Entretien avec Dominique Bourg

Recueilli par Jean-Marie Harribey
vendredi 3 avril 2020, par Dominique Bourg *

1. Le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, la perte colossale de biodiversité et les pollutions de l’eau, de l’air et des sols sont maintenant avérés, et ces problèmes continuent de s’aggraver. Au point de remettre dans le débat public une question que l’on avait cru définitivement abandonnée : la logique du capitalisme est en cause. Et cela d’autant que crise sociale et crise écologique se conjuguent. Vous venez de publier Le marché contre l’humanité [1]. Quelle différence faites-vous entre capitalisme et marché, ou bien considérez-vous qu’il s’agit d’un même concept et d’une même réalité ?

Il n’y a pas de capitalisme sans marché, mais par ailleurs qui dit marché ne dit pas nécessairement capitalisme. Un marché fortement régulé interdit quelque chose comme le capitalisme : je songe ici à la ville médiévale avec son prix du pain régulé par les édiles, identique d’une échoppe à l’autre. On peut dire que ce n’est pas un marché car le jeu de la concurrence y est annihilé. Ce n’est vrai qu’en partie, j’imagine que certains pâtissiers devaient y être plus réputés que d’autres… Toutefois, la localisation contrainte des activités économiques empêchait une accumulation vraiment ouverte que seul le commerce au long cours permettait alors. Par ailleurs, en cas de disette, c’étaient les réserves de grains de la ville ou des autorités ecclésiastiques, hors marché (à l’amont par l’impôt, et à l’aval pour la distribution), qui permettaient de traverser l’épreuve.

Pour revenir à aujourd’hui et demain, on peut imaginer que dans une économie très contrainte énergétiquement, il n’y ait pas de marché de l’énergie, notamment, mais un service public distributeur de quotas.

Enfin, attention, le capitalisme est certes incompatible avec la protection de la biosphère. Avec un marché ouvert, les progrès techniques vont en effet déboucher non sur une réduction des flux, mais sur leur augmentation. On le sait depuis Jevons. Les énergies renouvelables à l’échelle mondiale s’ajoutent par exemple à une consommation toujours croissante de fossiles. En revanche, si les flux d’énergie et de matières sur un territoire étaient encadrés et plafonnés, les conséquences du progrès technologique seraient tout autres : elles aboutiraient à une réduction absolue des flux. Certes, mais le marché ouvert renvoie lui-même à certaines conditions de possibilité, symboliques. Je l’ai développé ailleurs. Pas de capitalisme sans au préalable concevoir la nature comme un stock de ressources à exploiter.

2. Pensez-vous que la question écologique surplombe ou surdétermine toutes les autres, notamment la question sociale ? Autrement dit, l’une a-t-elle remplacé l’autre dans la perspective d’une émancipation de l’humanité ? Les dirigeants des partis politiques « Verts » ont-ils raison d’affirmer que « la question écologique transcende la question sociale » ?

Si la Terre devenait inhabitable – et si on laissait filer les choses elle le deviendrait en grande partie –, la question sociale ne se poserait certes plus… Lorsque certaines îles du Pacifique auront disparu, une question d’une à deux décennies, elles n’accueilleront de ce fait plus aucun conflit social. En ce sens, la question écologique transcende et conditionne la question sociale. Mais attention, les réponses à fournir à la question écologique sont intrinsèquement sociales. Pas de redescente des flux sans abaissement du niveau de consommation des plus riches, et plus généralement sans resserrement drastique des inégalités de revenus. Nos empreintes écologiques respectives sont en effet étroitement dépendantes de nos niveaux de revenus. Le social conditionne les finalités écologiques, leur atteinte effective. Par ailleurs, comme aujourd’hui avec le coronavirus qui excède nos capacités en termes notamment d’appareils d’assistance à la respiration, le changement de comportements individuels et collectifs reste la clé ; la clé est donc avant tout politique.

3. Pour enclencher une sortie du productivisme, il faudra investir dans des nouveaux systèmes énergétiques et de transport, dans un habitat et un urbanisme rénovés, dans une agriculture et une industrie transformées ; comment dans ces conditions voyez-vous la décroissance ? À court, moyen ou long terme ? Plus encore, quel regard portez-vous sur la collapsologie ?

Une chose est la vitesse de croisière que nous devrons atteindre à terme – avec probablement une empreinte écologique qui ne devrait pas dépasser 0,8 planète afin de permettre la restauration au long cours des écosystèmes –, et une autre est l’effort à effectuer à court terme. Dans son rapport spécial 15 en octobre 2018, alors relativement à la cible des 1,5 °, le GIEC n’envisageait qu’un scénario possible sur quatre de respect de la cible (de chances pour l’atteindre) sans l’expédient incertain et dangereux d’émissions négatives massives. Il s’agissait d’une redescente des émissions mondiales de 58 % dans la décennie. Ce raisonnement vaut désormais pour l’objectif de ne pas dépasser les 2 °, que nous aurons très probablement atteints dès 2040. Est-il loisible de parler encore de « transition » sur un pas de temps si court ? Comme avec le coronavirus, les comportements et leurs limitations – via en l’occurrence des instruments comme des quotas individuels d’émissions –, deviennent déterminants. Ce serait un changement brutal rendu acceptable par la montée en puissance des dommages notamment climatiques. Je rappellerai seulement que les récoltes de sorgho de riz et de coton en Australie ont diminué de 66 % à l’issue de cet été austral.

