Hommage au professeur Samir Amin

vendredi 3 avril 2020, par Jacques Berthelot *

Samir Amin a balisé les réponses à la crise multidimensionnelle du système mondial. Samir a toujours souligné qu’« être marxiste, c’est pour moi poursuivre l’œuvre amorcée seulement par Marx, quand bien même cette amorce ait-elle été d’une puissance inégalée. Ce n’est pas s’arrêter à Marx, c’est partir de lui » [1]. Samir attendrait que ce symposium aille plus loin que ses analyses pour changer le paradigme dominant du capitalisme qui met l’argent, l’individualisme et le pouvoir au centre de ses objectifs, d’où son impérialisme destructeur en Afrique.

Comme mes compétences sont limitées, je n’aborderai que les leçons à tirer de Samir pour l’Afrique sur les trois gouvernances politique, économique et écologique de la mondialisation.

I – La gouvernance politique de la mondialisation

Samir souligne que l’avènement du socialisme planétaire solidaire est « un processus long, séculaire… Mais la construction de l’avenir… lointain commence aujourd’hui ».

Constatant que la charte du Forum social mondial interdit la participation de partis politiques, il a proposé en 2006 de créer une « Cinquième internationale », « qui ne doit pas être une assemblée exclusive de partis politiques, mais accueillir tous les mouvements de… luttes des peuples » [2].

Un premier débat concerne la position de Samir de construire le socialisme planétaire à partir des États puisqu’il critique, non sans raison, les intégrations régionales existantes : « Je ne crois pas… à des réformes progressistes de la part de cette Europe… avec le ralliement de la gauche historique à la droite historique… Il n’y a pas de solidarité européenne ».

Pourtant les mouvements sociaux et partis progressistes de l’UE ne cherchent pas à la démanteler puisque, outre le cas du Brexit, ce ne sont que les partis d’extrême droite, xénophobes, dont le Rassemblement national de Marine Le Pen en France, qui veulent sortir de l’UE.

Pour mieux débattre de la gouvernance mondiale, il faut tenir compte des perspectives démographiques des Nations unies de 2019, avec une hausse de 25 % de la population mondiale de 2020 à 2050, mais de 94 % en Afrique subsaharienne (ASS), contre seulement 1 % pour la Triade (États-Unis, UE, Japon). Et, en 2100, la population de l’Afrique dépasserait de 70 % celle de l’Inde et la Chine réunies, et celle de l’ASS les dépasserait de 50 %, celle d’Afrique de l’Ouest dépassant celle de l’Inde et a fortiori celle de la Chine.

II – La gouvernance économique de la mondialisation

2.1 – Les aspects productifs : industrie et agriculture

2.1.1 – L’industrialisation

L’Afrique se désindustrialise depuis 40 ans et la part de l’industrie dans le PIB est passée de 18 % en 1977 à 11 % en 2016 [3].

Dans « L’avenir industriel de l’Afrique » Samir écrit en 1980 : « À l’inverse des pays du centre, où la ’révolution agricole’ a précédé la ’révolution industrielle’, les pays de la périphérie ont importé la seconde sans avoir amorcé la première… Jusqu’ici l’industrie dans le tiers monde… nourrit son accumulation en ponctionnant le monde rural ».

Pourtant, selon Gaëlle Balineau et Ysaline Padieu : « La transformation alimentaire représente 60 % de l’emploi manufacturier… au Niger et au Nigéria, entre 30 % et 40 % au Ghana, au Burkina Faso et au Mali » [4].

Ne pas oublier l’industrie textile pour le marché intérieur des vêtements de qualité populaire, qui permettrait de valoriser le coton africain en le soustrayant aux fluctuations du cours mondial. À condition de se protéger des importations à prix cassé de friperie, celles venant de l’UE ayant été 8 fois supérieures à celles des États-Unis (EU) en 2018. Mais 57 % des importations de vêtements neufs de l’ASS en 2018 sont venues de Chine ; elle pourrait être plus lucide sur ses intérêts à long terme que l’UE et les EU, soumis à la volonté aveugle du capital privé.

