Apprendre à vivre avec les pandémies et le climat
Ce que nous vivons n’est pas une parenthèse, c’est une rupture. D’abord par l’ampleur du phénomène. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que plusieurs milliards de personnes sont enfermées chez elles, en même temps, sur instruction des autorités et sans protester. Ensuite par la prise de conscience collective que quelque chose de fondamental est advenu et qui ne nous fera pas retrouver le monde d’avant. Il est clair que nous allons vivre avec des pandémies. Celle que nous avons vécue n’est pas un accident. Au cours des dix ou quinze dernières années, nous avons eu plusieurs avertissements, le VIH, Ébola, le Sras... D’une manière ou d’une autre, l’épisode actuel de cette crise va passer. La crise sanitaire ne disparaîtra pas, tant qu’on n’aura pas trouvé un médicament ou un vaccin, avec des confinements partiels et des déconfinements. Mais les pandémies modifient l’horizon sanitaire et la manière dont fonctionne le monde. On s’habitue à vivre avec elles, comme on s’est habitué à vivre, par exemple, avec le Sida. Mais, on ne reprendra pas comme avant. Qu’est-ce que cela implique ? Qu’est-ce qui risque de changer ? Quelles sont les bifurcations possibles ?
La pandémie n’est qu’une facette de la rupture. Le covid-19 n’est pas la cause de la rupture et des grandes discontinuités. C’est un révélateur. Il a accentué la prise de conscience de la rupture écologique. L’écologie s’impose comme incontournable dans la compréhension de l’évolution. Le climat, la biodiversité, la cohabitation des espèces, interrogent le rapport entre l’espèce humaine et la Nature. Il s’agit d’une remise en cause philosophique, la fin du temps infini, le temps
du monde fini [2] et l’irruption de l’urgence par rapport à l’avenir de la planète.
Le climat et la pandémie impriment de manière indélébile plusieurs grandes contradictions. Ils remettent en cause la manière de penser toutes les dimensions de la transformation des sociétés, et notamment le développement, la mondialisation, le système international et géopolitique, le rapport entre l’individuel et le collectif, la défense des libertés et la démocratie, les inégalités et les discriminations, le rapport entre les espèces, les manières dont les société traitent de la mort, la place du travail et des revenus, la place de l’action publique, des États, des nations et des peuples, …
La pandémie et le climat dans l’Histoire, retour sur la chute de l’empire romain
Ce n’est pas la première fois que la pandémie et le climat s’invitent dans l’Histoire. L’excellent livre de Kyle Harper raconte l’histoire passionnante du rôle de la pandémie et du climat dans la chute de l’empire romain. Kyle Harper met en lumière les conséquences du climat et des maladies sur les sociétés. Il nous offre une histoire renouvelée et passionnante de l’empire romain. Il mobilise les apports des recherches archéologiques et climatiques qui ouvrent de nouvelles pistes et qui sont en pleine expansion. Il convoque les archives naturelles comme les avancées des glaciers, les cernes des arbres, les dépôts de sédiments, les isotopes dans les glaces…
Cette histoire nous concerne et nous interpelle ; elle est d’actualité. Elle éclaire les rapports des sociétés avec leur environnement. Kyle Harper montre que l’histoire des civilisations est aussi un drame environnemental. Humanité et environnement suivent des voies parfois parallèles et parfois opposés. La dimension écologique s’élargit. L’histoire échappe au monopole humain. L’évolution d’une société dépend de son milieu, de la nature et des autres espèces. Les espèces interagissent entre elles, y compris avec les humains de multiples manières.
On ne peut donc analyser et comprendre une société, une civilisation en dehors de son environnement naturel et vivant. Kyle Harper insiste en ce qu’il ne s’agit pas de déterminisme de l’environnement sur l’évolution des sociétés. Mais il ne faut pas en déduire le déni de cette relation. Il nous livre une approche des contradictions et de la dialectique qui laisse des libertés aux humains dans la conduite de leur histoire. Il montre que si les catastrophes extérieures peuvent jouer un rôle majeur, elles ne déterminent pas tout et que des résiliences et des rebonds sont possibles.
Edward Gibbon, dans son livre encyclopédique [3] Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, s’émerveille surtout de la longévité de l’empire romain qu’il étudie entre 180 ap. J.-C. et 1453. Kyle Harper met en parallèle l’histoire impériale romaine avec l’histoire du climat et l’histoire des maladies. L’empire romain s’étend sur trois continents ; il engage un fort niveau d’intégration pour les populations de l’empire, en dehors des barbares et des esclaves. Il peut être considéré comme un exemple de mondialisation. C’est un empire agraire qui a développé le commerce, la technologie et les communications. Deux questions restent posées : comment a-t-il pu durer si longtemps ? Pourquoi est-il le seul à avoir pu unifier la Méditerranée ?
