Pas de planification sociale et écologique sans éviction des actionnaires

vendredi 3 avril 2020, par Benoît Borrits

Les urgences sociales et écologiques de nos sociétés imposent le recours de plus en plus fort à la délibération démocratique pour coordonner nos activités et domestiquer les relations marchandes. Mais est-ce sincèrement envisageable dans une économie dominée par les sociétés de capitaux, ces sociétés où la finalité est de faire toujours plus d’argent avec de l’argent ?

L’économie dans laquelle nous vivons

Il serait vain de parler de planification sociale et écologique sans préalablement décrire en quelques phrases l’économie dans laquelle nous vivons. On peut la décomposer en trois sphères fondamentales : l’économie marchande, l’économie non marchande monétaire et l’économie non monétaire.

La première est celle qui nous vient immédiatement à l’esprit d’autant que l’idéologie dominante tend à la présenter comme la seule économie réelle. Elle est composée d’unités de production qui peuvent être des individus autonomes ou des entreprises regroupant plusieurs travailleur.ses qui se rémunèrent par la vente de leur production. Il s’agit donc d’une économie qui est totalement monétaire.

La seconde est l’économie monétaire non marchande. L’exemple le plus typique de cette économie est nos services publics. À la différence de la première sphère, les produits et services sont délivrés gratuitement en fonction des besoins des usagers. Néanmoins nous avons qualifié cette économie de monétaire au sens où les travailleurs qui réalisent ces produits ou services ne travaillent pas gratuitement car ils ont besoin de revenus pour accéder aux produits de l’économie marchande. Il est à noter que ces travailleur.ses peuvent être payé.es directement par la structure qui délivre le produit ou le service (l’État par exemple) ou par une entreprise du secteur marchand à laquelle la structure fait appel.

Entre ces deux sphères de l’économie, il convient de faire une remarque sur la valeur des revenus qui sont versés aux producteurs. Ces revenus n’ont de sens que vis-à-vis des produits de la sphère marchande de l’économie : ils ne servent en effet qu’à acheter ceux-ci puisque la production non marchande est accessible gratuitement en fonction des besoins. Il est donc nécessaire de procéder à des transferts monétaires de la sphère marchande vers la sphère non marchande pour payer les producteurs de la sphère non-marchande. Ces transferts monétaires prennent la forme d’impôts ou de cotisations sociales. Pour le dire autrement, les producteurs de la sphère marchande doivent accepter d’abandonner une partie des espèces monétaires qu’ils encaissent pour permettre aux producteurs de la sphère non marchande monétaire d’accéder à leur production, transferts qui se justifient puisqu’ils accèdent gratuitement aux services non marchands produits par leurs collègues.

Il existe enfin une troisième sphère de l’économie qui est la non-monétaire. Il s’agit de toute forme de production que l’on réalise pour soi ou pour autrui sans aucune contrepartie monétaire. Deux exemples pour illustrer cette sphère : le jardinage que l’on effectue chez soi ou encore le logiciel libre pour lequel on a contribué sans aucune rémunération. Si l’existence de cette production est indiscutable, il est difficile voire impossible de donner une valeur monétaire à cette production en l’absence de référentiel.

Il est à souligner que la production d’un pays évalué par son PIB ne prend en compte que les productions marchande et non marchande monétaire et exclut la production non monétaire. Lorsque le voisin tond son gazon lui-même, cela n’entre pas dans le compte du PIB, alors que, s’il fait appel à un prestataire de service, cela augmentera le PIB alors que la production réelle est absolument identique.

Une économie principalement capitaliste

Dans le cadre de la sphère marchande, nous avons défini les unités de production – les entreprises – comme étant des regroupements de travailleur.ses. Si cette caractéristique est exacte, elle ignore la forme juridique de l’entreprise qui est généralement une société de capitaux, à savoir une entreprise dont l’origine revient à des investisseurs privés qui mettent leur argent à disposition de l’entreprise sans aucune garantie de revenus et qui exigent, en contrepartie, de diriger l’entreprise. C’est ainsi que l’entreprise en tant que collectif de travailleur.ses est dirigée par une direction nommée par les actionnaires.

