La planification écologique : une approche institutionnaliste

vendredi 3 avril 2020, par Plihon Dominique

Nos sociétés sont mal préparées à la transition écologique et sociale parce qu’elles souffrent d’un double handicap : d’une part, un problème d’incohérence temporelle, entre l’horizon de long terme de la transition, et l’horizon court de la plupart des acteurs économiques et politiques ; et d’autre part, un problème de déficit démocratique qui nuit à la mobilisation de la société.

Notre hypothèse est que des institutions démocratiques de long terme sont nécessaires pour mener à bien la transition écologique et sociale. La planification écologique et démocratique peut contribuer à jouer ce rôle. Cette note tente de définir les contours de cette planification en s’appuyant notamment sur les expériences passées et récentes.

1. Les obstacles à la transition écologique et sociale

La question de l’horizon temporel et de l’incertitude

La dégradation de la planète et du climat est un processus de long terme. Or, l’horizon décisionnel de la plupart des acteurs privés et publics est trop court pour prendre en compte ses conséquences catastrophiques et collectives qui s’échelonneront dans le futur. C’est la fameuse « tragédie de l’horizon » énoncée par Mark Carney (2015).

Ce biais court-termiste est particulièrement important pour les acteurs financiers, et provient notamment des règles de fonctionnement des marchés. Ainsi, est-il possible d’expliquer le déficit d’investisseurs à long terme par les règles concernant la gouvernance des investisseurs institutionnels (Plihon & Rigot, 2018).

Jusqu’ici, les acteurs financiers et les autorités financières ont développé une approche purement financière et fondée sur les mécanismes de marché des risques liés au climat, par des instruments de couverture et des règles prudentielles, avec l’hypothèse que ces risques sont probabilisables.

Or, les aléas découlant du changement climatique relèvent largement du domaine de l’incertitude radicale, non probabilisable, au sens de Knight (1921) [1]. En effet, les effets du changement climatique ont des caractéristiques particulières : ils sont irréversibles, cumulatifs et systémiques, ce qui les rend largement imprévisibles. Cette imprévisibilité provient du caractère endogène des interactions entre l’ensemble des acteurs publics et privés dans un système économique globalisé et financiarisé qui a tendance à amplifier plutôt qu’à amortir les effets du changement climatique. Étant endogènes et systémiques, ces effets ne peuvent être traités comme des risques probabilisables susceptibles d’être évalués à partir de l’expérience passée. D’autres approches, non conventionnelles et hors marché, sont nécessaires

L’un des facteurs majeurs de cette incertitude – qualifié de risque de transition – est lié aux politiques futures menées par les autorités publiques dans le cadre de la transition. Ces politiques, concernant par exemple la fiscalité et la réglementation, sont susceptibles d’avoir un impact important sur l’environnement des acteurs économiques et financiers. S’ils ne disposent pas d’information claire sur ces politiques futures, ces acteurs peuvent être amenés à différer ou à renoncer à leurs décisions. Comme le montre l’analyse économique, l’incertitude est l’un des principaux obstacles à l’investissement.

La question démocratique

Le succès de la transition vers une économie non carbonée repose en grande partie sur le changement de comportement de l’ensemble des acteurs de la société. Ce résultat ne peut être obtenu que si plusieurs conditions sont réunies quant au fonctionnement de la société. Les deux conditions principales correspondent à deux principes associés à la définition de la démocratie et du « développement durable », tel que proposé par le rapport Bruntland publié par les Nations unies en 1987 [2] : le principe de participation et d’information ; et le principe de solidarité et de justice.

Le principe 10 de la déclaration de Rio (1992) met en exergue la nécessité du principe de participation et de l’information de chacun : « La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient. … Les États doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la participation du public en mettant les informations à la disposition de celui-ci. Un accès effectif à des actions judiciaires et administratives, notamment des réparations et des recours, doit être assuré. » [3]

L’importance du principe de solidarité et de justice sociale a été illustré par le mouvement des Gilets jaunes. Le déclenchement de ce mouvement a été provoqué par un sentiment d’injustice à la suite de la hausse des prix du carburant décidée par les pouvoirs publics, dont l’impact aurait été considérable sur les travailleurs pauvres, au cœur de ce mouvement social.

