Karlsruhe et les rachats d’obligations de la BCE

vendredi 26 juin 2020, par Andreas Fisahn *

L’arrêt de Karlsruhe sur les rachats d’obligations par la Banque centrale européenne met en évidence le problème central de l’Union européenne : les traités ne sont plus adaptés à la situation actuelle en matière de politique économique.

Dans son verdict [1] du 5 mai 2020 sur les rachats d’obligations par la BCE, la Cour constitutionnelle fédérale (la Cour suprême allemande, ci-après dénommée Karlsruhe) a adopté une approche surprenante vis-à-vis de la Cour de justice européenne. Ce jugement est complexe ; juridiquement, il est convaincant, mais, à moyen terme, il peut aussi avoir des conséquences problématiques pour la politique monétaire de la BCE. Il revêt donc également – dans un contexte économique dramatique – une importance fondamentale pour l’avenir de l’UE.

Toutefois, Karlsruhe n’a pris aucune décision définitive relative à la légalité des rachats d’obligations d’État. La BCE (et la Cour de justice européenne) ont cependant été obligées de fournir des arguments supplémentaires. On peut se réjouir plus ou moins secrètement que Karlsruhe n’accepte pas l’autoritarisme de la Cour de justice européenne, qui ne fournit que peu de raisons et aime outrepasser ses compétences.

Faits antérieurs : le conflit au sujet du MES et du pacte budgétaire

Ce verdict a une histoire, qui explique dans une certaine mesure la récente décision : il s’agit du conflit au sujet du pacte budgétaire, du mécanisme européen de stabilité (MES) et du programme de rachat de la BCE, dit OMT (Outright Monetary Transactions), tous lancés à la suite d’une crise financière et monétaire.

Karlsruhe s’est prononcée en 2012 sur le pacte budgétaire [2] et le mécanisme de stabilité européen (MES). En 2014, un jugement a été rendu dans la procédure au principal [3]. Les deux accords ont été déclarés conformes à la Constitution.

Toutefois, en raison de l’incertitude relative à la décision de Karlsruhe, M. Draghi a déclaré, deux jours avant qu’elle ne soit publiée, qu’il avait l’intention de sauver l’euro « quoi qu’il en coûte ». Autrement dit, la BCE était prête à racheter sans limites des obligations pour sauver des États de la zone euro de la banqueroute. En choisissant cette date, Draghi voulait rassurer « les marchés » – en signalant que cette décision, quelle qu’elle soit, n’impacterait pas la solvabilité des États de la zone euro.

L’opération a réussi, Draghi a envoyé les spéculateurs au diable et la spéculation contre l’un ou l’autre pays de l’euro via des produits dérivés comme CDO et CDS a pris fin. Néanmoins, Karlsruhe n’a probablement pas apprécié, car son autorité et sa compétence ont ainsi été mises en doute.

Politique économique ou monétaire ? Les compétences de la BCE

A suivi un rachat massif d’obligations d’État par la BCE. En 2012, elle a lancé le programme OMT. Karlsruhe a demandé – non officiellement et de sa propre initiative – aux plaignants, dont Peter Gauweiler [4] et le parti Die Linke au Bundestag, de compléter leurs demandes concernant les rachats d’obligations. Ainsi, le programme OMT a fait l’objet d’une clarification au niveau du droit constitutionnel. Karlsruhe se demandait clairement si la BCE n’avait pas outrepassé ses compétences et a soumis la question à la Cour de justice européenne. Alors, comme aujourd’hui, la question fondamentale dans ce conflit c’est : la BCE ne poursuit-elle pas une politique économique par le biais des programmes de rachat ? Les traités de l’UE confient à la BCE la seule mission de conduire la politique monétaire. Plus précisément – selon l’article 127 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) – elle est de maintenir la stabilité des prix et, dans la mesure où cela est possible, sans compromettre l’objectif de stabilité des prix, de soutenir aussi la politique économique générale de l’UE.

La décision Pringle [5] de la Cour de justice européenne, datée du 27 novembre 2012, avait stipulé que la BCE n’était autorisée à mener qu’une politique monétaire et non sa propre politique économique. C’est assez absurde, car la politique monétaire est toujours aussi une politique économique et vice versa ; la distinction est artificielle. Mais la jurisprudence crée des dogmes, de sorte que la volonté de séparer la politique monétaire et la politique économique est devenue une prémisse jamais remise en question.