L’empire romain face aux changements climatiques
L’empire romain, par sa durée et son étendue, permet d’illustrer et de comprendre le rapport entre les changements climatiques et l’évolution des sociétés. C’est une question d’une grande actualité aujourd’hui. Les changements climatiques et l’évolution des sociétés ne marchent pas du même pas et ne suivent pas une évolution linéaire ; ils peuvent être contradictoires.
Kyle Harper propose de distinguer dans l’histoire du climat par rapport à l’empire romain, trois périodes de l’Holocène [4].
l’optimum climatique romain (de 200 av. J.-C. à 150 ans ap. J.-C.)
la période romaine de transition, (de 150 à 450)
le petit âge glaciaire de l’antiquité tardive (de 450 à 700) ; bouffée volcanique de 530 à 540.
Une conjonction favorable de causes et les variations de l’activité solaire ont provoqué un réchauffement brutal, avec des variations climatiques. La Méditerranée était exceptionnellement fertile et le changement climatique a rendu cultivables d’énormes zones. Pour Kyle Harper, l’empire romain a bénéficié du bel été de l’Holocène, ce qui contribue à son succès et sa longévité. Il souligne l’efflorescence simultanée de l’empire Romain et de la Chine sous la dynastie Han, un étrange parallèle dans lequel le climat joue un rôle.
Le changement climatique du IIIe siècle va être rude. Pour les chroniqueurs, le monde a soudain vieilli, il est devenu sec et froid. Les pluies ne sont plus assez abondantes pour nourrir les semences, les chaleurs de l’été ne sont pas suffisantes pour faire murir les moissons. La terre devient dure. Le Nil, dont la Vallée est le grenier de l’empire, baisse. La sécheresse frappe la Palestine. Les chrétiens sont tenus pour responsables de la période d’aridité. Les chocs géopolitiques se combinent avec les chocs environnementaux. Les frontières ont cédé ; côté danubien, les Carpes et les Goths attaquent en 251, sur l’Euphrate, le roi perse Shapur 1er ; les Francs et les Alamans dans la Gaule. La crise de la monnaie et les mouvements incontrôlés des prix entraînent une inflation galopante. En 280, l’empire éclate en trois morceaux. L’empire est atteint, mais il va tenir et changer très fortement.
La fin de l’Holocène connaît une période de refroidissement. Le climat s’était stabilisé après 266 et il n’y avait pas eu d’éruption volcanique majeure. Le prélude au petit âge glaciaire interviendra de 450 à 530. Les décennies les plus froides de l’Holocène sont 530 et 540. La période froide dure un siècle et demi de 530 à 680. C’est un moment exceptionnel d’activité volcanique ; en 536 la première d’une série d’explosions volcaniques et en 540 un hiver volcanique.
Le changement climatique ne se résume pas au refroidissement, il a été une cause brutale d’aridité dans les steppes eurasiennes, avec des migrations depuis le cœur de l’Asie. La grande sécheresse frappe l’Asie centrale de 350 à 370. C’est l’intrusion des peuples des steppes dans les affaires de l’empire. L’arrivée des Huns sur les bordures occidentales des steppes a bouleversé le monde des Goths qui ont franchi les frontières romaines. Les formations étatiques des Huns se sont lancées à l’assaut de l’empire. La chute militaire de l’empire d’Occident s’accentue à partir de 405 avec la prise de Rome par les Goths d’Alaric en 408. Attila franchit le Rhin en 451. En 476, il n’y a plus d’empereur dans l’empire romain occidental. La dégradation de l’environnement a sapé la vitalité de l’empire. La détérioration du climat a coïncidé avec une catastrophe biologique sans précédent. Les forces de dissolution l’ont emporté.
Les pandémies à l’assaut de l’empire romain
On pourrait penser que, de nos jours, les progrès de la science et de la médecine, la santé publique, les antibiotiques et les vaccins ont éloigné les catastrophes sanitaires. L’actualité montre que la question des pandémies s’est réinvitée et que nous devrons apprendre à la prendre au sérieux. L’histoire de l’évolution des germes et de l’évolution des agents pathogènes fait partie de l’histoire des sociétés. L’âge des pandémies a commencé avec l’empire romain. La principale différence entre pandémie et épidémie réside dans l’ampleur géographique d’une maladie infectieuse. La pandémie s’étend à toute la population d’un continent, voire au monde entier. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), on parle de pandémie en cas de propagation mondiale d’une nouvelle maladie. La pandémie présuppose une forme de mondialisation.
