De quoi le coronavirus est-il le nom ?
En effet, la gravité de la pandémie due au Covid-19 doit être reliée à la transformation de l’économie capitaliste mondiale depuis la seconde moitié du XXe siècle. Loin d’apporter la stabilité promise par les chantres du libéralisme économique, la mondialisation a fragilisé toutes les sociétés. Par le fait que, d’un coup, les approvisionnements en médicaments et autres produits vitaux peuvent s’interrompre, et aussi parce que les systèmes de santé publics et les institutions de protection sociale ont été mis à mal par les politiques néolibérales menées par tous les gouvernements.
La crise dite sanitaire est le symptôme d’une crise structurelle gravissime qui marque l’imbrication inédite d’une crise sociale et d’une crise écologique dont la crise économique lancinante depuis près de cinquante ans est la traduction quantitative de l’impasse capitaliste. Double impasse devrait-on dire. Impasse sociale parce que, à force de dégrader la condition du travail, sa protection, l’emploi et les salaires, l’économie est parvenue à un stade de saturation de surproduction. Impasse écologique parce que l’épuisement des ressources naturelles, la perte de biodiversité, les multiples pollutions, le réchauffement du climat sapent progressivement les conditions de l’activité humaine et de la vie elle-même. Le fléchissement de la progression de la productivité du travail n’a pas d’autre source que la conjugaison de l’exploitation effrénée de la force de travail, de l’humain donc, et de la nature, celle-ci étant réduite à un instrument sans vie et sans autonomie au service d’une entité « morte » par définition, le capital.
La pandémie du Covid-19 apporte une pierre pour décider de la controverse entre ceux qui définissent notre époque comme celle de l’anthropocène [1] et ceux qui penchent plutôt pour la qualifier de capitalocène [2]. Le coronavirus pourrait être, d’une certaine manière, le nom euphémisé, mais non aseptisé, du « capitalovirus » [3]. Dans tous les cas, il devient évident que la fragilité sociale de nos sociétés modernes est à relier à la crise écologique, parce que « la destruction des habitats menace d’extinction quantité d’espèces, parmi lesquelles des plantes médicinales et des animaux sur lesquels notre pharmacopée a toujours reposé. Quant à celles qui survivent, elles n’ont d’autre choix que de se rabattre sur les portions d’habitat réduites que leur laissent les implantations humaines. Il en résulte une probabilité accrue de contacts proches et répétés avec l’homme, lesquels permettent aux microbes de passer dans notre corps, où, de bénins, ils deviennent des agents pathogènes meurtriers. » [4]
Le président Macron a-t-il été touché par la grâce ? Il estime désormais « qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » et il s’interroge sur « le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » [5]. Après avoir hésité, il a décidé de confiner la population jusqu’à nouvel ordre et de mettre en place un plan de sauvegarde afin de contenir l’épidémie et de sauver l’économie. Mais de quel plan la société a-t-elle besoin ? Il ne faudrait pas que le soudain éloge des services publics par un président acquis au choc néolibéral soit compris comme un éloge de l’État, en l’occurrence totalement défaillant, imprévoyant, méprisant même les travailleurs hospitaliers chargés de produire le service public du soin. Comme l’écrivent Pierre Dardot et Christian Laval, « La souveraineté des États est l’alibi permettant aux représentants de l’État de s’exempter de toute obligation légitimant un contrôle de la part des citoyens. […] C’est pourquoi les services publics relèvent du principe de la solidarité sociale, qui s’impose à tous, et non du principe de la souveraineté qui est incompatible avec celui de la responsabilité publique. […] Le souverainisme d’État, par son réflexe sécuritaire et son tropisme xénophobe, a fait la preuve de sa faillite. Loin de contenir le capital global, il en aménage l’action en exacerbant la concurrence. Deux choses sont désormais apparues à des millions d’hommes. D’une part, la place des services publics comme institutions du commun capables de mettre en œuvre la solidarité vitale entre humains. D’autre part, le besoin politique le plus urgent de l’humanité, l’institution des communs mondiaux. » [6]
Le retour de la planification
Le dossier pour ce numéro des Possibles, lorsque nous l’avions envisagé, n’était pas une anticipation de l’épidémie, mais exprimait la prise de conscience de la nécessité d’un sursaut de la société pour maîtriser l’indispensable et urgente transition sociale et écologique. Officiellement depuis 1987, date de la publication du rapport Brundtland sur le développement soutenable à la demande de l’ONU, le monde entier se gargarise d’efforts nécessaires pour stopper la destruction de la planète. De Conférence des parties en Conférence des parties depuis 1997, date de la signature du Protocole de Kyoto, on attend la mise en œuvre de politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Des velléitaires partout, mais des volontaires nulle part. Même les puissants réunis à Davos jurent chaque année qu’ils feront tout pour l’intérêt général. Il est aujourd’hui patent que la transition socio-écologique ne viendra pas de la philanthropie de ces gens-là, ni même de mécanismes automatiques de marché. L’idée de planifier collectivement cette transition émerge maintenant dans la société. Nous consacrons donc notre dossier à rappeler quelques éléments historiques sur l’utilisation de la planification au XXe siècle de façon à en tirer des enseignements pour demain.