Le problème n’était cependant pas lié à la Cour de justice européenne, mais à la construction même de l’UE en tant qu’alliance d’États disposant elle-même de pouvoirs limités, et à la « peur allemande » de l’inflation, qui a conduit à faire de la stabilité des prix l’objectif central non seulement de la politique monétaire mais aussi, avec les règles de Maastricht sur la dette, de la politique budgétaire des États membres.

Le programme OMT devant les tribunaux

Karlsruhe demande maintenant à la Cour de justice européenne si la BCE, par le biais du programme OMT, ne mène pas en fait une politique économique et donc outrepasse ses compétences. La BCE a expliqué que l’objectif du programme de rachat était de porter le taux d’inflation – trop faible – à 2 %. Il serait donc nécessaire d’acheter des obligations d’État sur le marché secondaire, car les baisses de taux d’intérêt de la BCE seraient trop inégales dans les pays de la zone euro ; il fallait donc ouvrir les écluses afin que les baisses de taux d’intérêt aient un effet sur les prix.

Tout le monde savait que cette absurdité était une mauvaise excuse pour éviter d’enfreindre formellement les règles. Tout le monde savait que l’objectif était d’empêcher les banqueroutes d’État et de maintenir le taux d’intérêt de leurs obligations à un niveau supportable.

Mais la Cour de justice européenne a donné le feu vert au programme OMT par sa décision du 16 juin 2015. [6] L’argument était simple : si la BCE a déclaré qu’elle voulait seulement assurer l’efficacité des réductions de taux d’intérêt en rachetant des obligations d’État, alors elle était dans son rôle. Malgré son mécontentement, Karlsruhe a suivi la Cour de justice européenne et a déclaré le programme OMT conforme à la Constitution sous certaines conditions.

Le problème que le dernier jugement a remis en évidence réside dans les traités de l’UE. L’article 123 du TFUE stipule que les banques centrales ne peuvent ni accorder de prêts directs aux États, ni acheter directement des obligations d’État. La jurisprudence allemande et la Cour constitutionnelle fédérale résument cette situation comme une « interdiction du financement monétaire du budget » – mais cela ne se trouve pas dans l’article 123. La BCE ne peut pas acheter directement des obligations d’État, mais doit les racheter « sur le marché », ce qui équivaut à une garantie de profit pour les banques. L’interdiction de prêter directement aux gouvernements signifie également que des prêts ne doivent être accordés qu’indirectement. C’est exactement ce qui se passe avec les programmes de rachat, sauf que les banques sont interposées.

L’interprétation allemande d’une interdiction du financement monétaire du budget est une interprétation étroite du texte, mais elle trouve sa justification dans la genèse des traités. L’Allemagne a fait pression, d’une part, pour l’indépendance de la BCE et, d’autre part, pour des règles budgétaires strictes afin de prévenir l’inflation. En outre, l’article 125 du TFUE prévoit l’exclusion du partage de dettes entre les États membres,

Le Traité de Rome et la politique de crise

Il est vrai que le programme de rachat de Draghi, voire sa simple annonce, a sinon sauvé, du moins stabilisé l’euro. Et c’est aussi une opinion largement répandue et convaincante qu’une monnaie unique ne peut pas fonctionner si tous les pays membres gèrent, chacun pour soi, leur budget national. Les contrats européens sont, en quelque sorte, conclus pour les périodes où tout va bien, et qui se sont terminées au plus tard avec la crise financière de 2008.

En définitive, dans une situation où les taux d’intérêt sont égaux à zéro ou négatifs, la « règle d’or » a également fait l’objet de critiques, même de la part des associations patronales, qui se rendent peu à peu compte qu’une infrastructure laissée dans un état de délabrement est préjudiciable au bilan économique national. En d’autres termes, les traités de l’UE ont un besoin urgent de rénovation car ils sont entrés en conflit avec les nécessités financières et économiques, ce que la crise du coronavirus rend à nouveau plus qu’évident.

Cependant, la crise et ses conséquences financières ne sont pas l’objet de la décision de Karlsruhe. Le sujet était le programme d’achat PSPP (Secondary Markets Public Sector Asset Purchase Programme), qui fait partie de l’EAPP (Expanded Asset Purchase Programme) de mars 2015.