L’empire romain, précocement urbanisé, était un espace mondialisé, une zone active de commerce et de migrations. Il a réorganisé les territoires et les paysages, organisé des déforestations massives, déplacé des fleuves et des rivières. Les maladies se répandent par contamination féco-orales dans les villes. Les maladies lentes, lèpre et tuberculose ont précédé les maladies rapides. Les épidémies de paludisme se succédaient tous les cinq à huit ans. Les germes ont pris les routes terrestres et maritimes comme les gens et les marchandises. L’Empire, ses connexions globales et ses réseaux de communication rapides, ont créé les conditions écologiques pour qu’éclate la première pandémie de l’histoire.
À partir du deuxième siècle après J.-C., ce nouveau type de tempête, les pandémies vont rythmer l’histoire de l’empire. La peste antonine, probablement la variole, est la conséquence imprévisible d’une très longue évolution des agents pathogènes. Un agent pathogène inconnu fera son apparition en 249 ap J.-C. En 541 ap J.-C., la peste bubonique, Yersina Pestis, va occuper le devant de la scène pendant deux siècles.
La peste antonine arrive à Rome en 166 et s’étend à toute la Méditerranée occidentale, avec une seconde vague en 191. Elle aurait fait 7 millions de morts ; le taux de mortalité serait entre 2 % et 25 %, il aurait été de 15 à 25 % dans l’armée. Elle va entraîner une crise systémique, démographique, économique et religieuse. Elle met sous tension les capacités du système impérial avec une forte crise fiscale, une désorganisation agraire, des famines permanentes ; mais l’avenir de l’empire n’est pas menacé. Le recrutement militaire est plus difficile et les ennemis se renforcent à la limite du Danube. La formation d’états secondaires dans les zones « barbares » entraînent un changement géopolitique.
La première pandémie a interrompu l’expansion économique et démographique et l’évolution d’un empire intégré impulsé par Marc Aurèle (161 à 180 ap J.-C.). Il y a eu un rebond, mais au milieu du IIIe siècle, la pandémie de 249 et la sécheresse accroissent les difficultés politiques et accompagnent la désintégration soudaine de l’empire, la première chute de l’empire romain. La peste de Cyprien arrive à Rome en 251 ; elle dure 15 ans et « vide l’empire ». Ce serait une grippe de nature pandémique ou une fièvre hémorragique virale, des filovirus. L’empire s’était affaibli, après la peste de Cyprien il se désagrège. En 260, la démographie est au plus bas. La forte mortalité s’accompagne d’imprévisibles réponses religieuses. Il y a aussi un rebond et la reconstruction avec de nouvelles formes. La restauration accompagne l’arrivée des empereurs militaires danubiens. L’alliance entre Rome et l’Église est amorcée. Le long IVe siècle verra la création de Constantinople.
La première peste noire de 541 va durer deux siècles et marque le passage de l’Antiquité au Moyen Âge. Le vecteur de la pandémie est le commerce global et l’infestation par les rats. Les rats ne sont pas le seul porteur, la chaîne de transmission s’appuie sur cinq espèces différentes, dont les puces. Pendant deux siècles, la peste sera là avec des résurgences périodiques. L’avoir contractée ne confère pas une forte immunité et elle peut pendant de longues périodes se réfugier chez les rongeurs. La peste noire a tué entre 40 et 60 % de la population. L’ordre social a chancelé puis s’est effondré.
Yersinia Pestis, a porté trois pandémies historiques : en 541, sous le règne de Justinien, puis pendant deux siècles ; la peste noire 1346-1353 n’a pas disparu pendant 500 ans ; en 1894 dans le Yunnan chinois, puis dans le monde à travers le commerce de la soie qui en a facilité le passage. Il s’agit des catastrophes biologiques les plus graves de l’histoire. La pandémie du XIVe siècle marque la limite entre le monde médiéval et le monde moderne. Les deux grandes pandémies de peste qui ont ouvert le Moyen Âge et marqué sa fin ont été un tournant dans l’histoire humaine.