Dans ce contexte, on peut préconiser pour l’ASS, avec Fatou Gueye et Alimadou Aly Mbaye, une industrialisation renonçant à la compétitivité dans les chaînes de valeur mondiales : « La création d’emplois… passera plutôt par les millions de nano-entreprises… individuelles qui… pourraient se regrouper sous forme d’entreprises sociales et solidaires… afin de leur faciliter un accès… à un statut formel » [5].

2.1.2 – L’agriculture : souveraineté alimentaire et maîtrise du foncier

Dans « Sur la crise » Samir écrit : « Dans… une stratégie… cherchant à reproduire… l’agriculture… moderne du Nord... une vingtaine… de millions de fermes modernes… pourraient produire… ce que les consommateurs urbains… achètent… Mais que deviendraient… ces milliards d’êtres humains… pauvres ?... Le capitalisme est… incapable de résoudre la question paysanne et… invite… au génocide ». Et il conclut : « Il faut accepter le maintien d’une agriculture paysanne pour tout l’avenir visible du XXIe siècle ».

Comme la maîtrise du foncier est un préalable, Samir souligne que « La Chine et le Vietnam fournissent l’exemple, unique, d’un système de gestion de l’accès au sol… fondé sur un droit révolutionnaire nouveau… celui de tous les paysans… habitants d’un village à un accès égal à la terre… Le modèle implique la double affirmation des droits de l’État (seul propriétaire) et de l’usufruitier (la famille paysanne) ».

Zihan Ren souligne que, grâce à la sécurité de retrouver leurs terres au village, « des centaines de millions de travailleurs ruraux ont les moyens de prendre le risque d’un emploi non agricole », si bien que, durant la crise financière mondiale de 2008, « la forte demande de main-d’œuvre dans les campagnes ayant reçu d’énormes investissements » a peu affecté la croissance économique, contrairement au reste de l’Asie [6].

Le modèle chinois de propriété des villages sur les terres agricoles ne poserait pas de problème a priori en ASS. Mais les résistances des chefs d’État africains seront fortes, comme le souligne Samir, « La propriété éminente de l’État… devient… le véhicule de l’appropriation privative. L’État peut ainsi « donner » les terres nécessaires à l’installation d’une zone touristique, d’une entreprise de l’agro business locale ou étrangère ».

L’idée, inculquée aux États d’ASS par l’agro-business du Centre et d’Afrique, de la nécessaire promotion de grandes exploitations « modernes » pour réduire le déficit alimentaire a conduit le Nigéria à accueillir de gros exploitants blancs expropriés du Zimbabwe. Malgré les facilités d’installation, l’échec dans l’État de Nazawara amène à conclure, avec Makunike, que « les exploitants blancs du Zimbabwe ont conquis leur réputation de prouesse agricole sur une longue période grâce à tout un ensemble de conditions spéciales » [7]. De nombreux autres États d’ASS organisent des colloques sur la nécessité de promouvoir l’agrobusiness.

La sociologue Denise Paulme citait en 1963 un chef nigérien : « La terre appartient à une grande famille dont beaucoup de membres sont morts, quelques-uns sont vivants et dont le plus grand nombre est encore à naître » [8], et elle ajoutait : « En définitive, les droits fonciers font partie du statut des personnes, ils en sont un aspect : être sans terre équivaudrait à se trouver sans parents, situation inconcevable… Une législation orientée par des motifs purement économiques déboucherait inévitablement sur le chaos social et la paupérisation. »

Mais une réforme agraire implique plus qu’une réforme foncière, comme le dit Samir dans « Sur la crise », « si le paysan… n’est pas en mesure d’accéder aux moyens indispensables à la production ». Et il ajoute les conditions commerciales dans « Pour la Cinquième internationale » : 1) prix agricoles rémunérateurs par une protection basée sur des prélèvements variables à l’importation assurant un prix d’entrée fixe en monnaie nationale ; 2) consommateurs urbains pauvres obtenant des coupons d’achat au prix ancien des produits alimentaires locaux, comme en Inde ; 3) élimination du dumping des pays exportateurs.