On appelle valeur ajoutée, la valeur que les travailleurs ont « ajouté » aux achats de biens et services de l’entreprise qui ont été utilisés dans le processus de production et à l’usure (amortissements) des équipements de long terme. C’est donc la différence entre la valeur monétaire de la production, d’une part, et les achats de biens et services et les amortissements des équipements, d’autre part. Dans une entreprise qui serait autogérée par ses travailleur.ses, cette valeur ajoutée leur reviendrait en totalité à l’exception, bien sûr, des impôts. C’est la situation qui existe pour l’artisan sans salarié ou dans une coopérative dont les travailleurs sont les sociétaires (Scop). Dans la société de capitaux, la masse salariale (salaire net + cotisations sociales) est la partie de la valeur ajoutée qui est attribuée aux salarié.es, le reste constituant le profit qui revient de droit aux propriétaires de l’entreprise. Il existe donc une rivalité fondamentale entre les salarié.es et les propriétaires sur le partage de cette valeur ajoutée : les salarié.es veulent les meilleurs salaires possibles alors que les propriétaires ne consentent à des augmentations de salaires – qui peuvent prendre la forme de primes temporaires – que si ce surcroît de salaires est de nature à augmenter encore plus la valeur ajoutée, ce qui se traduira par une augmentation de profit. Mais comme ces sociétés de capitaux n’ont de sens que dans la sphère marchande de l’économie marquée par l’incertitude, la question de l’évaluation du risque par les propriétaires est ici essentielle.

On pourrait considérer que les actionnaires sont exclusivement motivés par le profit. Il s’agit d’un raccourci inexact qui a des implications politiques désastreuses : si celui-ci était ce qui motive les actionnaires, alors une politique sociale et écologique qui réduirait les profits des entreprises sans les annuler serait possible. Il n’en est rien : ce qui motive les actionnaires est le rendement de leur action. Pour une année, celui-ci correspond à la hausse de l’action – sa plus-value latente – additionnée au dividende qu’ils ont reçu. Ceci nous ramène alors à la question de la valeur de l’action. Celle-ci est censée exprimer la somme de la valeur actualisée de ses dividendes futurs. Pour le dire autrement, on établit un scénario crédible des dividendes futurs, que l’on additionnera après les avoir dévalorisés par le taux d’intérêt qui rémunère le temps et la prime de risque qui rémunère l’incertitude.

Ceci nous ramène alors à réinterpréter le profit. Il exprime la marge que les propriétaires ont réalisée entre la production d’une part, les achats, les amortissements, les impôts et la masse salariale d’autre part. Cette marge n’est pas forcément liquide, c’est-à-dire immédiatement distribuable en dividendes, parce qu’elle exprime une augmentation des fonds propres dont les composants ne sont pas forcément liquides : par exemple, une augmentation des stocks de produits à vendre qui concourt au résultat ne sera liquide que lorsque ceux-ci seront vendus. Pour le dire autrement, le résultat de l’entreprise serait intégralement distribuable en dividendes si un tiers hypothétique acceptait de financer par ligne de crédit la totalité des actifs de l’entreprise (ce qui signifierait la disparition de la notion même de capital et de fonds propres). En conséquence de quoi, un résultat exprime une possibilité de distribuer des dividendes à l’avenir si et seulement si l’exploitation se poursuit dans ces conditions, ce qui permettra la réalisation ultérieure des actifs du moment en liquidités et donc le versement des dividendes. Mais, à l’inverse, si les profits sont moindres qu’attendu ou pire, s’ils sont négatifs, le scénario de dividendes est alors remis en cause et la valorisation de la société chute, ce qui se traduit par une perte pour l’actionnaire.