Jusqu’au 8 novembre 2019, la BCE avait acquis des titres d’une valeur totale de 2 557,8 milliards d’euros. Pour certains pays, cela signifie que la BCE détient déjà environ un tiers de leur dette publique, une limite qu’elle s’est fixée elle-même pour les rachats. Les marges de manœuvre pour financer les conséquences du coronavirus sont donc plutôt limitées, à moins que d’autres décisions ne soient prises.

La Cour de justice européenne et la méthodologie juridique

Bernd Lucke [7] et à nouveau Peter Gauweiler, entre autres, se sont élevés contre ce programme, ce qui ne nous apprend rien sur l’argumentation juridique et la signification de la décision. Karlsruhe a de nouveau demandé à la Cour de justice européenne si la BCE agit ou non en violation du droit européen. Celle-ci a décidé [8] en 2018 qu’elle n’avait aucune objection. La BCE poursuivrait l’objectif de ramener les taux d’inflation autour de 2 % environ et mènerait donc pas une politique économique, mais seulement une politique monétaire.

Karlsruhe avait également demandé si une décision de la BCE visant à répartir en cas de faillite d’un des États membres la totalité des pertes subies par cet État entre toutes les banques centrales était compatible avec les traités européens, en se référant à la responsabilité des banques centrales telle que prévue à l’article 125 du TFUE. La Cour de justice européenne a répondu :

« La Cour de justice ne peut répondre sans outrepasser ses compétences à la cinquième question, où on lui demande une expertise sur un problème qui à ce stade reste hypothétique. ».

La Cour de justice européenne, explique Karlsruhe, doit « tenir compte des traditions juridiques des États membres, telles qu’elles ont été reflétées notamment dans la jurisprudence de leurs Cours constitutionnelles et suprêmes et de la Cour européenne des droits de l’homme. » [9] Cependant, ces traditions juridiques ne sont pas respectées, car l’opinion de la Cour de justice européenne selon laquelle la BCE agit dans le cadre de ses compétences « ne reconnaît manifestement pas la signification et la portée du principe de proportionnalité, qui doit également être respecté dans la répartition des compétences » [10] et n’est « plus justifiable d’un point de vue méthodologique. » [11] L’argumentation de la Cour de justice européenne « ne résiste pas à un examen scrupuleux du respect de la mission strictement monétaire de la BCE ». Ainsi, « le principe de proportionnalité ne peut plus remplir sa fonction qui est de veiller à la protection des compétences des États membres » [12] et : « Enfin, ignorer les effets du PSPP en matière de politique économique contredit également l’approche méthodologique de la Cour de justice dans presque tous les autres domaines du droit de l’Union » [13].

Peser le pour et le contre de l’objectif d’inflation à 2% et ses effets secondaires

Il serait acceptable de viser un taux d’inflation proche de 2 %. Cependant, les moyens utilisés devraient être examinés sous l’angle de leur proportionnalité. Pour cela, il faudrait évaluer les conséquences économiques potentielles des programmes de rachat. C’est alors seulement que l’objectif et les moyens pouvaient être confrontés. Il aurait donc fallu que la BCE et la Cour de justice européenne examinent si les conséquences économiques étaient compatibles avec cet objectif d’inflation. Mais cela n’a pas été le cas, et c’est pourquoi la décision de la Cour de justice européenne a été si vivement critiquée pour l’inadéquation de la méthodologie employée. En ce qui concerne les effets secondaires, Karlsruhe précise :

« Les conséquences économiques à attendre du PSPP comportent de plus le risque de bulles immobilières et boursières ainsi que des retombées économiques et sociales pour presque tous les citoyens, qui sont au moins indirectement touchés en tant qu’actionnaires, locataires, propriétaires de biens immobiliers, épargnants et assurés. L’épargne, par exemple, est soumise à des risques de perte importants. Les effets sur les fonds de pension et leur rentabilité y sont directement liés. ... L’immobilier - en particulier l’immobilier résidentiel dans les grandes villes - connaît des hausses de prix, parfois considérables, qui ... peuvent déjà avoir un caractère de bulle » [14]

L’objectif d’une inflation à 2 % aurait donc dû être mis en balance avec ces conséquences, ce qui n’a pas été fait.