2.2 – Les aspects commerciaux

Samir a préconisé la déconnexion des pays périphériques de l’impérialisme de la Triade qui ne leur a offert que la perspective du « rattrapage » par une plus grande insertion dans le marché mondial. Pour Samir, « déconnexion » ne signifie pas autarcie, un minimum d’échanges étant au service d’un développement autocentré.

Dans « Sur la crise », Samir rappelle les violences séculaires de l’impérialisme européen : la « gigantesque dépossession des Indiens d’Amérique… la traite négrière qui prend la relève en Afrique », et cette dépossession n’a pas frappé que les paysans mais « a détruit les capacités de production industrielle… de régions… longtemps plus prospères que l’Europe ». Et il conclut : « Imagine-t-on aujourd’hui deux ou trois milliards d’Asiatiques et d’Africains disposant de tels avantages ? ».

Pour rester fidèle à Samir, il faut préciser les profondes réformes à opérer, notamment à l’OMC et dans les accords de libre-échange (ALE).

2.2.1 – Supprimer l’OMC ?

Samir a plaidé pour « la remise en cause fondamentale de l’OMC », d’autant que les États de la Triade en violent les règles, et il a ajouté « On doit mettre en accusation ces puissances dans les instances mêmes de l’OMC… Un groupe de pays du Sud… doit le faire » [9].

Les critiques de l’OMC, instrument majeur de la mondialisation néolibérale, sont pleinement justifiées, mais il ne faut pas les imputer à l’OMC personne morale (Secrétariat et Directeur général), qui ne peuvent dénoncer la violation des règles décidées par les États Membres [10].

Le premier objectif de l’OMC est « la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce », qui s’oppose à la souveraineté alimentaire, à la protection de l’environnement, aux droits sociaux fondamentaux. La règle la plus scandaleuse est la définition du dumping (article VI du GATT), selon laquelle il n’y a pas de dumping tant que l’on n’exporte pas à un prix inférieur à celui du marché intérieur. Cette définition a suscité les réformes radicales de la Politique agricole commune (PAC) de l’UE et du Farm Bill des EU au début des années 1990 : forte réduction des prix agricoles minima et compensation des agriculteurs par des subventions, ce que ne pouvait faire le Sud où ses agriculteurs sont la majorité des actifs. Et, comme ce sont l’UE et les EU qui ont négocié en tête à tête l’accord sur l’agriculture, ils ont distingué arbitrairement les subventions selon leur degré supposé de distorsion des échanges.

Malgré tous ces défauts, l’OMC reste incontournable à condition de la réformer radicalement :

- Sur les 164 États de l’OMC en 2020, aucun n’est sorti et tous les autres négocient leur entrée, (sauf la Corée du Nord).

- L’OMC est moins dangereuse que les accords bilatéraux de libre-échange (ALE).

- Les ambassadeurs du Sud à l’OMC sont soutenus par les analyses des ONG de solidarité Nord-Sud sur tous les sujets que veulent leur imposer les pays développés.

- C’est parce que l’agriculture n’est pas sortie de l’OMC que le Sud a résisté à la libéralisation des produits industriels et des services.

- Si l’on sortait l’agriculture de l’OMC, il faudrait une autre institution pour régler les différends, mais la FAO ou la CNUCED ont les mêmes États membres et ne elles ne changeraient pas les règles.

- Les États membres de l’OMC ne financeront pas une institution internationale supplémentaire.