2. Les leçons de l’expérience historique passée et récente

La plupart des pays capitalistes dits avancés se caractérisent par l’absence d’institutions tournées vers le long terme. Dans le domaine financier, il y a un déficit d’investisseurs de long terme, susceptibles de contribuer efficacement au financement de la transition, tels que les banques publiques de développement. Et dans le domaine écologique, la planification stratégique est absente, sauf dans un pays comme la Suède, alors que cette démarche existe dans les grandes entreprises.

La planification indicative et concertée française (1946 – 1992)

À la suite de la Seconde Guerre mondiale, la France s’est dotée d’institutions et d’instruments pour reconstruire l’économie et adapter la société dans une perspective longue : ce fut en particulier le rôle du Commissariat général du Plan, créé en 1946 par le général De Gaulle, alors chef du gouvernement provisoire. Il est intéressant de noter que, au départ, la création du Plan a été décidée sous l’influence des États-Unis, pour canaliser l’aide accordée dans le cadre du plan Marshall.

Le premier « Plan de modernisation et d’équipement » a été mis en place en 1946 par Jean Monnet. La planification française a fonctionné jusque dans les années 1990 (10 plans, la plupart quinquennaux se sont succédé). Selon Pierre Massé, commissaire au Plan en 1959-65, et théoricien la planification, celle-ci avait une triple fonction qui en a fait son originalité :

  • Éclairer l’avenir pour dépasser l’immédiat, définir les enjeux du moyen et long terme, et programmer les investissements publics qui vont structurer l’économie.
  • Assurer la cohérence des politiques publiques en articulant les objectifs et les moyens permettant de les atteindre.
  • Promouvoir la concertation pour favoriser la conscience de ce qui est important et entraîner l’adhésion des acteurs concernés.
    Théoricien de la décision en avenir incertain, Pierre Massé est connu pour avoir qualifié le Plan de « réducteur d’incertitude », dans son ouvrage au titre évocateur « Le plan ou l’anti-hasard » publié en 1965 [4]. Pour justifier l’utilité de la planification, Pierre Massé part d’une critique de la théorie du « marché généralisé » défendue notamment par Gérard Debreu, en montrant que toutes les éventualités futures ne peuvent être connues à l’avance. Ce qui est particulièrement le cas pour les investissements à long terme, tels que la construction d’un barrage, pour lequel il n’existe pas de marché, ni de prix reflétant les services futurs. Le plan est comparé à une « vase étude de marché » dont l’instrument serait le tableau économique d’ensemble imaginé par François Quesnay (1759), et repris par Leontief (1941). La procédure était la concertation au sein des « commissions de modernisation », créées dès le 1er plan, au nombre d’une vingtaine, qui regroupent pour chaque secteur de l’économie l’ensemble des acteurs concernés : administrations publiques, patronat, syndicats, usagers, universitaires.

Le contenu et les méthodes de la planification française ont évolué dans le temps. Ainsi, le Ve Plan (1966 – 1970) innove en introduisant une « programmation en valeur », qui concerne notamment l’évolution des prix et des revenus, au moment où la politique des revenus était inscrite à l’agenda des gouvernements.

À la différence de la planification dirigiste qui prévalait alors dans les pays du bloc soviétique, la planification française était indicative, même si elle était considérée comme une « ardente obligation » par les responsables politiques, de Charles de Gaulle à Pierre Mendès France. L’idée était que, étant élaborés dans le cadre d’un débat et d’une concertation entre les « partenaires » politiques, économiques et sociaux, sous l’égide de l’État, la planification et ses objectifs s’imposeraient d’eux-mêmes à ces derniers.

Il y a un consensus pour attribuer un rôle important à la planification dans l’évolution économique et sociale de la France au cours des « Trente Glorieuses ». Ainsi, Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud, mentionnent le rôle « stimulant et pondérateur » du Plan dans leur explication des bonnes performances économiques en termes de croissance de la production, des revenus, de l’emploi, de réduction des inégalités dans la France de l’après-guerre [5]. Les économistes institutionnalistes, qui ont étudié les capitalismes nationaux dans leur diversité, ont montré l’importance des institutions et des politiques publiques dans les capitalismes européens, qualifiés de « capitalismes coordonnés » [6]. La France était un des seuls pays capitalistes européens, avec la Suède, à avoir mis en place un système de planification dans l’après-guerre.