Pour revenir à la vitesse de croisière, c’est en un sens plus facile. C’est déjà le cas d’un pays comme le Sri Lanka où, pourtant, les besoins en termes d’éducation et de santé, et même d’accès à l’énergie (pour les besoins fondamentaux), sont satisfaits. Mais c’est aussi une modification profonde de nos modes de vie, de nos appareils de production et probablement une réallocation de 20 à 30 % de la population active au travail de la terre. Et bien sûr, un resserrement très fort des inégalités.

Concernant la collapsologie, j’ai toujours pour ma part distingué l’effondrement au singulier, version Yves Cochet, de la dynamique de chocs et d’effondrements dans laquelle nous sommes entrés. Je n’adhère pas au premier alors que je constate la seconde. Et par temps de coronavirus, les moqueries débiles concernant la collapsologie ont-elles-mêmes un parfum suranné.

4. L’Union européenne néolibérale a muselé la politique budgétaire et corseté la politique monétaire. Or, on sait que, à l’échelle macroéconomique, l’investissement net nécessite obligatoirement une injection de monnaie nouvelle. Vous paraît-il possible de briser le carcan qui enserre les budgets publics et la monnaie dans des contraintes dont le but est de servir l’accumulation privée en rognant l’espace public et celui des biens communs, pour élargir le champ du capital à valoriser ? Comment faire pour qu’un Green New Deal ne soit pas une simple peinture du capitalisme en vert ?

Je ne crois pas au Green New Deal, version européenne ou nord-américaine à la Sanders, pour les raisons évoquées plus haut. Toutefois, même dans un marché ouvert, avec un investissement massif on peut faire croître les énergies renouvelables plus rapidement que la croissance générale de la consommation d’énergie. À quoi s’ajoute toutefois l’obstacle du EROI [2], du retour sur investissement énergétique, surtout quand on prend en compte le EROI étendu, c’est-à-dire toutes les consommations annexes d’énergie, et non seulement celle directement investie dans la production d’équipements donnés. Et on ne capte de l’énergie qu’avec des matériaux qu’il faut non seulement transformer, mais d’abord extraire.

En revanche, la règle des 3 % me semble avoir vécu et il sera de plus en plus difficile de l’invoquer face à des investissements qui paraitront de plus en plus vitaux.

5. Concrètement, comment peuvent s’articuler une évolution des besoins individuels et collectifs vers plus de sobriété et une action publique pour promouvoir des investissements de soutenabilité. En d’autres termes, la planification d’objectifs et de moyens pour conduire une transition a-t-elle une place et si oui laquelle ?

La question de la planification est désormais incontournable. Mais il ne s’agit plus de celle des équipements productifs, mais des objectifs environnementaux dans le cadre de l’empreinte écologique et des limites planétaires. En revanche, les moyens pour les atteindre peuvent varier et ménager d’importantes marges d’action. De même qu’il n’y a pas une seule forme d’agriculture possible pour enrayer et inverser la perte de matière organique des agrosystèmes, il y a bien des manières d’atteindre un même objectif écologique. Et évidemment les considérations de sens, d’émancipation, etc., prennent toute leur importance quant à la diversité des voies possibles et quant aux critères à retenir.

6. La polarisation et la concentration de la richesse à un bout très minoritaire de la société, ainsi que la montée des inégalités sont maintenant bien documentées. On arrive sans doute au bout de la mystification ayant consisté à magnifier la propriété privée et à entretenir l’illusion qu’elle pouvait « ruisseler » dans tout le corps social. L’idéologie « propriétariste » est-elle compatible avec l’écologie, avec un statut pour les biens communs, avec la préservation d’un espace non marchand ?

On laisse de côté la rigolade néoclassique du ruissellement. Quant à l’idéologie « propriétariste », elle n’a pas de droit de cité en écologie pour une raison très simple : tous les étalons et autres référentiels sont collectifs. Les questions ne sont pas celles de mon climat, de mes sols, de mes animaux, mais du climat, des agrosystèmes et de la biodiversité, tous biens communs et collectifs originaux, à l’instar du système Terre et de ses équilibres. Le propre des communs, au sens classique toutefois, étant des règles d’usage strictes et une propriété plutôt feuilletée.

Les transformations qui sont devant nous sont gigantesques. C’est le moment de faire repartir nos imaginations et de laisser courir nos désirs de refondation.

Par exemple, une société à 20 – 30 % de temps de travail réalloué à la production alimentaire fonctionne-t-elle avec une division sociale classique du travail, et donc avec un groupe social dédié, ou avec l’idée que cette production est le fait de tous, durant un âge de l’existence ? Le panachage n’étant pas interdit.

7. Bref, ne revient-on pas à la question de la compatibilité de l’émancipation avec le capitalisme ? Des rapports sociaux de non-exploitation de l’être humain et de non-exploitation de la nature – les deux exploitations jusqu’à épuisement – sont-ils à l’ordre du jour ?

Le point fort de l’écologie sociale d’un Murray Bookchin ou de l’écoféminisme d’une Françoise d’Eaubonne ont toujours été de ne pas dissocier domination sociale, domination de genre et domination naturelle. Nous devons enregistrer définitivement cette leçon. D’où encore une fois mon refus d’opposer social et écologique. Il n’est de question écologique que pour autant qu’elle se pose à notre humanité, et les questions humaines sont par définition sociales. Ce sont le recto et le verso du même problème. Nous devons en permanence les penser de concert.

Notes

[1D. Bourg, Le marché contre l’humanité, Paris, PUF, 2019.

[2Energy Returned On Energy Invested.

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