- Des réformes sont possibles si on reconnaît une valeur de précédent juridique aux jugements de l’Organe d’appel, qui a jugé quatre fois que toutes les subventions agricoles internes sont à prendre en compte dans le dumping, s’opposant au GATT. Et si, comme SOL l’a proposé, l’un des trois juges est expert des droits humains, sociaux et de l’environnement, afin que les règles de l’OMC respectent une hiérarchie des normes.

2.2.2 – Supprimer les accords de libre-échange (ALE) bilatéraux

Il faut dénoncer les ALE et accords d’intégration régionale Nord-Sud, et modifier en profondeur les accords Sud-Sud. L’UE a négocié des ALE avec 17 pays d’Afrique : 4 des 5 d’Afrique du Nord et 13 des 49 d’ASS, mais entend couvrir toute l’Afrique. Ce sont les APE avec l’ASS qu’il faut le plus dénoncer tant ils sont criminels, et je vous renvoie à mon livre [11].

Il faut aussi dénoncer les propositions de l’Accord UE-Afrique censé succéder ce mois-ci à la Convention de Lomé. Or le ministre des affaires étrangères du Rwanda, président du Conseil des ministres ACP, a déclaré le 21 novembre 2019 : « La coopération Nord-Sud dans le cadre de notre partenariat de longue date avec l’Union européenne a énormément contribué au développement de nos États » !

Du 16 au 18 janvier 2020, s’est tenu à Berlin le 12e Forum mondial pour l’Alimentation et l’Agriculture organisé par le Ministère allemand de l’agriculture et le GFFA (représentant les grosses exploitations et agro-industries) avec 71 ministres de l’agriculture. Le communiqué final est un vibrant plaidoyer pour le libre-échange agricole, seul moyen de promouvoir la sécurité alimentaire du Sud !

Malgré ses fortes subventions agricoles et ses droits de douane très élevés sur ses produits alimentaires de base, l’UE reçoit une aide alimentaire massive des PED puisqu’elle est largement déficitaire, a fortiori sans les échanges de boissons et de café-cacao-thé-épices (CCTE) qui ne sont pas des produits alimentaires de base.

Le déficit vis-à-vis de l’Afrique sub-saharienne (ASS) est naturellement moindre mais se transforme en excédent si on élimine les échanges de café-cacao-thé-épices (CCTE), qui ne sont pas non plus des produits alimentaires de base.

2.2.3 – Revoir profondément les accords d’intégration régionale d’Afrique

Le retard croissant de l’ASS par rapport à la Triade, s’explique largement par son extraversion commerciale, tout le contraire de la déconnexion, tel que reflété par l’évolution du ratio exportations + importations de biens et services sur le PIB : il était de 25 % en 2018 pour l’ASS contre 12 % pour les EU, 17 % pour l’UE, 18 % pour le Japon [12].

40 ans après le sommet de l’OUA de 1980, l’Union africaine (UA) accentue sa vision néolibérale sous le prétexte de l’autocentrage, avec la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Fascinée par les accords de libre-échange méga-régionaux, l’UA prétend faire mieux entre ses 55 États comprenant 1,2 milliard d’habitants et un PIB de 2 500 Mds $.

Le scandale est que la ZLECAf a été promue par la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) et par la CNUCED. En juin 2012, la CEA anticipait une hausse du commerce intra-africain de 52 % en 2022 par rapport à 2017, carles droits de douane seront supprimés sur 90 % des lignes tarifaires. Mais ni les offres tarifaires ni les règles d’origine n’ont été finalisées. La CNUCED proposait en 2018
de réduire les droits du futur tarif extérieur commun : « Le prix moyen des importations africaines en provenance de pays non africains serait réduit…
[notamment] sur les… intrants à utiliser dans le processus de production, les économies africaines… deviendraient plus compétitives… en dehors du continent
 ».