Il y a donc un paradoxe qui veut qu’une entreprise puisse faire du profit tout en faisant perdre de l’argent à ses actionnaires. On pourrait considérer qu’il n’est pas grave, et même salutaire, que ces derniers perdent de l’argent, sauf que ceux-ci détiennent le pouvoir économique et décident dans les entreprises des investissements à réaliser et donc du niveau de l’emploi de celles-ci. Il faut comprendre que les décisions d’investissements dans des projets sont fonction des flux de trésorerie actualisés par le taux d’intérêt et la prime de risque : plus ces derniers sont faibles et plus les projets se multiplieront. Si le taux d’intérêt est maîtrisable par les banques centrales, il n’en est pas de même de la prime de risque qui traduit le niveau de peur des investisseurs. Toute chute des valeurs exprime à la fois des révisions à la baisse des scénarios de dividendes et une hausse de la prime de risque. C’est ce qui explique que tous les gouvernements libéraux ont à cœur de répondre au moindre desiderata du patronat pour donner confiance au marché, à des coûts sans commune mesure avec les effets obtenus.

La question essentielle posée par un projet de planification sociale et écologique est donc son insertion dans l’économie telle qu’elle est, des réactions de celle-ci et des mesures politiques à prendre pour que cette planification apporte des résultats.

De quelle planification parle-t-on ?

La notion de planification est étroitement liée à celle de coordination. L’antithèse de la planification est la relation marchande, – si tant est que cette relation soit totalement libre, ce qui reste à prouver – c’est-à-dire celle dans laquelle une production est entamée ou réalisée sans qu’une commande ait été exprimée. Il existe différents champs d’application de cette planification.

Le premier porte sur la coordination des collectifs de travail. Dès que deux individus rentrent en relation pour produire ensemble, il y a apparition du phénomène de planification. De ce point de vue, et aussi surprenant que cela puisse paraître, la production des grands groupes multinationaux est hautement planifiée. Il convient cependant de constater que la planification s’arrête ou s’ébrèche dès qu’un travailleur choisit de quitter ce collectif de travail. La raison peut être variée (mésentente avec l’environnement de travail, rémunération jugée insatisfaisante) mais cette possibilité de rupture d’un lien de coordination est une condition fondamentale de la liberté humaine si tant est qu’elle soit réellement exerçable, ce qui n’est pas réellement le cas dans nos sociétés capitalistes contemporaines, compte tenu de la nécessité de se procurer des revenus pour vivre et de la rareté des emplois proposés. Nous retrouvons donc cette caractéristique dans toutes les structures économiques des trois champs que nous avons définis précédemment.

Le second porte sur la validation sociale de la production. Il existe fondamentalement deux modes de validation : les rapports marchands ou la délibération politique. Dans la première, c’est la vente d’un bien ou d’un service qui valide socialement l’intérêt de la production : si celle-ci a trouvé preneur à un prix donné, cette production est alors validée. Il s’agit ici du secteur marchand que nous avons défini précédemment. On remarquera cependant que le temps marchand peut temporairement être suspendu dès qu’un accord contractuel de commande existe entre l’acheteur et le vendeur : les relations marchandes font temporairement place à des relations de coordination et suspendues le temps de l’exécution du contrat. Il n’en reste pas moins vrai qu’il ne s’agit que d’une mise entre parenthèses d’une médiation marchande de la validation sociale de la production. À l’inverse, la validation sociale de la production dans le secteur non marchand monétaire est la délibération politique. En l’état actuel de nos services publics dépendant des États, celle-ci est de nature autoritaire encadrée par un processus électoral réalisé à intervalles réguliers : ce sont des représentant.es élu.es qui décident de l’orientation de ces services publics et les imposent aux travailleur.ses par l’intermédiaire d’un encadrement aux ordres. En ce qui concerne le secteur non monétaire, la validation sociale de la production a peu d’importance dans la mesure où celle-ci est réalisée volontairement par des individus sans aucune contrepartie. Il est donc possible qu’il y ait un accord entre celles et ceux qui vont réaliser et celles et ceux qui vont bénéficier comme il peut ne pas y en avoir, ce qui est généralement le cas du bénévolat.