Ce dossier sur la planification s’inscrivant dans un contexte de pandémie aussi imprévu que sidérant, nous commençons par publier la Note rédigée par Attac qui entend fixer un cadre de réflexion de telle sorte que, au sortir de la crise sanitaire, on ne revienne pas au modèle économique d’avant, « à la normalité néolibérale et productiviste », comme si rien ne s’était passé.
La discussion théorique est menée au sein de trois articles qui s’enchaînent les uns aux autres. Dans un texte déjà publié de son vivant, Alain Beitone procède d’abord à une clarification du concept de marché, qui lui permet de faire le tri entre des critiques de cette institution qui sont fondées et celles qui ne le sont pas. Thomas Coutrot fait le bilan du débat théorique pendant l’entre-deux-guerres entre Oskar Lange et l’école autrichienne avec Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises ; le premier pensait que le calcul économique était possible dans une économie socialiste, alors que les seconds montraient son impossibilité. Coutrot dresse ensuite un panorama des modèles socialistes possibles, dans lesquels le modèle autogestionnaire se détache nettement. Pierre Khalfa fait enfin une critique de la planification centralisée, et met en garde contre certaines illusions qui pourraient naître des capacités offertes par le big data.
Michaël Löwy croit davantage aux vertus de l’appropriation collective des moyens de production sur laquelle peut s’appuyer la gestion démocratique d’une planification. Il reconnaît cependant que « le processus sera long et non exempt de contradictions ».
François Morin estime que « la crise sanitaire actuelle n’a été qu’un facteur déclenchant, certes très puissant, d’une crise systémique beaucoup plus large ». Elle marque la fin d’un cycle financier qui a joué un rôle déterminant. C’est donc l’occasion d’accomplir démocratiquement une « rupture systémique », tant sur le plan monétaire que sur celui de la démocratie dans les entreprises.
Marc Dufumier fait le bilan de la politique agricole commune européenne. Elle a dans un premier temps réalisé une protection douanière et une régulation par les prix. Dorénavant, la planification de l’agriculture doit intégrer la rémunération des paysans pour les services environnementaux qu’ils rendent.
Daniel Hofnung argumente en faveur d’une grande reforestation de la planète pour contenir le réchauffement du climat. Selon lui, cette méthode serait beaucoup plus efficace que celle visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Dans un article très documenté, il montre l’importance du cycle du carbone dans un système vivant autorégulé.
Dominique Plihon développe une approche institutionnaliste de la planification écologique : « des institutions démocratiques de long terme sont nécessaires pour mener à bien la transition écologique et sociale ». Il rappelle les leçons de la planification indicative française d’après-guerre, celles du modèle suédois, et il définit les principes d’une fiscalité écologique et d’un prix du carbone. Il reprend la proposition d’Assemblée citoyenne du futur de Dominique Bourg, innovation institutionnelle nécessaire pour démocratiser les choix portant sur le long terme.
Au contraire, Fabien Tarrit expose une critique de la fiscalité dite verte qui reproduit une fiscalité essentiellement au bénéfice des classes riches, lesquelles font par ailleurs assaut d’imagination pour frauder le fisc. On fera cependant remarquer que les défauts de la fiscalité verte, telle qu’elle est pratiquée en France jusqu’à présent, ne délégitiment pas le principe d’une telle fiscalité, sinon il faudrait étendre ce type de critique à toute fiscalité qui ne parvient jamais à une redistribution parfaite. De même, la fixation d’un prix du carbone émis peut servir d’outil s’il est intégré à une planification ayant fixé des normes et des objectifs politiques de transformation des rapports sociaux avant que le marché n’intervienne.
Le New Deal de Roosevelt pendant les années 1930 redevient une référence au moment où se pose la question de changer de modèle économique. Mais Jean Gadrey montre que le Green New Deal, qui s’échafaude aux États-Unis au sein de la gauche états-unienne et en Europe sous la nouvelle présidence de la Commission européenne, présente des failles : pas de critique du consumérisme et aucune référence à la sobriété. Il ouvre une discussion sur « l’alliance des droits de la Terre et des droits humains » qui ne manquera pas de rebondir.
Le philosophe Dominique Bourg revient dans un entretien sur la nature de la crise écologique et sur sa jonction avec la crise sociale et il prend lui aussi quelques distances avec les différents projets de Green Deal. Selon lui, la planification nécessaire n’est plus celle des équipements productifs, mais celle des objectifs environnementaux.
