La domination de la cité-Etat

Pour une critique du gigantisme, 3e partie
vendredi 3 avril 2020, par Ilaria Agostini *

Aujourd’hui, Megalopolis est interprété comme un instrument de domination territoriale. Nous l’avons démontré dans la 2e partie de notre critique. [1]

Sa représentation est écartelée entre la bonne et la mauvaise ville, entre la ville de la perdition et la ville du salut. C’est une eschatologie, une réflexion sur le destin ultime de la vie agrégée sur la planète Terre. Comme une Jérusalem céleste actualisée, Megalopolis veut être la seule et dernière voie de salut face aux « menaces » que représente la question environnementale.

Cette idéologie du salut porte une contradiction irréductible. L’urbanisation mondiale hyper-technologisée est en fait la cause et l’effet des déséquilibres sociaux, territoriaux et environnementaux : tandis que les populations affluent des territoires pillés vers la mégapole en s’arrêtant à ses marges, le culte néocapitaliste se développe dans les zones centrales. Pourtant, la rhétorique impose le modèle « hyper » comme la solution exclusive aux maux de l’habitat humain. Mais sans en apporter aucune preuve.

Les programmes métropolitains dévoilés

Une publication récente de l’Institut Aspen [2] est consacrée à la « cité-État », chapitre le plus récent du gigantisme urbain [3]. Du point de vue de l’interprétation critique du phénomène, le think tank présidé par Giulio Tremonti propose des analyses et des scénarios d’un grand intérêt. En effet, cette littérature a le mérite de montrer le monde du côté de ceux qui détiennent le pouvoir économique. Et ce n’est pas tout. À l’avantage incomparable de cette révélation s’ajoute aujourd’hui, puisque la lutte de classes a été gagnée par les méga-riches, le renoncement à la pruderie que permet la position dominante. Cela rend l’étude de ce texte extrêmement fructueuse.

Les « cités-États » sont au rang des « plus grandes » métropoles, les plus peuplées et les plus productives, celles qui aspirent à la suprématie politique sur une macro-région, « qui peut aussi coïncider avec l’ensemble du territoire national » [4]. Ces métropoles sont « aussi puissantes que les principaux pays du monde » : le PIB de New York est équivalent à celui du Canada, celui de Londres à celui des Pays-Bas.

« Incubateurs et accélérateurs » de la nouvelle économie, et bien sûr « intelligentes », les cités-États seraient au nombre de six cents sur la planète entière. Et elles sont dans une concurrence féroce entre elles parce que, selon le discours métropolitain, les cités-États et les méga-régions seront les « piliers de base de l’économie mondiale ».

Des méga-maires pour les mégapoles

En Italie, seul Milan semble destiné à devenir une cité-État. Cette aspiration est confortée par le succès économique : le PIB du Grand Milan représente en effet 33 % du produit national brut [5]. Mais Milan, une ville qui ’engloutit, attire et concentre, devenant le pivot d’un système monocentrique’, est-elle déjà une cité-État ? Stefano Boeri a la réponse : « À l’échelle nationale, non. Oui, si on la considère comme le centre d’une région urbaine de cinq ou six millions d’habitants. Milan est déjà une ville mondiale, la seule en Italie. Le monde y est déjà représenté, comme en témoignent les multinationales comme Microsoft ou Google qui la choisissent » [6]. De toute évidence, la gouvernance milanaise sortira renforcée par le lancement d’un fédéralisme régional différencié.

Au niveau mondial, l’hypercité mène une politique autonome. Face à « l’évolution de la gouvernance mondiale » (en d’autres termes, face à la privatisation de la puissance publique) et face à des capitales « sclérosées » dans des États de plus en plus endettés et « dépassés », de nombreuses villes ont en effet « décidé qu’il fallait prendre l’initiative directement ». Les méga-maires se sont ainsi imposés « comme protagonistes sur la scène internationale » (p. 43), prenant des initiatives « indépendamment des dirigeants de leurs États-nations respectifs » et donnant naissance à une « diplomatie internationale des villes » très active.

Selon Aspen, l’action des maires, autonome mais « concertée », serait liée à la montée en puissance de l’économie partagée, de la « violence transnationale » et du chaos climatique, phénomènes qui, tout en étant mondiaux, ont lieu principalement dans les villes. Les cités-États seraient donc appelées à dicter « une sorte de programme mondial progressiste, favorable à l’afflux de capitaux et de migrants, sans se soucier des desideratas du pouvoir poussiéreux et formel du capital distant » (nos italiques).

La domination économique et politique des mégapoles

Ainsi, comme on peut le voir, l’utilisation de la dénomination « cité-État » ajoute à la valeur économique dont est chargée Megalopolis celle de la domination politique (polis). Dans ce discours, les données sociales et la qualité de l’environnement bâti (urbs) et de la citoyenneté (civitas) sont encore affaiblies.