La planification n’a pas été le seul instrument au service des politiques publiques à moyen et long terme. La France a également mis en place un système de contrôle du crédit, sous l’égide du Trésor public et de la Banque de France, qui a joué un rôle important dans l’allocation des financements dans l’économie française en fonction des priorités politiques [7]. La nationalisation de la Banque de France et des quatre principales banques de dépôt en 1945, ainsi que la création du Conseil national du crédit présidé par le ministre des Finances et chargé de veiller aux orientations de la politique monétaire, illustrent la subordination du crédit et de la monnaie aux objectifs économiques et sociaux du gouvernement.

Les limites de la planification française étaient importantes, et liées à l’idéologie « productiviste » et « colbertiste » qui dominait la France au lendemain de la guerre. Le Plan français s’est inscrit dans la logique des « Trente Glorieuses », marquée par la recherche d’une croissance rapide, qui était l’un de ses principaux objectifs. Le développement des secteurs de l’énergie, des transports et du logement figurait parmi les objectifs prioritaires des plans successifs. Mais les enjeux écologiques, tels qu’ils sont mis en avant aujourd’hui, étaient largement absents des préoccupations du Plan. Par ailleurs, la philosophie « centralisatrice » et colbertiste de l’État s’imposait au détriment du rôle des territoires, dont le rôle est reconnu comme essentiel aujourd’hui pour la transition écologique et sociale, mais qui ne furent que tardivement intégrés dans le processus de planification, à l’occasion du IVe Plan (1962 – 1965). Ces missions territoriales ont été confiées à une institution distincte, la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire – la Datar – créée en 1963.

Vouloir réhabiliter les idées de planification et de long terme aujourd’hui peut apparaître totalement « décalé » dans une société dominée par l’idéologie individualiste de la « start up nation » et par la logique court-termiste des marchés, et par la dictature du « temps réel » des réseaux sociaux.

S’il n’est évidemment pas question de reconstituer le Commissariat général du plan, supprimé en 2006 car jugé incompatible avec l’idéologie néolibérale, il est néanmoins devenu indispensable de doter aujourd’hui notre société d’institutions démocratiques de long terme pour faire face au formidable défi de la transition énergétique et du changement climatique.

L’originalité du modèle écologique suédois

La question écologique est centrale dans la société suédoise depuis plusieurs décennies. La Suède affiche des performances écologiques supérieures à la moyenne européenne, notamment pour les émissions de CO2, le développement des énergies renouvelables, le traitement des déchets, la préservation de la biodiversité. Ces bons résultats sont le résultat d’une politique énergétique ambitieuse et précoce, menée depuis le premier choc pétrolier de 1973 [8]. Depuis cette date, la consommation des produits pétroliers a été divisée par deux, et la part des énergies fossiles est tombée à 49 %, contre 70 % en France. Il y a eu un découplage relatif entre la croissance économique et la consommation d’énergie : cette dernière est restée stable, tandis que le PIB a été multiplié par 2,4 de 1970 à 2012 [9]. L’objectif des autorités suédoises est d’éliminer les énergies fossiles dans les transports routiers avant 2030, et d’atteindre la neutralité carbone dès 2045, en avance sur les objectifs fixés par l’accord de Paris de 2015.

La Suède s’est dotée d’un cadre institutionnel et réglementaire adapté à ses objectifs écologiques. C’est ainsi qu’un code de l’environnement a été mis en place en 1999, avec des lois et des tribunaux spécifiques aux questions environnementales. Par ailleurs, les autorités suédoises ont eu un large recours aux instruments économiques pour promouvoir leurs objectifs écologiques. C’est ainsi que le pays a programmé dès 1991 l’évolution à moyen-long terme du prix du carbone, couplée avec une réforme de la fiscalité, comprenant un important volet écologique. La Suède a mis en place une taxe sur les émissions de CO2, en allégeant en contrepartie (et même pour un montant supérieur) les charges pesant sur le travail et sur les entreprises. Cette taxe a cru progressivement : introduite à 27 €/t en 1991 pour les particuliers et 7 €/t pour les entreprises industrielles et agricoles, elle a atteint, en 2018, 120 €/t pour les particuliers comme pour les entreprises qui ne sont pas soumises au système européen d’échange de droits d’émission. Le niveau du prix du carbone est deux fois et demi plus élevé qu’en France (44 €). Ce niveau élevé de taxation est bien accepté notamment parce qu’il a été programmé à l’avance et a fait l’objet d’une concertation avec les particuliers et les entreprises.