On comprend donc à cette étape que nos relations économiques sont faites d’une imbrication complexe entre coordination et relations marchandes. Une planification totale de l’économie est à la fois impraticable et insoutenable. Impraticable parce que notre production est faite de millions de produits et de services existants, avec de nouveaux qui apparaissent à tout moment : c’est ce que nous a montré par exemple le système soviétique qui a dû maintenir la monnaie et n’a pu planifier la production non par produit mais par agrégats et balances-matières [1]. Insoutenable parce que la rupture du lien de planification est essentielle en terme de liberté de l’individu, que celui-ci soit en position de producteur – il doit être libre de quitter son travail ou d’expérimenter une nouvelle production sans l’aval d’une autorité politique dans le respect de règles définies collectivement – ou de consommateur face à la multiplicité des produits existants.

Une fois ceci posé, il convient cependant de rappeler des évidences. Si la sphère marchande est indispensable pour garantir certaines libertés [2], elle ne peut fonctionner sans sphère non marchande monétaire, ne serait-ce que parce que les relations marchandes ne peuvent exister sans des institutions politiques qui fonctionnent dans le cadre de la sphère non marchande monétaire. De même, l’expérience nous montre qu’une économie largement laissée aux aléas des relations marchandes ne peut aboutir à quelque équilibre économique, social ou écologique que ce soit et qu’une intervention politique est essentielle pour décider ce qui doit relever du non-marchand et pour encadrer par des règles précises les échanges monétaires. Ces deux champs de délibération politique sont donc des composantes d’une planification sociale et écologique car ils encadrent de facto les relations marchandes.

La planification sociale

Les politiques menées depuis des années par les gouvernements néolibéraux ont été catastrophiques du point de vue de notre cohésion sociale : des inégalités de plus en plus criantes et sans aucun fondement rationnel ; des personnes exclues de toute vie sociale et professionnelle ; des salarié.es souvent exténué.es par le travail et ne comprenant guère le sens de celui-ci quand ils ne le réprouvent pas. Bref, une situation à laquelle il faut remédier d’urgence.

Il ne nous appartient pas de définir en détail les mesures qu’il conviendrait de prendre tant celles-ci seront au final décidées par les citoyen.nes. Mais il n’en reste pas moins possible d’en proposer quelques-unes pour illustrer notre propos.

La première qui vient à l’esprit est celle de la santé publique. Cela fait des années que les salarié.es de l’hôpital public se plaignent des horaires impossibles qu’ils doivent réaliser à cause du manque de personnels et de moyens, et des fermetures d’hôpitaux en série. L’unique boussole qui gère aujourd’hui la santé publique est un budget défini par l’État dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). Dans la pratique, les gouvernements successifs ont toujours favorisé les valorisations des entreprises pour faire baisser la prime de risque dans l’espoir vain de voir les sociétés de capitaux investir. Pour ce faire, il fallait minimiser les prélèvements sociaux et fiscaux et c’est dans ce cadre que les budgets de la santé publique ont été contraints. Une approche économique raisonnable consisterait au contraire à écouter les personnels de santé pour déterminer les besoins et donc le budget qui lui correspond. Il s’agit ici d’une discussion entre des personnels et des citoyen.nes qui débouchent au final sur un niveau de prélèvement sur l’économie : par définition, personne n’aime les prélèvements mais il s’agit ici d’une discussion entre égaux, entre personnes qui souhaitent collectivement un bon niveau de protection sanitaire, pas une discussion pilotée par des actionnaires qui pourront toujours accéder à la médecine privée.

