Éditorial : Tout changer pour que rien ne change ?

vendredi 26 juin 2020, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

La formule de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa « si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change », dans son roman Le Guépard (1958), rendue célèbre par le film de Luchino Visconti, sera-t-elle la marque de l’alternative entre le monde d’avant la pandémie du coronavirus et le monde d’après ? Le risque est réel, car on voit bien les classes dominantes dans le monde et leurs représentants à la tête des États faire tout leur possible pour geler toute velléité de tirer les enseignements de la panne économique consécutive au confinement imposé pour endiguer la pandémie.

Une première bataille idéologique se livre autour de l’interprétation de la crise. D’aucuns s’acharnent à marteler l’idée que « la crise » n’aurait rien à voir avec les transformations du capitalisme mondial depuis cinquante ans. C’est faire fi de la dévastation planétaire due à la déforestation, à l’agriculture intensive, à l’urbanisation extensive, qui explique le développement des zoonoses, maladies provenant de la transmission de l’animal à l’homme. La discussion théorique n’est pas qu’une affaire de sémantique car il en va de la suite à donner : s’il s’agissait d’une crise extérieure à l’évolution du capitalisme, il suffirait de relancer la machine économique après avoir fermé la parenthèse de la pandémie ; s’il s’agit au contraire d’une crise systémique, alors une refondation complète des objectifs et des moyens de l’économie s’impose.

On se doute que la bataille principale porte donc sur le changement de cap à opérer. La revue Les Possibles s’inscrit depuis son origine dans cette perspective. Et la pandémie du coronavirus et la paralysie de l’économie qui s’en est suivie sont l’occasion de préciser un peu mieux ce que serait une transition sociale et écologique pour sortir de la logique mortifère du capitalisme et des dégradations sociales et écologiques engendrées par la poursuite de l’accumulation infinie. Dans les deux numéros précédents des Possibles, nous avions consacré les dossiers à la politique monétaire des banques centrales et à la planification dans la perspective d’une transition. Nous poursuivons ici avec un dossier sur les transformations nécessaires du système productif.

Ce dossier s’ouvre par une contribution théorique de Mireille Bruyère qui invite à réfléchir sur ce qu’elle appelle « la part sombre de l’industrie », ce qui signifie qu’il faut prendre les évolutions techniques comme un fait social, mieux comme un rapport social. Aussi, le capitalisme que l’on appelle numérique est, selon elle, « le stade ultime de l’industrialisation du monde » qui menace la démocratie. L’alternative est alors de rompre avec les chaînes de valeur tellement fragmentées qu’elles empêchent largement les relocalisations qui seraient nécessaires.

Trois articles suivent qui présentent les termes de la crise industrielle en France, faite de délocalisations pour intégrer la division internationale du travail imposée par la circulation et la concentration des capitaux. L’article d’El Mouhoub Mouhoud fait le point sur les conditions des relocalisations : il faut absolument redéfinir les « règles du jeu » car les difficultés porteront surtout sur les emplois de services. Gabriel Colletis examine les difficultés et les conditions d’une réindustrialisation qui ne se réduit pas à une relocalisation. Il réactualise le Manifeste pour l’industrie dont il était l’inspirateur. Une équipe de chercheurs-militants autour de Pierre Bonneau analyse la crise économique qui risque de frapper rapidement la région toulousaine à la suite de l’effondrement de l’activité du secteur de l’aéronautique. « Moins de passagers, moins d’avions », tel est l’avenir prévisible, face auquel de nouvelles stratégies doivent être pensées car l’avion représente un modèle de développement obsolète.

Claude Serfati propose d’examiner en quoi le secteur militaire en France est central par ses effets sur l’ensemble de l’industrie et l’emploi. À nouveau, l’industrie aéronautique est concernée, par le fait que la commande publique est essentielle, parce que ses liens sont très importants avec le reste de l’industrie et parce que la consanguinité des classes dirigeantes de l’État et des grandes multinationales est très forte.

Thierry Pouch et Jacques Berthelot consacrent chacun un article sur les transformations nécessaires dans l’agriculture. Le premier axe sa réflexion sur la politique menée en Europe, de manière spécifique dans certains pays comme la Hollande ou dans le cadre de la politique agricole commune. Il en conclut que l’harmonie entre une dynamique agricole et la prise en compte du réchauffement du climat risque d’être « une équation complexe, voire insoluble ». Jacques Berthelot oriente son article sur les stratégies de développement qui se heurtent en Afrique après la pandémie du Covid-19, particulièrement au sujet de l’agriculture : croissance extravertie ou bien souveraineté alimentaire.

