2019.

[19On se réfèrera ici à l’extrait du livre disponible sur le site de l’éditeur Verso : Ann Pettifor, « Principles of a Green New Deal Economy ».

[20Pavlina Tcherneva, « The Job Guarantee : Design, Jobs, and Implementation », Levy Economics Institute, Working Papers Series, n° 902, 2018. Voir aussi l’ouvrage à paraître : Pavlina Tcherneva, The Case for a job guarantee, Cambridge, Polity Books, 2020.

[21V
oir les travaux d’Yves Clot, Christophe Dejours, Danièle Linhart, pour ne citer que quelques-uns des plus connus, et pour une enquête empirique sur le sens du travail, par exemple Fabienne Hanique, Le sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, Toulouse, Erès, 2004.

[22Voir par exemple Mathieu Hély et Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire, de l’utopie aux pratiques, Paris, La Dispute, 2013 et plus généralement Maud Simonet, Travail gratuit, : la nouvelle exploitation ?, Paris, Textuel, 2018.

[23Les propositions de l’auteure s’appuient d’ailleurs sur celles de la Climate Justice Alliance. Voir notamment en ligne sur leur site les arguments du « soutien critique  » de cette coordination de mouvements sociaux au Green New Deal de la gauche du partie démocrate.

[24Voir Pascale Molinier, Le travail du care. Nouvelle édition, Paris, La Dispute, 2020

[25Voir Ted Benton, « Marxisme et limites naturelles : critique et reconstruction écologiques », in Jean-Marie Harribey et Michael Löwy (sous la direction de), Capital contre nature, Paris, Puf, 2003.

[26Voir par exemple dans la conclusion : « Contrairement aux approches qui font l’impasse sur les coûts engendrés par cette transition sur les travailleurs, le New Deal Vert s’attache entièrement à articuler la réduction de la pollution aux priorités absolues des travailleurs les plus vulnérables et des communautés les plus exclues. Cela change tout d’avoir des représentants au Congrès qui disposent d’une connaissance de première main des luttes de la classe ouvrière pour des emplois décemment payés et pour l’accès à un air et à une eau non toxiques – des femmes comme Rashida Tlaib, qui a contribué au combat (couronné de succès) contre les très nocives montagnes de coke de pétrole que Koch Industries stocke à Detroit » (p. 396).

[27Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, Mai 2020.

[28Cette question renvoie in fine à l’interprétation du concept marxiste de lutte des classes et de son rapport à la question de la démocratie industrielle, voir chapitre 7 de Le travail démocratique.

[29Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, La Découverte, 2019.

[30C’est ce dont parle Razmig Keucheyan à la fin de son livre, de manière claire et efficace : « Des organisations où sont discutés ensemble les intérêts des travailleurs et des consommateurs, des associations de producteurs-consommateurs, placeraient au cœur de leur activité la question des besoins, qui fait le lien entre production et consommation : que produire pour satisfaire quels besoins ? Autrement dit : qu’est-ce qu’un besoin légitime, par opposition à un besoin qui ne l’est pas ? » (p. 168).

[31L’un des nombreux mérites du livre de Razmig Keucheyan est d’envisager, notamment à la fin de son livre, des expérimentations concrètes à l’appui de ses propositions. Il y est question, notamment, du « pouvoir des conseils ouvriers (qui) résulte donc de leur ancrage dans la sphère productive (conseils d’usine) et la vie quotidienne (conseils de quartier) » (p. 192). Dans Le travail démocratique (op. cit.), j’ai également essayé de partir de ce type d’exemples, et d’autres expérimentations conseillistes ou communalistes, pour parvenir à des propositions politiques, qui sont différentes. Il faudrait donc aussi poursuivre la discussion au sujet de l’interprétation historico-politiques de ces expérimentations concrètement révolutionnaires, et de leurs leçons pour une perspective de révolution écologique et sociale aujourd’hui.

[32Michael Löwy, « Planification et transition écologique et sociale  », Les Possibles, n° 23, 2020. Cet article s’inscrit dans un dossier sur la « Planification pour la transition écologique et sociale » dans lequel se trouvent nombre d’autres articles et arguments intéressants et concernant notre propos, et qu’on ne pourra discuter ici faute de place.

[33Pour une discussion plus approfondie, voir Alexis Cukier, Le travail démocratique, op. cit., p. 143-148

[34Voir par exemple : « De même, il est important de souligner que la planification n’est pas en contradiction avec l’autogestion des travailleurs dans leurs unités de production. Alors que la décision de transformer, par exemple, une usine de voitures en unité de production de bus ou de tramways reviendrait à l’ensemble de la société ; l’organisation et le fonctionnement internes de l’usine seraient gérés démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes. » 

[35« Le travail est donc « vivant » parce qu’il est vital dans un double sens : vital pour produire les conditions concrètes d’existence de l’être humain, vital pour se produire soi-même au sein d’un collectif social et culturel. » (Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme, op. cit., p. 168)

[36Voir par exemple Christophe Dejours, Le travail vivant, op. cit. et Alexis Cukier (sous la direction de), Travail vivant et théorie critique, op. cit.

[37« Ainsi se dessine un autre pan de la réhabilitation du travail : c’est celui de son sens, de ses finalités. Le changement de mode de production suppose que la priorité soit donnée à la qualité de la valeur d’usage des produits, qu’on ne peut séparer de la qualité du travail qui est demandée pour les producteurs. C’est une double qualité dont on ne peut laisser le soin de la détermination à ceux qui possèdent le capital. Dès lors, la réhabilitation du travail pose la question de la propriété. Sous le régime de la propriété privée, elle est impossible ; sous celui de la propriété publique sans contrôle social, elle également inaccessible. La véritable propriété sociale reste donc à inventer pour tout ce qui relève de ce que les humains décident de mettre en commun » (p. 190).

[38Thomas Coutrot, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi cela devrait changer, Paris, Seuil, 2018.

[39Le travail démocratique, p. 232 sq.

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