Un autre champ est celui d’un emploi pour toutes et tous correctement rémunéré. Ceci suppose donc l’élimination simultanée du chômage et de la précarité. Tout comme la santé publique, cette question doit faire l’objet d’un débat démocratique. Le XXe siècle a été celui du début de la socialisation du revenu par l’apparition des cotisations sociales : il a permis que soit légitimé le fait de percevoir des revenus en dehors des périodes de travail, dans les cas de maladie, de chômage ou de retraite. Il reste une grande révolution à accomplir, celle de la déconnexion partielle du revenu du travail du comportement économique de l’unité de production dans laquelle on travaille. C’est dans cet esprit qu’a été formulée la proposition de péréquation du revenu disponible. Il s’agit de partager une partie des revenus monétaires générés par l’activité des entreprises entre elles en fonction du nombre d’emplois en équivalent temps plein. Ainsi une partie du revenu des entreprises est désormais partiellement déterminé par l’existence même de l’emploi. Cette péréquation permet ainsi à des entreprises en phase de démarrage ou en difficulté passagère d’être aidées par les autres, attendu que souvent les entreprises bénéficiaires d’un jour seront celles qui aideront les autres demain.

Cette péréquation doit être vue comme un mécanisme économique hautement paramétrable qui permet de donner une réalité à diverses propositions politiques de formation des revenus. Le premier paramètre est évidemment le niveau de péréquation. Voulons-nous qu’elle soit marginale – 20 % par exemple – ou au contraire forte – 70 % par exemple ? Dans le cas d’une péréquation faible, ceci signifie que le revenu de l’entreprise à partager entre ses membres sera essentiellement déterminé par la valeur ajoutée de l’entreprise. Si elle est forte, cela signifie que c’est principalement le nombre de salarié.es qui détermine le revenu de l’entreprise. Il est d’ailleurs probable que, si le taux de péréquation est fort, il y ait une demande pour que le partage ne se fasse pas de façon uniforme mais en fonction de la qualification des présents dans l’entreprise. La proposition de Bernard Friot de salaire à la qualification va dans ce sens [3]. L’aspect très intéressant de cette proposition est la reconnaissance par la qualification de l’apport de la personne dans la troisième sphère de l’économie que nous avons décrite précédemment. Est-ce que cette rémunération par la qualification doit-être exclusive ? Ne devrait-il pas rester une partie déterminée par le marché, ce qui revient à ce que la péréquation ne soit jamais à 100 % mais à un seuil inférieur ? De même, la question du rapport au poste de travail dans la rémunération est une question ouverte. Est-ce que nous devons recevoir toutes et tous une rémunération sans condition, comme le proposent les partisans du revenu universel ou devons-nous, avant l’âge de la retraite, être en poste ? Ceci pose la question de la reconnaissance des périodes entre emplois, des transitions professionnelles, des formations comme des périodes de travail. Enfin, si la présence à un poste de travail est un prérequis pour une rémunération, il faudra que l’économie offre à toutes et tous un emploi.

Il n’est pas bien sûr ici pas question de déterminer à l’avance les résultats d’une délibération collective sur le partage du revenu, mais une chose reste certaine : la planification à des fins sociales nous impose de sortir de la valorisation marchande de la force de travail.

La planification écologique

Voilà des années que nous constatons une augmentation des émissions de gaz à effet de serre et une destruction de la biodiversité et des écosystèmes qui menacent clairement la vie humaine sur cette planète. Les vœux pieux se succèdent aux vœux pieux. Là encore, le régime du laissez-faire et les codes de bonne conduite en matière d’écologie nous mènent directement à la catastrophe.

Les premiers champs de mesures à prendre consistent à intervenir sur les registres des interdictions, dissuasions et subventions. Interdiction lorsqu’il n’est plus possible d’accepter une pollution. Dissuasion lorsque l’on peut difficilement s’en passer mais qu’il convient de la réduire, subvention lorsqu’il s’agit de privilégier un mode de production par rapport à un autre.