Comme la France, la Suède a mis en place un système de planification indicative au lendemain de la Seconde Guerre mondiale [10]. Mais, contrairement à la France, ce pays a préservé cette institution, et l’a adaptée pour répondre aux enjeux de la transition écologique et fixer des objectifs à long terme. 16 objectifs stratégiques à long terme de qualité de l’environnement (OQE) ont été fixés, concernant notamment le climat, la couche d’ozone, la biodiversité, les forêt durables…

Autre différence importante avec l’expérience française : la planification suédoise est décentralisée, avec une planification régionale intégrée, l’échelon local et régional jouant un rôle clé dans la mise en œuvre des OQE. La baisse globale des émissions de GES résulte entre autres de la réduction des émissions dues au chauffage des bâtiments, réalisée grâce aux rénovations massives qui ont réduit la consommation globale et ont fait disparaître le chauffage au fuel, au GPL et au gaz, dont la part reste toujours importante en France. Cette réduction offre un exemple intéressant d’une planification locale menée par les collectivités suédoises : depuis le début des années 1980, celles-ci ont joué le rôle moteur dans la transformation du mix énergétique local, en investissant massivement dans la cogénération, en planifiant et développant les réseaux de chaleur pour couvrir l’ensemble de la commune, en utilisant la géothermie et la bioénergie selon la disponibilité locale, en menant elles-mêmes les travaux d’isolation, etc. La transition énergétique a profité d’une tradition suédoise beaucoup plus ancienne : qu’il s’agisse des services sociaux, de l’éducation ou du chauffage des bâtiments publics et privés, l’État central se contente de définir les obligations de résultat et de fournir le cadre legal, les politiques étant menées par les collectivités locales.

3. Pour une planification écologique et démocratique

Les analyses précédentes ont montré l’importance des institutions de long terme, telles que la planification, pour conduire la transition écologique et sociale. L’étude des expériences de planification permet de préciser le rôle et les fonctions de la planification écologique. Ces fonctions sont de trois ordres : éclairer l’avenir, définir les orientations des politiques publiques à moyen et long terme, et favoriser la concertation avec les acteurs de la société. On se limitera ici à la dimension « climat » de la transition écologique, et à deux volets essentiels de la planification écologique : (1) le prix du carbone et la fiscalité écologique ; et (2) les investissements de long terme et leur financement.

Le prix du carbone et la fiscalité écologique

L’expérience suédoise suggère que le cadre institutionnel dans lequel est fixé le prix du carbone joue un rôle stratégique pour la transition énergétique, et qu’il est essentiel de programmer à l’avance son évolution à moyen – long terme pour atteindre les objectifs de décarbonisation de l’économie. Initialement, dans le cadre du protocole de Kyoto (signé en 1997), il avait été prévu que le prix du carbone devait être déterminé par des mécanismes de marché. L’Union européenne s’est ainsi dotée en 2005 d’un marché du carbone qui a été un fiasco, car il n’a pas permis de fixer un prix stable et incitatif, de nature à amener les acteurs économiques à réduire leurs émissions de C02 [11]. Il est apparu clair que cette variable stratégique doit être fixée « hors marché » par les pouvoirs publics. C’est ainsi qu’à l’issu du Grenelle de l’environnement (2008), le gouvernement français a nommé une commission qui a proposé, dans un rapport intitulé « la valeur tutélaire du carbone » (2009), une trajectoire à long terme du prix du carbone allant de 45 euros la tonne de carbone en 2010 à 100 euros en 2030 et 150 à 200 euros en 2050 [12]. Le calcul de cette trajectoire du prix du carbone s’appuie sur « les engagements européens et l’usage raisonné de la modélisation économique ». Un autre rapport, publié en 2015, propose un « corridor » pour le prix du carbone, avec deux prix plancher de 50 euros et plafond de 100 euros la tonne de carbone à l’horizon 2030 [13]. On note que le prix du carbone ainsi calculé est modéré en comparaison du prix pratiqué en Suède, égal à 120 euros en 2018, comme indiqué plus haut.