Cette opposition est-elle pertinente ? Le surgissement de la crise sanitaire a eu lieu en plein débat social sur la réforme des retraites. Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa essaient de modéliser une réforme des retraites planifiée sur dix ans qui réponde en même temps aux objectifs sociaux et écologiques. Ce ne sera pas simple.
Patrice Grevet rappelle certains fondamentaux de la critique marxienne du capitalisme et essaie d’imaginer un système économique postcapitaliste, dès lors qu’on tient pour certaine l’incompatibilité entre le capitalisme et l’écologie. Cela implique des transformations d’ordre culturel, mais, dit-il, il existe du « déjà là ».
Benoît Borrits donne un prolongement à ses travaux sur la nécessité d’évincer les actionnaires pour pouvoir mettre en place une planification sociale et écologique. Celle-ci suppose en effet que les travailleurs et citoyens soient détenteurs du pouvoir de prendre les décisions d’investir, de produire et de répartir les revenus qui les concernent. Cependant, la théorisation sur laquelle il s’appuie suscite des interrogations et des controverses.
La partie « Débats » de ce numéro des Possibles publie pour commencer l’examen minutieux réalisé
par Odile Merckling de la réforme de l’assurance chômage intervenue en 2019, suspendue temporairement à cause de pandémie du coronavirus, et qui appauvrira encore davantage les plus précaires, en particulier les femmes.
Jacques Berthelot nous a proposé l’hommage qu’il a rendu à Samir Amin lors du Symposium international et pluridisciplinaire, à Dakar, du 10 au 12 février 2020. Samir Amin, décédé en 2018, était un économiste marxiste hétérodoxe qui a consacré sa vie au combat des pays pauvres pour se débarrasser de la domination impérialiste.
Vient ensuite un exposé de Patrick Braibant sur un point essentiel de l’œuvre de Castoriadis : comment définir la démocratie, c’est-à-dire « où voit-on le pouvoir du peuple aujourd’hui » ? Castoriadis n’a-t-il pas sous-estimé la « dimension instituante » de la démocratie ? Cette difficulté peut se résoudre si le pouvoir du peuple est sa possibilité d’agir sur la transformation sociale. À ce moment-là, la démocratie peut être considérée comme un « commun ».
Cinq ans après la mise sous tutelle de la Grèce par l’Union européenne, Theodoros Karyotis fait état de la violence imposée au peuple. Trois mots pour résumer celle-ci mais sans traduire son ampleur : répression, expulsion et dépossession, organisées par le nouveau pouvoir. Ainsi, la dépossession des logements va de pair avec le renflouement répété des banques.
François Morin rend compte du livre de Jean-Marie Harribey paru récemment Le trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie. Le trou noir parce que le capitalisme veut tout engloutir dans sa logique de valorisation.
Samy Johsua propose un compte rendu de lecture de l’ouvrage collectif Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement coordonné par Martine Boudet. Celui-ci essaie de relier notamment les problématiques des langues et cultures minoritaires, celles des régions historiques et ultramarines de France et des pays du Sud.
Ilaria Agostini propose la troisième partie de son texte sur la domination de la cité-État à travers ce qu’elle nomme le « gigantisme » des mégalopoles (voir Les Possibles n° 20 et 21 pour les deux premières parties), dont elle fait une des causes de l’écocide. Le gigantisme rend impossible l’auto-limitation.
La Commission démocratie d’Attac dresse un réquisitoire contre le président de la République. A-t-il été élu démocratiquement ? Sa réforme des retraites est-elle conforme à ses engagements électoraux ? Sa légitimité est-elle renouvelée en permanence ? Autant de questions dont les réponses semblent négatives.
Dans la Revue des revues, Jacques Cossart examine comment les grandes institutions internationales considèrent la possibilité de stopper les dérives environnementales et l’emballement des inégalités. Il y a peu de chances qu’elles y voient clair. Il n’est qu’à regarder la manière dont se répand partout la volonté de confier les retraites à « l’argent roi ». Les impréparations et les incuries gouvernementales pour prévenir et endiguer la pandémie du coronavirus sont à la mesure de leurs défaillances ou de leurs renoncements pour entreprendre une transition écologique et sociale.
Le confinement sanitaire qu’a décidé le président Macron était nécessaire. Mais il ne peut être pensé comme une simple mesure ponctuelle avant de revenir à l’avant-crise. Le confinement dont les humains ont aujourd’hui absolument besoin, c’est celui des exigences de profitabilité. Les urgences sociale et écologique commandent d’imaginer une organisation collective – une planification démocratique – du passage à une société solidaire et respectueuse de tous les éléments vivants de la Terre. Il n’y aura pas de plan B.