Avec cette orientation de plus en plus extravertie, la ZLECAf continuera à creuser l’écart entre le revenu des Africains et celui du reste du monde. Le graphique ci-dessous montre que le pourcentage du revenu par tête de l’ASS a baissé par rapport à celui de la Triade de 1990 à 2018 et encore plus par rapport à celui de la Chine et de l’Inde.

En outre, la croissance des inégalités de revenus a été supérieure en ASS à celle dans la Triade, et Samir a souligné que les deux sont toujours allés de pair. Selon Irène Salenson, « Huit des dix pays du monde qui ont le plus fort coefficient de Gini (indicateur qui mesure les inégalités de revenu) sont situés en Afrique » [13] et Yasmine Osman précise que « L’Afrique australe – région la plus riche d’Afrique, mais aussi la plus inégalitaire – affiche la croissance la plus faible du continent. Elle se limite à 0,6% en 2019 » [14], contre 3,2 % pour le continent.

2.3 – Les aspects monétaires et financiers

2.3.1 – Les analyses de Samir

Selon Christophe Barat et Hélène Ehrhart, « [bien que] de 2000 à 2015 une partie significative de la dette publique… de trente pays africains ait été annulée… le poids… de la dette publique africaine est… passé… de 35 % du PIB en 2010 à 60 %... en 2018 » [15].

Dans « Zone franc et développement » Samir écrit en 1971 : « Peut-on parler de zone franc ou devrait-on dire zone du franc ?... Une banque centrale ne mérite ce nom que si elle peut exercer un contrôle effectif sur les banques commerciales, et si elle est autorisée à apporter son concours au Trésor. Les pseudo-banques centrales africaines de la zone franc n’ont pas ces pouvoirs ». La contestation grandissante du franc CFA et son réétiquetage récent en ’ECO’ ont fait l’objet des analyses approfondies de Kako Nubukpo [16] et de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla [17]. Ces analyses sont sans appel et Ndongo en parlera.

Trois autres contributions sont pertinentes pour mettre la monnaie et la finance au service du développement : l’expérience de la Chine rapportée par Samir et les propositions d’Eric Toussaint et de François Morin. Faute de temps on se limite à la Chine.

2.3.2 – Les leçons de la Chine

Quelques semaines avant son décès, Samir décrit la déconnexion du système monétaire de la Chine : « Les banques opérant en Chine sont exclusivement des banques d’État… et le taux de change du yuan est décidé par la Banque centrale, c’est-à-dire le gouvernement. Ce système a… permis de faire de la Chine la première puissance économique du monde… Les banques nationales chinoises ont financé… des centaines de milliers de petites entreprises compétitives… De telles conditions ne seraient plus tolérées si la Chine intégrait le système financier…mondial… Grâce au contrôle de son compte de capital, la Chine n’a pas souffert de la crise financière de 2007/8. D’autres pays d’Asie, intégrés dans le marché monétaire et financier, ont été dévastés par cette crise ». [18]

Comme le solde des échanges commerciaux de la Chine dépasse celui de la Triade, elle a accumulé de très importants excédents en dollars avec lesquels elle achète des bons du Trésor des EU, [https://www.pambazuka.org/global-south/financial-globalisation-should-china-move]. Cette créance sur les EU aide la croissance chinoise en augmentant la valeur du dollar par rapport au yuan et améliore la compétitivité des produits chinois aux EU. Si elle réduisait ses créances sur le Trésor américain, les taux d’intérêt et les prix américains augmenteraient, ce qui y ralentirait la croissance. Mais cela entraînerait la chute du dollar et la hausse du yuan, ce qui nuirait à la compétitivité de la Chine, une des raisons pour lesquelles elle veut réduire l’extraversion de son économie.

III – La gouvernance écologique de la mondialisation

Dans « Pour la Vè Internationale », Samir écrit en 2006 : « La poursuite de l’accumulation du capital… conduit… à l’épuisement rapide des ressources non renouvelables, à la destruction accélérée de la biodiversité… Le mode de vie américain n’est pas négociable », nous rappelle le président de ce pays. C’était en 2006, bien avant Trump.