Le prix du carbone ne constitue qu’un des instruments destinés à conduire la transition vers une économie non carbonée. Il revient à la planification écologique d’indiquer également les politiques publiques, notamment fiscales et réglementaires, cohérentes avec l’évolution programmée du prix du carbone, et destinées à modifier les comportements des acteurs économiques vers une plus grande efficacité énergétique et le recours à des énergies non carbonées. Ces mesures doivent faire l’objet d’une concertation publique et d’un débat démocratique préalables, avec l’objectif d’en assurer l’acceptation. La hausse inévitable de la fiscalité écologique doit être accompagnée de mesures de compensation destinées à répartir équitablement le fardeau de l’ajustement en fonction de critères de justice sociale. Ainsi, une « planification en valeur », intégrant la question des revenus directs et indirects, apparait être une composante nécessaire de la planification.

De ce point de vue, la comparaison des expériences suédoise et française récentes est riche d’enseignements. La politique écologique menée en Suède est généralement considérée comme une réussite car celle-ci a rempli les conditions qui viennent d’être mentionnées [14]. À l’inverse, en France, les pouvoirs publics ont été amenés à renoncer aux mesures concernant la fiscalité écologique à deux reprises, à la suite les révoltes des « bonnets rouges » en 2013 et des « gilets jaunes » en 2019, faute de concertation préalable et de la mise en œuvre de mesures de compensation destinées à prendre en compte les effets régressifs de ces mesures sur les ménages et les petites entreprises. La politique des pouvoirs publics français se caractérisait par une grande incohérence, source d’un sentiment légitime d’injustice de la part des « gilets jaunes », car elle consistait à prévoir une hausse des prix du carburant frappant particulièrement les « travailleurs pauvres », alors que les sites industriels les plus polluants bénéficient d’une fiscalité écologique deux fois plus faible que celle correspondant au prix actuel du carbone (44 euros/tonne), grâce au système de quotas mis en place dans le cadre du marché européen des permis de polluer.

Les investissements de long terme et leur financement

La transition vers une économie non carbonée requiert des investissements massifs. La programmation des investissements prioritaires doit être un des volets de la planification écologique, comme ce fut le cas dans le cadre des plans qui se sont succédé en France à partir de 1946. Ce travail de programmation est réalisé actuellement par I4CE – l’institut de l’économie, créé à l’initiative de la Caisse des dépôts et consignations et l’Agence française du développement, deux investisseurs publics de long terme.

Selon I4CE, les investissements « climat » s’élevaient en 2018 à 45,7 milliards d’euros, dont 22 milliards d’investissements et de cofinancements publics, se répartissant entre 19,5 Mds € pour l’efficacité énergétique, 11,4 Mds € pour les infrastructures, 7,5 Mds € pour les énergies renouvelables, 4,9 Mds € pour le nucléaire [15]. Selon ce bureau d’étude, pour engager la France sur la voie de la neutralité carbone, définie par la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), les investissements « climat » doivent atteindre chaque année 50 milliards d’euros d’ici 2013 et 70 milliards d’euros à l’horizon 2024 – 2028. Ce qui implique une forte augmentation des financements privés et publics. Ces derniers devraient atteindre chaque année entre 25 et 27 milliards d’euros d’ici 2023, et entre 28 et 31 milliards d’euros à l’horizon 2028, soit entre 40 % et 50 % des financements totaux.

L’une des fonctions de la planification écologique doit être d’assurer la cohérence entre la hausse programmée des investissements pour la transition, d’une part, et les modalités de financements privés et publics permettant d’atteindre les objectifs, d’autre part. Ce qui pose la question du système monétaire et financier, et de sa transformation.