Le rôle de la conjonction de la pandémie et du climat
L’empire romain a été confronté à la bactérie de la peste sur les rives romaines et à la détérioration du climat avec le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive. Les réseaux humains ont été confrontés au changement climatique et à des agents pathogènes portés par des rongeurs. Ce monde précocement global avec l’illusion permanente de maîtriser la nature a été affaibli par la dégradation de son environnement, par les changements climatiques et l’assaut des pandémies.
L’histoire de l’empire romain n’est pas terminée pour autant. Justinien a pensé possible d’utiliser la puissance de l’État pour contrôler les flux de la nature et a multiplié les grands travaux pour répondre à la dégradation des réseaux hydrauliques agricoles et urbains. Mais chaque nouvel épisode de peste étranglait l’État. Et la dégradation économique et fiscale affaiblissait les capacités militaires. L’empire romain occidental n’existe plus à partir de 476 et il n’y a plus de liens entre les provinces. L’empire d’Orient est toujours administré par une administration impériale. Il est confronté aux invasions perses dès 602 et connaît la défaite devant les armées arabes en 636 qui prennent Jérusalem en 638. L’empire byzantin qui succède à l’empire romain d’Orient continue à s’étendre jusqu’en 1025 et existera jusqu’en 1453, date de la prise de Constantinople par les armées ottomanes.
La résilience d’une société, c’est sa capacité à absorber le choc et à se remettre des traumatismes. La réaction du système à une cause extérieure n’est pas linéaire ou immédiate. La réponse au choc climatique et pandémique suit les lignes de fracture d’une société à une certaine période. Ce qui a été révélé, c’est la faiblesse des systèmes de résilience de l’empire romain ; elles ont pu faire face et trouver des rebonds par rapport aux chocs de 166 et 249, par contre elles n’ont pas pu résister au choc de 450. Les contradictions internes de l’empire étaient trop fortes. Ce que les pandémies et le climat ont montré, c’est la faible résilience de la société et de l’État.
La rencontre romaine avec la nature correspond à une situation particulière. Elle permet toutefois de réfléchir aux rapports entre les sociétés humaines et leur environnement, leurs fondements écologiques. Les changements climatiques et les maladies infectieuses ne sont pas sans connexions. Tout changement climatique global entraîne des mouvements de population et des afflux de réfugiés qui facilitent les pandémies. L’impact des nouvelles maladies est ravageur à long terme sur un système social et politique ; il affaiblit les capacités de rebonds après un choc. Un bond en avant précoce dans le développement social peut aussi entraîner des chocs en retour biologiques et rendre difficile la réponse aux pandémies.
La dégradation de l’environnement a sapé la vitalité de l’empire, mais elle n’est pas la seule responsable de sa chute. C’est la conjonction de la pression environnementale et de la paralysie sociale et politique qui a eu raison de l’empire romain d’occident. La dégradation de son environnement, a révélé les faiblesses et les contradictions de l’empire. Elle a pu rendre difficile, voire impossible, la mise en œuvre de réponses adaptées, mais elle n’a pas à elle seule pu expliquer son évolution. Ce sont les contradictions sociales, politiques, culturelles et religieuses qui ont été déterminantes. Mais les réponses ne pouvaient faire abstraction des facteurs externes, des pandémies et des changements climatiques.
Kyle Harper indique que ce ne sont pas les événements climatiques et pandémiques qui sont la cause de cette crise, même s’ils ont contribué à la précipiter. La crise des structures politiques repose sur des fondements économiques qui se développent ou se rétractent sous l’influence des changements imprévisibles de la nature. Ils ont surtout révélé les causes structurelles, économiques et géopolitiques qui minaient l’empire romain et ont démontré sa perte de résilience.
La chute de l’empire américain et le déplacement du centre du monde
L’analyse de Kyle Harper sur la chute de Rome nous amène à réfléchir sur la situation actuelle. Ce n’est pas parce qu’il y aurait une continuité ou une analogie des situations, c’est parce que le rôle de la pandémie et du climat dans l’évolution d’un système global nous interpelle. Pandémies et changements climatiques se combinent. Les dérèglements climatiques facilitent de multiples façons le développement des maladies infectieuses et l’apparition de nouvelles maladies.
Le dérèglement climatique n’est pas de même nature que celui qui a caractérisé le temps de la chute de Rome. Kyle Harper insiste sur la crise environnementale qui accompagnerait l’Anthropocène, le nom d’une nouvelle ère de l’histoire de la terre avec les effets de la civilisation humaine sur les systèmes physiques et biologiques de la planète et qui serait responsable de l’accélération du réchauffement climatique, des traces radioactives des technologies nucléaires et de la dégradation des rapports entre les espèces et de la mise en danger de la biodiversité. De même, la pandémie du Covid-19 n’est pas comparable aux pandémies de la peste et les progrès de la médecine et de la santé publique modifient les conséquences des crises sanitaires.