Quelle en est la conséquence juridique ? Karlsruhe ne claque pas tout à fait la porte de l’UE. Il ne dit pas que les programmes seraient contraires au droit européen, parce que cela ne serait avéré qu’après un test de proportionnalité de la part de la BCE. Mais un tel test est exigé sous peine de sanctions : Karlsruhe donne à la BCE un délai de trois mois pour formuler les considérations appropriées et les documenter. En cas contraire, la Bundesbank ne pourra plus participer aux rachats d’obligations de la BCE [15]. Cela signifie également que Karlsruhe se réserve le droit d’examiner la justification de la BCE et de peser ses arguments pour savoir si elle outrepasse ou non ses compétences.

La gouvernance à plusieurs niveaux et le vieillissement des traités

Le conflit entre Karlsruhe et la Cour de justice européenne couve depuis longtemps et pose en dernière instance la question de la priorité entre la Constitution allemande et les traités de l’UE, et donc aussi de la mesure dans laquelle la politique de l’UE doit relever de la Constitution allemande. Cela ne concerne pas seulement les programmes de rachat, mais va de l’élargissement des compétences de l’UE dans son ensemble à des questions particulières : par exemple, le stockage des données est-il compatible avec les droits fondamentaux ?

Ici, la Cour de justice européenne et Karlsruhe sont arrivées à la même conclusion : ce n’est pas le cas. Tant que l’UE n’aura pas été pleinement démocratisée et tant que le droit primaire, c’est-à-dire une Constitution n’aura pas été adoptée par référendum – y compris en Allemagne – l’UE continuera à être considérée comme une institution supranationale qui n’a acquis ses compétences que par l’abandon à son profit de celles des États membres. Tant que ces derniers restent les « maîtres des traités », il faut bien reconnaître que Karlsruhe a le droit de vérifier si la répartition des compétences est maintenue – ou si l’UE s’octroie des compétences auxquelles elle n’a pas droit.

Si l’on se réfère aux traités en vigueur, l’argumentation de Karlsruhe est tout à fait convaincante, même si elle est plutôt problématique du point de vue économique. On ne pourra pas surmonter la crise du coronavirus en respectant les règles obsolètes du traité de Rome. Ce sont ces règles que Karlsruhe exige, en contradiction avec la Cour de justice européenne, qui a probablement raison du point de vue économique, mais distend les traités de l’UE avec trop de générosité et sans justification suffisante.

La Cour de justice européenne aime se voir – et on la considère souvent – comme le « moteur de l’intégration européenne ». Mais, dans une démocratie basée sur la séparation des pouvoirs, un tribunal n’a pas un rôle de moteur. Cela nous amène au problème central de l’UE : les traités ne sont plus adaptés à la situation actuelle en matière économique. Et cela s’applique non seulement aux situations de crise, mais aussi aux restructurations qu’exige l’économie pour répondre aux défis économiques posés par la numérisation et la crise écologique.

Donc, au lieu de critiquer Karlsruhe, qui a fait un bon travail juridique, il serait temps de réviser les traités et de jeter les vieux dogmes (allemands) par dessus bord. Mais cela semble impossible dans l’état actuel de l’UE. Ainsi, ce conflit et d’autres continueront à sucer la moelle de l’Union.

Ce texte est la version française, légèrement raccourcie, d’un article paru en allemand sur le site du magazine en ligne MAKROSKOP le 8 mai/ Traduit de l’allemand par Peter Wahl ; relecture par Michèle Mialane.

Notes

[1BVerfG, arrêt du deuxième Sénat du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15.

[2BVerfGE 132, 195 - 287.

[3BVerfGE 135, 317 - 433.

[4P. Gauweiler, avocat, membre du parti chrétien-démocrate de la Bavière, CSU, ancien ministre au gouvernement bavarois. En ce qui concerne sa position sur l’UE, on pourrait le classer comme “gaulliste allemand” (Peter Wahl)

[5EuGH, RS. C 370/12.

[6EuGH, RS. C 62/14.

[7Économiste, après 33 ans au CDU il est co-fondateur de l’AfD en 2013. Il a quitté l’AfD en 2015 à cause du glissement de ce parti vers l’extrême droite. (P.W.).

[8EuGH, RS C 493/17.

[9BVerfG, arrêt du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15, n° 112.

[10Souligné par l’auteur.

[11BVerfG, arrêt du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15, n° 119.

[12BVerfG, arrêt du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15, n° 123.

[13BVerfG, arrêt du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15, n° 146.

[14BVerfG, arrêt du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15, n° 173.

[15BVerfG, arrêt du 5 mai 2020 - 2 BvR 859/15, n° 235

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