Les travaux récents ont montré l’existence d’un déficit structurel des investissements de long terme sur les marchés financiers. Modifier le cadre réglementaire, comptable et prudentiel, des banques et des investisseurs institutionnels pour les amener à allonger l’horizon de leurs financements est une première piste. Développer de nouvelles formes d’intermédiation financière est encore plus nécessaire. Des institutions financières de long terme existent déjà à l’étranger (BNDS au Brésil, KfW en Allemagne), à l’échelle européenne (BEI) et en France : Caisse des dépôts, avec sa filiale BPI, et AFD. Des propositions ont été faites dans ce sens, telles que la création de « banques du climat ». Mais les financements de ces acteurs publics ne sont pas à la hauteur des besoins.

Les politiques macroéconomiques – budgétaire, fiscale et monétaire – doivent être également mises en cohérence avec les objectifs de la transition écologique et sociale, et de son financement [16]. S’agissant du budget et de la fiscalité, le principe à appliquer pourrait être de « sanctuariser » les ressources et les dépenses publiques consacrées à la transition, ce qui conduirait aux trois règles suivantes : (1) suppression de toutes les aides aux énergies fossiles et redéploiement de celles-ci vers les énergies renouvelables, (2) affectation de la totalité des recettes des taxes écologiques au budget de la transition, et (3) exclusion des investissements publics de transition du calcul du déficit public [17].

La politique monétaire peut également constituer un levier important de la transition écologique, en coordination avec la politique budgétaire et fiscale [18]. On a vu plus haut que le contrôle du crédit a été un complément essentiel du plan dans la France d’après-guerre, en permettant de canaliser, d’une manière sélective, les financements vers les objectifs prioritaires de la politique économique. Depuis les années 1970, la politique monétaire s’est centrée sur les objectifs de stabilité monétaire et financière, au détriment des objectifs de financement de l’économie. Le financement de la transition doit être l’occasion de réhabiliter cette dernière dimension de la politique monétaire, dans ses deux dimensions actuelles, traditionnelle et « non conventionnelle ». Le rôle traditionnel de la banque centrale consiste à assurer le refinancement des banques privées et publiques. Ce canal du refinancement pourrait être utilisé pour introduire de la sélectivité en faveur des financements bancaires dans les secteurs prioritaires, comme ce fut le cas dans le passé. Quant à la politique « non conventionnelle » mise en œuvre par la BCE à la suite de la crise financière de 2007-2008, qui prend notamment la forme de financements à long terme et d’achats de titres sur les marchés financiers, elle pourrait consister à orienter, d’une manière sélective, la création monétaire de la banque centrale en faveur des secteurs bas carbone : c’est le « green qualitative easing ». Ce qui serait un changement par rapport au « quantitative easing » mené jusqu’ici par la BCE, qui a principalement financé les secteurs économiques gros émetteurs de CO2.

Démocratiser la planification écologique et sociale

Plusieurs réponses peuvent être données aux enjeux démocratiques de la transition écologique et sociale mentionnés plus haut. Une première approche pourrait être de créer des commissions pour chacune des grandes questions soulevées par la transition (énergie, mobilités, logement, fiscalité écologique…). Ces commissions seraient composées des parties prenantes concernées (entreprises, salariés, usagers…) et seraient chargées d’apporter des propositions, concernant notamment les investissements de long terme à mettre en œuvre. Leur fonctionnement pourrait s’inspirer des commissions de modernisation qui ont existé dans le cadre de la planification française des années 1946-1990.

Une solution plus ambitieuse pour démocratiser la planification est d’inscrire celle-ci dans un cadre institutionnel innovant permettant d’articuler les délibérations parlementaires et la démocratie participative. Il s’agirait de prendre appui sur le projet de réforme constitutionnelle annoncée par Emmanuel Macron le 3 juillet 2017, et qui prévoit de créer une « chambre du futur » en remplacement du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Cette idée a été reprise et développée par un collectif d’intellectuels coordonné par le philosophe Dominique Bourg au sein de la FNH. Ce collectif a proposé la création d’une « Assemblée citoyenne du futur », troisième chambre parlementaire, à côté de l’Assemblée nationale et du Sénat [19]. Selon ses promoteurs, la création de cette nouvelle assemblée est une « réponse institutionnelle à l’entrée en politique de la nature, et en conséquence, du temps long ». Composée de citoyens et adossée à un conseil scientifique, l’Assemblée citoyenne du futur a pour mission d’être « un point d’ancrage institutionnel des initiatives citoyennes pour la transition écologique ». Elle exerce une fonction d’alerte et peut s’autosaisir des grands projets de long terme, ce qui lui donne tout naturellement un rôle dans l’élaboration et le contrôle de l’exécution des objectifs de la planification écologique.