Mégalopolis, même dans sa version politiquement hégémonique qui la rendrait plus « inclusive », prive la ville de cette dimension de solidarité, d’autonomie (l’art de se donner des règles), de démocratie directe, qui est centrale au municipalisme libertaire de l’écologie sociale ou au polycentrisme territorial dont nous avons parlé dans la première partie de notre critique.

Comme le lecteur l’a déjà deviné, le fait que Megalopolis soit un foyer d’inégalités n’échappe pas aux chantres du phénomène : « Les gagnants et les perdants de la mondialisation urbaine se retrouvent [en fait] en contact très étroit ». Les métropoles sont « le » lieu des contradictions : « les métropoles d’aujourd’hui condensent, dans un microcosme du monde, grande richesse et grande pauvreté, enracinement sur le territoire et mobilité quasi totale, réalité géographique et suppression des distances ».

Dans le discours dominant, comme nous le démontrerons, le dépassement des inégalités sociales et des déséquilibres écologiques est confié à l’hyper-technologisation du peuplement, à l’hyper-concentration des habitants et à l’addition (dans la cité-État) des pouvoirs politiques et du capital cognitif et économique métropolitain. Commençons par le thème de l’environnement.

Écologie de la cité-État

Le meilleur exemple de cité-État est la future Pékin de 103 millions d’habitants. Une capitale mondiale au cœur d’un territoire, la Chine, qui manque déjà de ressources rurales et qui s’empare donc de terres agricoles en Afrique. Afin de permettre la survie alimentaire de dizaines de millions d’habitants dans les nombreuses cités-États, l’agriculture hydroponique et « territoriale » (par exemple, sur des plateformes marines) est mise en avant. Pour les villes africaines, la solution de l’agriculture verticale et de la culture sur les toits (par exemple sur le revêtement solaire des bâtiments) est annoncée comme miraculeuse.

Les zones rurales sont réduites à des vides dans le déploiement de la métropole chinoise. Il est prévu de les reboiser avec 60 millions d’arbres, ce qui « vise à améliorer la qualité de l’air et à redéfinir les frontières entre les villes ».

Face aux dommages environnementaux évidents de la colonisation planétaire par les grandes villes mondiales, la littérature propose la recette universelle suivante : « la voie à suivre – comme nous le lisons dans l’introduction de Aspen – sera celle de l’économie circulaire et du développement durable [...]. La lutte contre le changement climatique est un objectif mondial : [… et] si certains refusent d’aborder ce problème, il ne sera pas résolu. »

Les notions d’économie circulaire et de développement durable, telles que proposées par la littérature métropolitaine, apparaissent comme des formules rhétoriques sans contenu. Ces deux notions ont perdu de leur mordant, absorbées par l’économie verte, objets d’une subsomption de la matrice technocratique, et obéissant aux diktats du turbo-capitalisme. Mais ce n’est pas tout. La citation « si certains refusent », à forte odeur de coercition, n’est-elle pas une expression latente de ce « fascisme techno-bureaucratique » prévu et craint par Illich et Gorz ?

C’est dans ce cadre que Saskia Sassen, sociologue de renom, théorise la « (re)délégation à la biosphère » [7]. La voie indiquée comme solution aux maux de l’environnement urbain (re)place la nature dans un rôle accessoire, dans un rôle subordonné : les capacités régénératrices de la nature nous indemnisent des dommages subis. En d’autres termes : ’La nature fait son affaire » de ces dommages, alors que nous nous défendons contre la nature (et l’emballement du climat).

La (re)délégation est basée sur « l’exploitation des capacités de la biosphère » comme alternative à l’utilisation actuelle de substances chimiques et synthétiques nuisibles à l’environnement, (« pas toutes » dit l’auteure). Le processus proposé met l’accent sur l’utilisation d’« outils » qui se prêtent à une utilisation multisectorielle, tels que « bâtiments, eaux usées et algues ». Un changement d’approche de la gestion et de la conception des espaces de vie est donc nécessaire. Les remèdes, ajustements et dépollutions proposés reposent sur la « capacité à trouver un terrain d’entente entre la réalité urbaine et la biosphère ».

En d’autres termes, les remèdes insistent sur :

a) la performance écologique des bâtiments et des constructions : forêts urbaines, bâtiments « intelligent », peut-être « avec des espaces pour la nidification des oiseaux et pour la croissance d’une végétation de surface » (l’exemple toujours vert est la forêt verticale à Milan) ;

b) l’action biologique des champignons, bactéries et autres micro-organismes ;

c) la circularité du système économique ; à cet égard, l’auteure de Global City atteint le summum du paradoxe : « le plastique récupéré des mers [produit et dispersé par la ville, ndr] peut être utilisé comme combustible pour fournir de l’énergie à la ville [elle-même] ».