Nous sommes toutefois confrontés à la conjonction d’une crise climatique majeure et d’un retour d’un épisode pandémique. La manière dont le monde a réagi au Covid-19 a démontré l’importance des bouleversements en cours. La conjonction de la crise sanitaire du Covid-19 et de l’urgence climatique est un révélateur de la perte de résilience du système international.
Les contradictions écologiques mettent en cause les rapports de l’espèce humaine et de la Nature. Les contradictions économiques et sociales mettent en cause le système dominant, celui du capitalisme néolibéral. Les contradictions politiques mettent en cause les institutions, les États et la démocratie. Les contradictions idéologiques et culturelles mettent en cause la compréhension du monde. Les contradictions géopolitiques mettent en cause le système international. Les débats sont ouverts sur tous ces aspects, l’ensemble correspond à une crise de civilisation. Avant de proposer quelques réflexions sur la crise de civilisation, nous mettrons l’accent sur le système international et le changement du centre du monde.
La crise sanitaire du Covid-19 a démontré l’affaiblissement des États-Unis en tant que pôle dominant et la faiblesse de l’organisation du système international dans son incapacité à répondre à une crise globale.
Depuis 1989, les États-Unis occupent une place de pôle dominant dans le système international. Ils l’ont fait à travers l’OTAN sur le plan militaire. Sur le plan économique, ils ont joué le rôle de l’acteur politique principal avec les grandes entreprises multinationales et le capital bancaire et financier. Ils ont maintenu une alliance avec l’Europe et le Japon jusqu’en 1989, et, depuis quelques années, ont pris leurs distances avec cette alliance. La crise du Covid-19 a montré la perte de résilience de l’empire américain. En quelques mois, il y a eu plus de 100 000 morts aux États-Unis, autant qu’il y en a eu au Vietnam et en Corée. La concurrence économique avec la Chine est de plus en plus crispée. Les États-Unis n’ont plus de projet pour eux et pour leur place dans le monde. La chute de l’empire américain est une hypothèse ouverte. L’exemple de l’effondrement de l’empire soviétique a démontré que cette évolution est possible et peut s’accélérer. La forme et la durée de cette chute ne sont pas prévisibles, mais la dynamique semble enclenchée.
Si l’on suit les propositions de Fernand Braudel [5] et d’Immanuel Wallerstein [6], le passage d’une période à une autre s’accompagne d’un déplacement du centre du monde. Il s’agit d’un centre du monde économique qui n’exclut pas l’existence de centres du monde politiques ou culturels. Se sont succédé Rome au IIe siècle, Venise vers 1380, en compétition avec Gènes, Amsterdam vers 1620, en compétition avec Anvers, Londres vers 1780, New York après 1945. L’hypothèse émise par de nombreux analystes était celui d’un déplacement vers le Pacifique et notamment Shanghai en compétition avec Los Angeles.
La montée de l’Asie [7] dans l’ordre mondial est envisagée depuis 1960 et généralement admise depuis 2000. Les prévisions pour les dix plus grandes puissances mondiales font la part belle à l’Asie. The Economist propose pour 2050 : Chine, USA, Inde, Indonésie, Japon, Allemagne, Brésil, Mexique, Royaume-Uni, France. Et l’OCDE propose pour 2060 : Chine, Inde, USA, Indonésie, Japon, Turquie, Allemagne, Brésil, Royaume-Uni, Mexique. À partir du Covid-19, la pandémie semble renforcer l’économie asiatique vis-à-vis de l’Occident. « La réponse incompétente de l’Occident à la pandémie accélérera le transfert de pouvoir vers l’Est … La pandémie pourrait ainsi marquer le début du siècle asiatique … La crise met en évidence le contraste entre les réponses compétentes des gouvernements d’Asie de l’Est (notamment la Chine, la Corée du Sud et Singapour) et les réponses incompétentes des gouvernements occidentaux (comme l’Italie, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis). Les taux de mortalité beaucoup plus bas subis par les pays d’Asie de l’Est sont une leçon pour tous. Ils reflètent non seulement les capacités médicales, mais aussi la qualité de la gouvernance et la confiance culturelle de leurs sociétés » [8]. La nature de la gouvernance et la confiance culturelle restent à discuter. Du point de vue géopolitique, la nature de la transition avec la montée de l’Asie dépend des réponses de l’Occident à la remise en cause de son hégémonie, alors que les États-Unis conservent leur domination militaire.