L’exemple le plus probant d’utilisation de la palette de ces modalités d’intervention porte sur le transport longue distance de passagers. Confier cette activité économique au marché est à l’antithèse de la transition écologique. C’est pourtant la voie qu’a empruntée la récente réforme de la SNCF : l’objectif était de rendre cet établissement public concurrentiel par rapport au transport aérien et à la route et ceci justifiait la transformation de l’établissement en société anonyme (pour privatiser demain ?) et la fin du statut du cheminot (pour des réductions de « coûts » absolument hypothétiques). Or le rail est actuellement le mode de déplacement longue distance le plus efficace écologiquement. De ce point de vue, la notion de concurrence est une hérésie. Ne devrait-on pas subventionner le rail pour qu’il soit compétitif à l’égard du transport routier ou aérien ? Mais si on subventionne, on facilite des déplacements qui restent polluants et pire, l’ensemble des citoyen.nes va payer pour faciliter le voyage de personnes qui ont suffisamment d’argent pour voyager de nombreuses fois. Donc plutôt que de subventionner, ne devrions-nous pas taxer la route et l’aérien ? Mais si on le fait, on va alors pénaliser les personnes qui doivent prendre leur voiture tous les jours. Et puis, est-ce acceptable que certaines liaisons possibles par le train le soient aussi par l’avion, même fortement taxé ? Ne devrions-nous pas tout simplement interdire ces liaisons aériennes ?

Comme on le voit, ces multiples interrogations sont, non seulement, loin d’être simples à résoudre mais ne pourront être tranchées que par le débat démocratique qui produira au final une « cote mal taillée » qui sera une résultante de nos différentes opinions et qu’il nous faudra accepter.

Un autre champ essentiel d’une planification écologique est celui des investissements. Là encore, l’attitude actuelle consiste à laisser faire le marché tout en se rendant compte que cela ne suffit pas, comme en témoignent l’apparition des green bonds ou encore les fonds d’investissements publics qui souvent abondent des investissements privés jugés écologiquement responsables. Outre l’aspect souvent green washing de ces approches qui épargnent largement les multinationales, l’existence de ces interventions politiques nous montre que le tout-marché est incapable de porter la transition écologique.

Si on doit s’interroger sur le côté politiquement acceptable de telles interventions – la contribution d’argent public à la formation des profits – il est nécessaire d’aller plus loin encore et de s’interroger sur ce qui fonde l’investissement. Dans nos économies, les décisions d’investissements se prennent sur la base de la rentabilité de ceux-ci : si le retour sur investissement est supérieur à ce qui est attendu par les marchés financiers, celui-ci peut alors être envisagé. Ne devrait-on pas changer les règles de façon à quantifier les investissements à réaliser dans une logique d’enveloppes budgétaires ? Il appartiendra désormais à la population de déterminer les montants nécessaires pour financer telle ou telle évolution. L’exemple typique est celui des isolations thermiques des bâtiments qui permettent de consommer moins et d’être efficient énergétiquement : plutôt que d’attendre que les marchés s’intéressent à ce type d’investissements, ne serait-il pas plus logique de les budgéter a priori pour que ceux-ci deviennent réalité ?

Pour une économie des communs

Il n’entre pas dans le cadre de cet article de définir la totalité de ce que devrait être une planification sociale et écologique, ce qui relève du débat démocratique. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de ne prendre que quatre exemples de ce qu’il conviendrait de faire afin de déterminer les obstacles qui peuvent se placer sur une telle planification.

Nous avons précisé que les besoins devaient présider à l’établissement d’un budget de santé. La santé gratuite délivrée en fonction des besoins est une activité qui relève de la sphère non marchande et monétaire de l’économie : ceci signifie que la santé publique ne peut se réaliser que si des prélèvements s’opèrent dans la sphère marchande pour payer les salaires des personnels. Ceci relève du débat citoyen sur le montant de ces prélèvements, débat hautement politique. Cependant, il ne faut pas oublier que le secteur marchand est dominé par la présence massive des sociétés de capitaux qui sont orientées par leurs valorisations sur la base des scénarios de dividendes. De ce point de vue, moins les cotisations sociales et impôts seront importants, meilleures seront les valorisations. Le choix d’avoir contraint le budget de la santé est un choix politique. Mais ce choix est la conséquence logique d’un autre choix : celui de maintenir les sociétés de capitaux.