Dans la perspective d’une transition qui soit véritablement sociale, Catherine Bloch London et Christiane Marty reviennent sur l’indispensable reconnaissance des métiers à dominante féminine. S’il avait fallu une crise pandémique pour démontrer que beaucoup des « activités essentielles » étaient assurées par les femmes, eh bien, c’est fait. Il est donc vital que le processus de marchandisation du secteur social soit stoppé, que la prise en charge des besoins fondamentaux soit socialisée et que la « valeur » des métiers du soin et de la santé soit reconnue.

La revue publie l’intervention d’Odile Merckling à l’atelier « précarité » de la Conférence nationale des comités locaux d’Attac, le 13 juin 2020. Il est consacré à la précarité de l’emploi des femmes et présente quelques propositions pour y remédier.

Michel Thomas examine comment l’industrie pharmaceutique a contribué à la pénurie de médicaments lorsque le coronavirus a déferlé. Là encore, un retour de certaines productions serait indispensable, mais sans oublier de réfléchir à ce qu’est un médicament essentiel.

Pendant la pandémie du coronavirus, la question du travail a été centrale. Aussi, Alexis Cukier propose un décorticage minutieux de la question de la démocratisation du travail dans les principaux projets de transformation sociale et écologique. Il examine le Green New Deal états-unien, notamment vu par la gauche américaine. Il passe en revue quelques-unes des contributions récentes sur le travail et la planification de Keucheyan, Löwy, Harribey et Coutrot, avant de proposer une synthèse personnelle.

La partie Débats de ce numéro des Possibles est assez liée au dossier ci-dessus. Andreas Fisahn, membre du Conseil scientifique d’Attac Allemagne, commence par analyser l’arrêt pris par la Cour constitutionnelle allemande, dite de Karlsruhe, qui exprime son désaccord avec la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne consistant à racheter massivement des titres de dette publique, d’autant plus que celle-ci est obligée de s’écarter du dogme monétariste à cause de la gravité de la crise économique.

François Chesnais présente une rétrospective de la montée de la dette publique et il analyse les différentes solutions pour arrêter ce mouvement, de la plus souple à la plus radicale. Éric Toussaint enchaîne avec un texte montrant quelle serait une voie radicale de changer de mode de financement public.

Pierre Salama propose un panorama du désastre sanitaire en Amérique latine qui n’est pas sans lien avec celui de l’économie et des politiques sociales. La crise politique, entre populisme autoritaire et ultra-conservatisme religieux, n’arrange rien.

Imen Habib commente l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme qui vient de condamner le France pour avoir entravé la liberté d’expression des militants de la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) ayant appelé au boycott des produits israéliens.

Thomas Coutrot rend compte du livre de Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme, en insistant sur un point clé de ce livre : le travail. À ce sujet, il ouvre une discussion avec l’auteur. Et Jean-Marie Harribey lui répond ensuite brièvement.

Gustave Massiah présente un compte-rendu du livre de Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré. Il s’avère que la dégradation environnementale a joué un rôle : « si les catastrophes extérieures peuvent jouer un rôle majeur, elles ne déterminent pas tout et des résiliences et des rebonds sont possibles ». En l’occurrence, les pandémies ont contribué à déstabiliser l’empire romain, et il est intéressant aujourd’hui de saisir la concomitance entre la pandémie et le changement du climat.

Jacques Cossart salue à sa manière, c’est-à-dire critique, la nomination de Carmen Reinhart comme chef économiste de la Banque mondiale. Peut-on croire à un changement de doctrine de cette institution, qui dépasse maintenant l’âge canonique de 75 ans ?

Enfin, à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de Denise Comanne, animatrice du CADTM et combattante de toujours, nous republions l’un des textes qu’elle a écrits
« Quelle vision du développement pour les féministes ? »

À défaut de ce changement, peut-on espérer que la commission d’experts mise en place par Emmanuel Macron pour lui faire des propositions fasse une sorte de coming out of the ideology  ? Hélas, cette commission sera présidée par Jean Tirole et Olivier Blanchard qui ont fait le choix d’en constituer une composition quasi monocolore. Et ils ont annoncé la couleur : « Lorsqu’on constitue une commission, il faut choisir si on l’ouvre à la société civile ou à d’autres spécialistes, comme les sociologues. Nous avons décidé de nous en tenir à des économistes. » Et encore : « Nous avons la faiblesse de croire dans les experts ! » [1] Il est sûr que Lampedusa avait vu juste : tout changer pour que rien ne change.

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