Toutefois, la réalisation des objectifs environnementaux et climatiques reste dans le champ des hypothèses, notamment parce que les externalités négatives en termes de consommation d’énergie, d’eau, de matières premières et de pollution induite, qui risquent de dépasser les bénéfices souhaités, ne sont pas prises en considération. Cela se traduit par ce qui, dans le jargon philosophique, est défini comme « l’hétérogénéité des fins ».

Dans tous les cas, la mise en œuvre des performances régénératives fait collaborer en réseau les mégapoles. Parmi ces mégapoles, celles en bord de mer sont déjà prêtes à se fortifier avec des digues de protection contre la montée du niveau de la mer.

Barbarie à l’extérieur de la cité-État

Les laudatores urbis megapolitanae sont prévenus du risque d’exclusion effective des territoires non couverts par ce « programme mondial en marche » ; mais leur peur a un caractère politique et est liée à leur pouvoir de valoriser l’habitat.

« Oublier les territoires et ne se concentrer que sur les mégapoles peut signifier, au niveau politique, se retrouver face à des problèmes tels que le Brexit – voté par des centres urbains petits et périphériques qui ont battu la mégapole de Londres – ou la révolte des Gilets jaunes qui se déversent à Paris pour montrer leur mécontentement non seulement au gouvernement français, mais aussi à une autre grande métropole ». Il s’ensuit que les populations rurales restantes doivent entrer dans l’hypercité. Un autre aspect de l’attractivité.

Selon Slavoj Zizek, le capitalisme mondial (et sa manifestation urbaine), se présentant comme un capitalisme mondial à visage humain, est le dernier rempart contre le fascisme mondial : « l’obscénité de la situation coupe le souffle » [8], disait récemment le philosophe.

En conclusion

Le modèle proposé – géant, violent, inhumain et hostile aux formes de vie non humaines – se limite à des déclarations eschatologiques, sans apporter de preuve de son efficacité en termes de fonctionnalité et de durabilité. Le message, pauvre en imagination et jamais validé par des preuves scientifiques convaincantes, est le suivant : ce n’est que si l’humanité se retrouve dans l’environnement totalement artificiel de la mégapole qu’elle sera capable de relever les « défis » mondiaux.

La métropolisation du monde promet de résoudre les problèmes qu’elle génère elle-même. Dans ce vissage théorique, l’idéologie technologique métropolitaine montre l’insuffisance de ses vertus déclamées. Elle promet d’éliminer les inégalités, qui sont plutôt structurelles au modèle hyper-urbain ; elle promet de compenser les dommages environnementaux causés par l’extraction de ressources, indispensables aux infrastructures urbaines ; elle annonce le bonheur individuel, fondé sur la consommation des ressources nécessaires à la vie même.

L’idéologie des « écosystèmes économiques » (sic) métropolitains ignore toute hypothèse alternative et dissidente, micro-territoriale et polycentrique.

L’impossibilité à s’auto-limiter, à la différence d’un écosystème « auto-équilibré, auto-adaptatif, auto-épuré » [9], place le gigantisme urbain en dehors de la Nature. Au fur et à mesure de son expansion, il produit donc de nouveaux génocides et biocides.

Reste à trouver les forces pour entraver sa réalisation.

Ce texte est la traduction en français par Thierry Uso de la 3e partie de ’Per una critica del gigantismo’ par Ilaria Agostini publiée sur La Città invisibile.

Notes

[1Les deux premières parties de l’étude d’Ilaria Agostini ont été publiées dans Les Possibles, n° 20, Printemps 2019 et Les Possibles, n° 21, Été 2019.

[2Il ritorno delle città stato, « Aspenia », n° 81, 2018. Le livret contient des écrits de certains des pontes sur ce thème : parmi eux, Saskia Sassen, Richard Florida, Stefano Boeri. Sauf indication contraire, les citations dans le présent document sont tirées de ce livret.

[3Cf. Parag Khanna, La rinascita delle città-stato. Come governare il mondo al tempo della devolution, Fazi, Roma, 2017.

[4Alberto Mattioli, Stefano Boeri, “Milano città globale ma dialoghi con il Paese”, “La Stampa”, 31 gennaio 2019, p. 27.

[5Borsa Milano vale 543 mld, 33 % del Pil, communiqué de presse, 28 décembre 2018.

[6In Mattioli, Stefano Boeri, “Milano città globale ma dialoghi con il Paese” cit.

[7Cf. également Saskia Sassen, Cities in a world economy, Sage, New York, 2018. Sassen est l’auteure d’un autre texte fondateur du gigantisme urbain : The global city. New York, London, Tokio, Princeton University Press, Princeton, 2001.

[8Slavoj Zizek, La scomparsa della sinistra, “Internazionale”, 15 marzo 2019, p. 36.

[9Ernst F. Schumacher, Small is beautiful. A study of economics as if people mattered, Blond & Briggs, London, 1973.

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