Il en est de même de la problématique des revenus. Pour le capital, le travail est un coût qu’il faut contenir alors qu’il est la source même de la valeur ajoutée. On peut vouloir que l’ensemble de la population ait des revenus et que toute la population active dispose d’un travail, faisant ainsi disparaître le chômage et la précarité. On peut vouloir instaurer des revenus sans contrepartie d’activités socialement validées. On peut vouloir des revenus qui, par la qualification, reconnaissent la contribution de la personne à la société dans toutes les sphères de l’économie. Tout ceci est antagonique avec le maintien des sociétés de capitaux dont l’objectif est de contenir le coût de la force de travail à son utilisation directe dans le processus de production.

Il en est de même d’une approche écologique du transport longue distance. Elle suppose de faire rentrer de la délibération démocratique dans le choix des moyens de transports et le résultat de cette délibération démocratique sera toujours contradictoire aux sociétés privées de transport qui exigeront le moins de contraintes possibles pour pouvoir développer ces transports au mépris de l’écologie.

Enfin, la logique budgétaire des investissements est fondamentalement en contradiction avec des investissements déterminés par des seuils de rentabilité. Là encore, les sociétés de capitaux ne manqueront pas de faire valoir que ces enveloppes budgétaires constituent d’évidentes entorses au principe de la concurrence « libre et non faussée ».

Si mettre en place ces mesures de planification sociale et écologique est contradictoire avec le maintien des sociétés de capitaux qui forment la partie la plus importante de nos économies, par quoi les remplacer ? Comme la valeur des sociétés de capitaux est déterminée par les scénarios de dividendes, une entreprise qui ne verse pas de dividendes est une entreprise dont la propriété n’offre aucun intérêt. Dès lors la réponse coule de source : ce sont dès lors les salarié.es en qualité de titulaires de l’intégralité de la valeur ajoutée et non de propriétaires qui vont gérer l’entreprise, ce qui ouvre la voie à la fin de l’exploitation et de l’aliénation du travail [4]. Dans le cas où l’entreprise est en situation de monopole ou d’oligopole, il va de soi que les usagers doivent codiriger l’entreprise pour déterminer avec les salarié.es ce qu’il faut produire ainsi que les modalités de la distribution de cette production. Si cette production est subventionnée, la place des citoyen.nes est alors légitime de fait.

Au final, nous aboutissons à une économie démocratique dans laquelle la délibération se fera par les rencontres multiples entre salarié.es et usagers ou citoyen.nes dans des unités productives qui seront de véritables communs. Aux communs directement productifs dont certains fonctionneront dans une logique de subvention (commun des transports longues distances), s’articuleront donc des communs de socialisation des revenus [5] et des communs de financement qui réaliseront une allocation de crédits selon une logique budgétaire [6].

La planification s’opérera donc selon deux dimensions, verticale et horizontale. La verticalité se constituera par la présence des usagers dans l’orientation des entreprises : elle permet aux travailleurs d’une entreprise cliente de s’exprimer dans l’orientation de l’entreprise en amont, ce qui permet ainsi de se coordonner en remontant la chaîne de production. L’horizontalité s’exprime par les communs de socialisation du revenu et de financement qui permettent de planifier la répartition des revenus de l’activité ainsi que l’orientation de l’économie par des enveloppes budgétaires. Les rapports marchands n’auront certes pas disparus – et cela n’est pas souhaitable – mais ils seront désormais largement domestiqués par la délibération démocratique qui n’aura été possible que par l’éviction des actionnaires.