La crise sanitaire a aussi démontré l’inadéquation du système international. Les réponses à une crise globale ont été nationales, sans grande concertation. Les Nations unies ont démontré leur paralysie et leur inadéquation. Après l’équilibre bipolaire jusqu’en 1989 et un épisode unipolaire de plus en plus instable, la possibilité d’une multipolarité est ouverte. Le mouvement altermondialiste devrait prendre l’initiative d’ouvrir le chantier des avancées possibles du droit international et des institutions internationales pour un système international respectueux des droits humains et des droits des peuples. Monique Chemillier-Gendreau avance de ce point de vue des propositions qui peuvent amorcer cette démarche [9].
Une crise de civilisation
Les contradictions écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques renforcent l’hypothèse d’une crise de civilisation. Cette crise de civilisation ne se limite pas au système géopolitique international. Elle concerne la civilisation portée par le capitalisme et la mondialisation capitaliste, au moins dans sa phase néolibérale et probablement dans les fondements mêmes du capitalisme. La pandémie du coronavirus Covid-19 a révélé la faible résilience du système international, particulièrement occidental, à un événement imprévu de grande ampleur. Le système occidental (États-Unis et Europe) est toujours dominant du point de vue militaire, mais il a perdu une capacité à penser le monde. Cette capacité semble s’être déplacée vers l’Asie. Il faut préciser que ce déplacement vers le Pacifique n’est pas, en soi, une avancée civilisationnelle, un nouveau modèle, mais un nouvel équilibre géopolitique laissant plus de place à une multipolarité. Ce déplacement vers l’Asie, s’il peut ouvrir de nouvelles contradictions et possibilités, ne remet pas en cause les fondements du capitalisme qui ont été repris et acceptés par tous les pays asiatiques émergents, à commencer par la Chine.
La situation actuelle nous renvoie à la belle phrase de Paul Valéry, en 1918 après la première guerre mondiale en 1918, « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Il faut revenir sur la définition des civilisations. Fernand Braudel [10] les définit comme des espaces, des aires culturelles ; ce sont des sociétés, des économies et des mentalités collectives. Braudel les définit comme des continuités et écrit : « c’est ce qui à travers des séries de sociétés, des séries d’économies, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir. » La civilisation de la mondialisation capitaliste est mondiale, le capitalisme est mondial dès le début. L’hypothèse de l’épuisement du capitalisme est partagée par beaucoup. Elle ne définit pas le mode de production qui lui succéderait et qui pourrait être un autre mode inégalitaire. Elle ne donne pas d’indication sur la durée de la transition ; cette durée et la nature de la transformation dépendent des contradictions et des luttes sociales et idéologiques pendant la période de transition.
La réflexion sur la transition est d’une grande importance car l’Histoire n’est pas écrite et n’est pas linéaire. Les transitions sont des périodes longues et incertaines. Une transition ne se résume pas à une révolution, et surtout pas à l’imaginaire du Grand Soir qui verrait une civilisation succéder à une autre. Samir Amin [11] avait mis l’accent sur l’importance des transitions entre les modes de production. Il avait aussi remis en cause la linéarité de l’Histoire qui aurait vu se succéder les modes de production du communisme primitif, de l’esclavage, du féodalisme, du capitalisme, pour arriver à la fin attendue, celle du socialisme et du communisme. Il avait montré le biais de cette méthode occidentalo-centrée et insisté sur les modes de productions lignagers, importants en Afrique et en Asie, et sur les modes de productions tributaires centraux ou asiatique, celui des grands empires qui ont joué un rôle majeur dans l’Histoire, parmi d’autres les empires assyrien, égyptien, perse, chinois, inca, ottoman, … pour arriver à l’empire romain prolongé dans les empires coloniaux du capitalisme.
Dans la discussion sur la transition, Fernand Braudel notait qu’il avait particulièrement apprécié, chez Samir Amin, la différenciation introduite entre les transitions par la décadence, comme dans le cas de l’empire romain, et la transition maîtrisée par la bourgeoisie dans la transition au capitalisme. Je voudrais aussi souligner l’idée, développée par Samir Amin, que la transition se prépare dans les périphéries, là où les rapports de forces sont moins figés, où le neuf peut faire son chemin, où l’imagination des dominés et des oubliés peut découvrir les vulnérabilités des dominants.