Pour conclure

Les défis posés par la transition écologique et sociale conduisent à réhabiliter les politiques publiques, après plusieurs décennies « néolibérales » marquées par la volonté d’en réduire l’importance dans la régulation économique [20]. L‘incertitude liée aux effets de la transition – qualifiée récemment de « cygne vert » [21] -, d’une part, et l’impératif d’une concertation sur les politiques écologiques illustré par le mouvement des Gilets jaunes, d’autre part, plaident pour la mise en place d’une planification écologique démocratique. Cette planification devra être élaborée aux différentes échelles territoriales – locale, nationale et européenne.

La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula van der Leyen, a fait du « Green Deal » un objectif prioritaire et a annoncé un programme d’investissements « verts » de 1 000 milliards d’euros pour la prochaine décennie. On voit mal comment l’objectif d’un « new green deal », affiché aujourd’hui par les responsables politiques, en Europe et aux États-Unis, pourrait devenir effectif sans une planification écologique et démocratique.

Dominique Plihon est membre du Conseil scientifique d’Attac et chercheur associé au sein de la Chaire Énergie et prospérité.

Notes

[1Hugues Chenet et alii (2019), « Climate-related financial risk in a world of uncertainty », Working Paper 2019 - 13, UCL Institute for Innovation and Public Purpose.

[2Le rapport Brundtland est le nom donné à une publication, officiellement intitulée « Notre avenir à tous » (Our Common Future), rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland.

[4Pierre Massé, Le plan ou l’anti-hasard, Gallimard, NRF Idées, 1965

[5Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud, La croissance française, un essai d’explication causale de la croissance économique de l’après guerre, Le Seuil, 1972.

[6Barry Eichengreen, « The European coordinated economy capitalism since and beyond 1945 », Princeton University Press, 2006.

[7Eric Monnet, « Controlling Credit, Central Banking and the Planned Economy in Postwar France, 1948-1973 », Cambridge University Press, 2018.

[8Andreas Rüdinger,« La transition énergétique en Suède : un aperçu du modèle scandinave » , Les cahiers de Global Chance, n° 36, novembre 2014.

[9OCDE, « Examen environnemental de la Suède  », février 2015.

[10Tibor Hottovy, « Prévision et planification à long terme en Suède », Futuribles, n° 9, hiver 1977.

[11Attac, La nature n’a pas de prix, Les méprises de l’économie verte, Les Liens qui Libèrent, 2012.

[12« La valeur tutélaire du carbone », Rapport de la commission présidée par Alain Quinet, Documentation Française, 2009.

[13Pascal Canfin, Alain Grandjean, Gérard Mestrallet, « Propositions pour des prix du carbone alignés avec l’accord de Paris  », Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, 2016.

[14Thierry Weil, « En Suède, « la taxe carbone » est bien acceptée », Reporterre, 14 novembre 2018.

[15Dont 2,4 milliards d’euros concernant des investissements non énergie. I4CE, « Panorama des financements climat, Édition 2019 ».

[16Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie  », Le Bord de l’Eau, 2020.

[17Xavier Ragot et Saraceno Francesco, « Investissement public, capital public et croissance », OFCE, 2016.

[18Voir le dossier sur « Les politiques monétaires des banques centrales  », dans Les Possibles, n° 22,

[19Dominique Bourg, Inventer la démocratie au XXIe siècle, L’Assemblée citoyenne du futur, Les Liens qui Libèrent, 2017.

[20Mariana Mazzucato, « The Entrepreneurial State : Debunking Public vs. Private Myths in Risk and Innovation  », Public Affairs, 2015.

[21Banque des règlements internationaux, « The green swan - Central banking and financial stability in the age of climate change », janvier 2020.

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