Benoît Borrits est chercheur militant de l’association Autogestion. Il est l’auteur de :
- "Au-delà de la propriété, pour une économie des communs" La Découverte, Coll. L’Horizon des possibles, 2018.
- Virer les actionnaires, pourquoi et comment s’en passer ?, Syllepse 2020.

Note de la rédaction

Quatre membres de la rédaction des Possibles ont relu le texte de Benoît Borrits et ont exprimé de fortes réserves, non pas relativement au projet normatif de l’auteur, mais à la cohérence de l’argumentation, défaillante en de nombreux points.*

Peut-on considérer que les travailleurs des services non marchands sont payés par un transfert venant du secteur marchand, comme le soutiennent aussi les économistes libéraux et comme l’a soutenu longtemps le marxisme traditionnel ? Les impôts et cotisations sociales, qui socialisent le paiement d’une partie de la valeur ajoutée nette, sont-ils versés uniquement par les agents économiques du secteur marchand, les fonctionnaires n’en paient-ils pas ? Peut-on à la fois admettre que le PIB non marchand s’ajoute au PIB marchand (donc fait partie du PIB total) et soutenir qu’il y a un transfert monétaire du second vers le premier ? En d’autres termes, si le travail dans les services non marchands est productif de valeur ajoutée, pourquoi faudrait-il augmenter celle-ci d’un transfert ?

Plus fondamentalement, la monnaie n’est-elle qu’un instrument servant aux échanges marchands et n’apparaissant qu’avec ceux-ci ? Dans la société capitaliste, la création de monnaie n’a-t-elle lieu par principe que pour permettre l’investissent net privé et jamais l’investissement net public ? Est-il pertinent d’assimiler les institutions politiques, qui définissent le cadre juridique de toutes les activités, et la sphère de production monétaire non marchande ?

Enfin, l’activité personnelle autonome faisant naître des valeurs d’usage (tondre soi-même son gazon) a-t-elle besoin d’une évaluation monétaire ? Comment une activité non monétaire par définition trouverait-elle une « reconnaissance » monétaire de la qualification de celui qui l’exerce ? Le retraité perçoit-il une pension au titre de son loisir ou de sa participation sociale aux associations de son quartier et sa pension mesure-t-elle toujours sa qualification ?

Bien que toutes les propositions de clarification qui ont été faites à l’auteur aient été refusées par lui (ne serait-ce que sur l’emboîtement des sphères monétaires marchande et non marchande),
nous publions tout de même ce texte en raison de la nécessité du débat sur une question aussi complexe que le travail, afin de contribuer à démêler, autant que faire se peut, ce qui ressort de l’analyse ou de l’idéologie**.

* Les mêmes remarques critiques avaient été apportées à un texte précédent de Benoît Borrits dans Les Possibles, n° 18.

** À propos d’idéologie on pourra méditer cette sentence prononcée par Jean Peyrelevade : « L’économie gratuite est intégralement financée par les producteurs de richesses marchandes, ceux qui, au sens propre, font du fric », dans un texte intitulé « Quand l’économie du partage aveugle les anticapitalistes  » (Les Échos, 20 janvier 2016). Voir une critique ici.

Jean-Marie Harribey

Notes

[1François Seurot, Le Système écono­mique de l’URSS, PUF, Paris, 1989

[2Sauf à penser que le secteur non monétaire pourrait être exclusif et recouvrir la totalité de l’économie, ce qui est hypothèse pour le moins osée que nous ne défendrons pas ici.

[3Bernard Friot, L’enjeu du salaire, La Dispute, 2012

[4Benoît Borrits, Virer les actionnaires, Pourquoi et comment s’en passer ?, Syllepse, 2020

[5Benoît Borrits, Au-delà de la propriété, Pour une économie des communs, La Découverte, 2018, chapitre 5, p 143.

[6Benoît Borrits, Au-delà de la propriété, Pour une économie des communs, La Découverte, 2018, chapitre 6, p 171.

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