Dans La loi de la valeur mondialisée, Samir constate en 2011 que « le ’capitalisme vert’ est désormais l’objet des discours obligatoires… dans la triade (de droite et de gauche) et des dirigeants des oligopoles ». Il salue les travaux de Wackernagel et Rees sur l’empreinte écologique et son calcul en « hectare global » et Samir en déduit que « La preuve est donc faite… que le socialisme… ne peut être qu’écologique ». Marx avait dit que l’économie capitaliste détruit les bases naturelles sur lesquelles elle se fonde : l’homme (le travailleur exploité) et la terre.

Mais on a du mal à suivre Samir quand il estime que, avec le socialisme, l’humanité saura inventer les techniques pour dépasser les contraintes écologiques : « Les écologistes sont portés à ’condamner le progrès’ et rejoignent alors les post-modernistes dans ce jugement négatif à l’égard des découvertes scientifiques et des avancées de la technologie… Oui, il y aura encore… des découvertes scientifiques à partir desquelles des technologies de maîtrise des richesses de la nature pourront être dérivées ». Dans Le capitalisme sénile (2003), il avait déjà avancé que « la nouvelle révolution technologique… l’informatique et la génétique, semblent permettre… la production de plus de richesse avec… moins de travail et moins de capital ». Mais Samir oublie que produire plus de richesses aggraverait les pollutions et il avait souligné que l’adoption au Sud des modèles agricoles de la Triade intensifs en capital constituerait un génocide de plus d’un milliard d’emplois paysans.

Supposer que la science et la technique résoudront les problèmes écologiques dans une planète devenue socialiste et solidaire est contredit par les rapports scientifiques du GIEC et le constat de tout un chacun sur l’accélération des catastrophes climatiques liées au réchauffement de la planète dans tous les pays, et plus encore en Afrique.

Mais le PNUE et la FAO [19] ont souligné qu’une reconversion rapide de l’agriculture d’ASS à des pratiques agroécologiques permettrait d’augmenter les rendements. Et on connaît les travaux d’Olivier De Schutter [20]. Mais la Banque africaine de développement prône encore une intensification fondée sur les subventions aux engrais chimiques [21].

Cela conduit à une réflexion philosophique sur l’analyse que fait Marx de la relation entre les hommes, selon François Perroux dans la Préface à l’édition du Tome 1 des œuvres de Marx consacré au Capital en 1963 aux Éditions Gallimard : « L’évolution inéluctable des contradictions économiques achemine vers un état final où l’homme accompli est réconcilié avec lui-même et avec la nature… Dans le communisme terminal l’être générique de l’homme est réalisé », une vision non partagée par François Perroux : « Cet homme devenu vrai dans et par le tout social… n’est pas vrai par la spontanéité irréductible de l’esprit source de l’action et de la parole personnelle ». En cela, Perroux rejoint le courant personnaliste d’Emmanuel Mounier.

On peut ne pas partager l’athéisme de Marx et Samir, tout en partageant leur vision et leur combat pour un socialisme planétaire solidaire, dans la mesure où la foi des croyants en l’immortalité de l’esprit (âme), loin d’être un « opium du peuple », nourrit leur engagement pour changer le monde ici et maintenant. Samir a clarifié ce débat dans La déconnexion : « L’être humain est un animal vivant… fini et mortel… Les questions qui transcendent son existence… subsistent. Le matérialisme historique ne répond pas à ces questions ; il ne les pose pas ; il n’a pas à y répondre. L’action transformatrice de la société ne l’implique pas. Cette position invite à réintégrer dans le camp de la transformation sociale les croyants… préoccupés par les questions de la transcendance… Il… s’agit… là… d’une conviction fondamentale… Le marxisme n’est pas le prolongement radical de la philosophie des Lumières, qui se propose de traiter de la réalité sociale comme de celle de la nature, mais une rupture avec celle-ci. »

Pour conclure, Samir nous a laissé un triple témoignage – par ses très nombreux écrits et enregistrements de conférences, par sa grande ouverture d’esprit et par son amitié –, ce qui nous permet de poursuivre son combat, comme il nous y invite, convaincu qu’il reste à nos côtés.