La discussion sur la transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique n’est pas un simple mot d’ordre. Elle a l’intérêt de nommer les grandes contradictions à l’œuvre, en y rajoutant la transition idéologique et culturelle. Il reste maintenant à nourrir chacune de ces dimensions à partir des nouvelles propositions de construction d’un autre monde possible et nécessaire. Il faut aussi développer les alternatives, les nouveaux rapports sociaux de dépassement du capitalisme dans les sociétés actuelles, comme les rapports sociaux capitalistes marchands se sont développés dans les sociétés féodales avant que le mode de production capitaliste ne devienne dominant et que les superstructures politiques bourgeoises ne s’imposent. La question de la démocratie ouvre les chemins de la transition ; démocratie dans les entreprises, démocratie locale ; démocratie dans l’action publique et dans les États, démocratie internationale. Les libertés, qui peuvent être réelles, ne sont pas vraiment partagées et beaucoup en sont exclus. De même, cette situation repose sur des inégalités entre les pays et les peuples, qui ne sont pas supportables et qui sont de moins en moins supportées. En faisant des démocraties occidentales un modèle, on risque de mettre en danger l’idée même de démocratie.
La situation révélée par la pandémie nous conduit aussi à réfléchir sur les ruptures et les continuités historiques. L’hypothèse des discontinuités ne peut pas être écartée. La rupture écologique conduit à réfléchir à ce qu’implique une crise de civilisation, en prenant la mesure des bouleversements qui en résultent. Une crise de civilisation conduit à des bouleversements que certains peuvent qualifier d’effondrement, qui caractérise des processus et n’implique pas de tomber dans les peurs millénaristes. La chute de l’empire romain n’a pas été la fin du monde. Elle a donné naissance à de nouvelles civilisations. Fernand Braudel disait dans une interview (je cite de mémoire) : « dans mon livre L’identité de la France, je suis en train de rédiger la partie sur Vercingétorix et je suis très triste de la défaite d’Alésia car elle a retardé la crise de l’empire romain et l’avancée de tous les barbares porteurs de nouvelles civilisations ». Rappelons que « barbares » désignait les étrangers qui ne parlent pas la même langue. Samir Amin rappelait que Edward Gibbon, qui a popularisé l’idée de la décadence de l’empire romain, avait sous-estimé les quelques siècles d’une brillante civilisation, celle de l’empire d’Orient.
Il s’agit de prendre conscience que nous sommes au tout début d’une longue transition, qui ne sera pas linéaire, vers une transformation écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Pandémie et climat : nous avons aujourd’hui une conjugaison des phénomènes qui affaiblissent le monde occidental, analogues à ceux qui affaiblirent l’Empire romain occidental. Qu’il se soit effondré ne veut pas dire que la civilisation s’est arrêtée. Le Moyen Âge n’a pas été une période obscure, il a été une période d’émergence d’une nouvelle civilisation. Ce que certains appellent aujourd’hui l’effondrement, c’est en fait la préparation d’une nouvelle civilisation. Ce n’est pas la fin du monde.
Retour sur le présent [12]
Prendre conscience du temps long n’enlève rien à la liberté d’écrire l’Histoire, d’inventer des nouveaux chemins par rapport aux incertitudes et aux contradictions. Qu’est-ce qui risque de se passer maintenant ? Deux grandes possibilités vont cohabiter, s’affronter.
La première, c’est une reprise en main. Ceux qui, à un moment donné, ont été obligés de lâcher du lest, vont essayer de reprendre les pouvoirs économiques, financiers, y compris militaires. Nous allons avoir ce que nous avons déjà, c’est-à-dire la montée de régimes qui s’appuient sur des idéologies racistes, xénophobes et sécuritaires soutenues par une partie des populations qui, face à la peur, acceptent les propositions conservatrices, réactionnaires. Les Trump, Orban, Modi, Bolsonaro vont continuer à prospérer. Nous allons probablement voir se multiplier des formes de ce capitalisme apparu après la crise de 2007, un néolibéralisme que nous appelons austéritaire, soit un mélange d’austérité et d’autoritaire et qui risque de devenir un néolibéralisme dictatorial. Les reprises de contrôle vont être très brutales, ce sera la stratégie du choc décrite par Naomi Klein. Elles ne se limiteront pas aux attaques contre les libertés et à l’augmentation des violences policières. Des conflits multiples vont se développer, des guerres aussi dont on sait qu’elles sont une manière de rétablir l’ordre.