Le texte ci-dessus est celui de l’intervention inaugurale de l’auteur prononcée au Symposium international et pluridisciplinaire, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, du 10 au 12 février 2020

Notes

[1Samir Amin, La loi de la valeur mondialisée, pour un Marx sans rivages, Le temps des cerises, 2011.

[2Samir Amin, Pour la cinquième internationale, Le temps des cerises, 2006 ; et « L’indispensable reconstruction de l’Internationale des travailleurs et des peuples », Afrique-Asie, 7 août 2018.

[3Pierre Jacquemot, L’industrialisation de l’Afrique en question. Des désillusions à un nouveau volontarisme, Agence Française de Développement, L’économie africaine, La Découverte, 2020, p. 29-53.

[4Gaëlle Balineau et Ysaline Padieu, L’industrialisation en Afrique et l’exemple éthiopien, Agence Française de Développement, L’économie africaine, La Découverte, 2020,p. 41-57.

[5Fatou Gueye et Alimadou Aly Mbaye, Obstacles à la création d’emplois décents et politiques de l’emploi en Afrique, Afrique contemporaine, n° 266, 2018/2, p. 156-159.

[6Zihan Ren, Research on the Rural Revitalization Strategy from the Perspective of Sino-US Trade War, 2019, https://www.atlantis-press.com/proceedings/bems-19/125907419

[7Jacques Berthelot, Enjeux et stratégies pour bâtir des agricultures paysannes durables basées sur la souveraineté alimentaire en Afrique subsaharienne, in Bernard Founou-Tchigoua et AbdourahmaneNdiaye, Réponses radicales aux crises agraires et rurales africaines, Codesria, 2012, https://codesria.org/spip.php?article1712&lang=en.

[8Denise Paulme, Régimes fonciers traditionnels en Afrique noire, Présence Africaine, 1963/4 N° XLVIII | p. 109-132

[9Samir Amin, Sur la crise, Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le temps des cerises, 2009.

[11J. Berthelot, Vous avez dit LIBRE échange ? L’accord de partenariat économique Union européenne-Afrique de l’Ouest, L’Harmattan, juin 2018 ; Did you say FREE trade ? The European Union-West Africa Economic Partnership Agreement, L’Harmattan, September 2018.

[12Ce site donne un pourcentage trop élevé pour l’UE et ses États membres, et en conséquence pour le monde entier, car il n’a pas enlevé les échanges intra-UE, comme cela est fait sur le site de l’OMC.

[13Irène Salenson, L’Afrique de demain sera rurbaine, pp. 57-76 in ’L’économie africaine 2020’, La Découverte, janvier 2020.

[14Yasmine Osman, Les grandes tendances macroéconomiques de l’Afrique et de ses régions, pp. 7-20 in AFD, L’économie africaine 2020, La Découverte, janvier 2020.

[15Christophe Barat et Hélène Ehrhart, Le dilemme des États africains : entre besoins d’investir et risques de surendettement, in ’L’économie africaine 2020’, La Découverte, janvier 2020.

[16Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, Demba Moussa Dembele, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? La Dispute, 2016

[17Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la FrançAfrique. Une histoire du franc CFA, La Découverte, 2018 ; Ndongo Samba Sylla,[[ « Les Africains n’ont pas besoin d’une monnaie unique  », Le Monde Afrique, 19 janvier 2020.

[20Olivier De Schutter, “The political economy of food systems reform”, European Review of Agricultural Economics, Volume 44, Issue 4, 1 September 2017, Pages 705–731.

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