En face, les résistances seront également puissantes. On va assister à une multiplication de protestations, de manifestations, de révoltes. En 2019, une étude a répertorié quarante-sept pays, soit un quart des pays du monde, qui ont connu des mouvements sociaux d’une grande ampleur et souvent insurrectionnels. L’Irak, l’Algérie, le Soudan, Hong-Kong… Ces mouvements s’appuient sur des changements qui étaient déjà en cours avant la pandémie.
On va également assister à l’émergence d’idées et de propositions nouvelles. On retrouve la phrase magnifique d’Antonio Gramsci. Dans ses Carnets de prison, il écrivait : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». On y est : les monstres sont là, le vieux monde se meurt, où est donc le nouveau monde ?
On peut distinguer au moins cinq changements majeurs qui préparent le nouveau monde. Le premier est la révolution des droits des femmes qui remet en cause de rapports sociaux millénaires. Comme toute révolution, celle-ci a produit des violences, notamment des violences contre les femmes. Le deuxième grand changement est la rupture écologique qui dépasse largement la seule question du climat, mais englobe la biodiversité, l’existence des espèces menacées, c’est une révolution philosophique. Le troisième grand bouleversement, c’est le numérique et les biotechnologies. Nous sommes en plein dedans. Avec le télé-monde, la question sanitaire, les biotechnologies, les nouvelles formes de domination et d’exploitation, comme on le voit avec les Gafam, les laboratoires pharmaceutiques ; c’est aussi une révolution du langage et de l’écriture. La quatrième grande révolution est celle de la deuxième phase de la décolonisation. Au moment de la décolonisation, on disait : « Les États veulent leur indépendance. Les nations veulent leur libération. Les peuples veulent la révolution. » La première étape a été réalisée, la deuxième phase est en cours. La carte du monde se recompose. Enfin, cinquième bouleversement : le changement démographique de la planète qui pose le problème de la cohabitation entre les jeunes et les vieux, d’ailleurs posée de façon très différente suivant les pays, les migrations, la scolarisation.
Voilà ce qui poussait vers le nouveau monde avant la pandémie et que la pandémie va vérifier et compléter. À cela viennent s’ajouter de nouvelles propositions pour l’obtention de droits : droit à la santé, droit à l’éducation, droit au revenu qui, il y a peu, apparaissait comme complètement utopique, droit au travail, droit aux services publics, droit à une action publique qui n’est pas uniquement la bureaucratie et l’État, droit des communs par rapport à la propriété. Nous avons brutalement une floraison extraordinaire d’idées nouvelles. Évidemment, elles ne vont pas s’imposer tout de suite. Elles sont le support de ce que peut être le nouveau monde.
La bataille contre l’hégémonie culturelle du néolibéralisme et du capitalisme financier est engagée, et avec elle la remise en cause de l’individualisme, des inégalités, des discriminations. Cette rupture ne sera pas facile. Les propositions vont prendre des formes différentes selon les régions. La situation n’est évidemment pas la même selon qu’on réside en Asie, en Chine, en Amazonie, en France, en Amérique du Nord ou en Afrique. Les mouvements sociaux et citoyens prendront des formes très différentes et s’inscriront à des niveaux également très différents : global, régional, national, local. Par exemple, une des propositions passionnantes qui émerge aux États-Unis est celle portée par Alexandria Ocasio-Cortez et les trois autres jeunes femmes parlementaires membre, du DSA (Democratic Socialists of America), proches de Bernie Sanders. Elle prône un vaste plan d’investissement pour stopper le réchauffement climatique, tout en promouvant la justice sociale et la santé publique. En Europe, on retrouvera une partie des propositions du Green New Deal, mais en y ajoutant des spécificités. Ce n’est pas le socialisme, mais c’est le rejet du néolibéralisme et l’ouverture de nouveaux possibles.
La conjonction de la pandémie et du climat confirme d’une certaine manière le mouvement altermondialiste ; elle l’oblige aussi à se réinventer pour tenir compte de l’évolution de la situation. Le mouvement altermondialiste affirme que la réponse à la mondialisation néolibérale doit se déployer à toutes les échelles : locales, nationales, par grandes régions géoculturelles, mondiale. Ce n’est pas le nationalisme. C’est l’internationalisme et l’altermondialisme. C’est la construction d’un autre monde possible et nécessaire, au sens propre du terme, qui doit faire l’objet d’une réflexion globale.
3 juin 2020