1. Les causes
Comment peut-on expliquer un tel phénomène ? Il existe essentiellement deux explications, l’une conventionnelle, celle de l’économie dominante, et l’autre plus réaliste, celle que je prône avec mes collègues hétérodoxes mais que l’on retrouve aussi chez des économistes travaillant notamment à la Banque des règlements internationaux.
L’explication traditionnelle est de dire qu’il existe un excès d’épargne relativement à la demande d’investissement. C’est la théorie des fonds prêtables, selon laquelle le taux d’intérêt réel (le taux d’intérêt nominal moins le taux d’inflation (anticipé)) résulte de la confrontation d’une offre de fonds prêtables (l’épargne) par rapport à sa demande (l’investissement). Ainsi, il se pourrait que les conditions économiques se soient tellement détériorées que le taux d’intérêt réel assurant le plein emploi des ressources (le taux d’intérêt dit neutre ou naturel) serait négatif. Dans un contexte où le taux d’inflation dépasse à peine zéro, cela pourrait vouloir dire, comme l’enseignait déjà l’économiste Don Patinkin en 1948 [1], que le taux nominal neutre serait lui aussi négatif. Si les taux d’intérêt nominaux ne peuvent devenir suffisamment négatifs, on se retrouverait dans une situation de stagnation séculaire, avec sous-emploi des ressources.
Mais pourquoi serait-ce le cas actuellement ? Pourquoi l’épargne serait-elle si grande ? Les économistes de l’école dominante prétendent que le pourcentage de la population vieillissante étant très élevé, ces individus cherchent à épargner davantage. Cette explication est plus que douteuse. D’abord, la proportion de personnes âgées est bien plus élevée qu’autrefois, et on aurait pensé que les aînés ont tendance à désépargner. Ensuite, quand les taux d’intérêt ont explosé en 1981, les taux d’épargne des ménages étaient à leur plus haut niveau. Et pourquoi les taux d’intérêt aux États-Unis, dont le dollar est la monnaie internationale, sont-ils plus élevés qu’en Europe, autant pour ce qui est des taux nominaux que des taux réels ? [2] Autrefois, les économistes de l’école dominante disaient que les taux élevés étaient associés à un endettement public élevé ou à des déficits publics élevés, mais le cas du Japon, avec son taux d’endettement supérieur à 200 % et ses taux d’intérêt voisins de zéro a depuis longtemps fait exploser ce mythe.
Il faut donc aller chercher des explications ailleurs. L’explication alternative est que ce sont les décisions des banques centrales, notamment celles de la Banque centrale européenne (BCE) et celles de la Banque du Japon, qui sont la cause de ces taux d’intérêt négatifs. Dans la zone euro, les réserves détenues par les banques commerciales auprès de la BCE (ou du moins une partie d’entre elles) sont rémunérées à un taux négatif de −0,50 %, tandis que le taux de refinancement de la BCE, auquel s’ajuste normalement le taux auquel les banques européennes se prêtent des fonds l’une à l’autre, est depuis trois ans de 0 %. Il n’est donc pas surprenant que les autres taux à court terme avoisinent aussi le zéro.
Mais pourquoi ces banques centrales imposent-elles des taux si faibles ou même négatifs ? On pourrait dire à nouveau que c’est en raison du manque d’investissement et de l’abondance relative de l’épargne, laquelle restreint l’activité économique et empêche les banques centrales d’atteindre leur cible d’inflation, ce qui les force à adopter des taux d’intérêt extrêmement faibles ou négatifs. Cette explication est proche de celle basée sur la théorie des fonds prêtables, mais elle fait ressortir le pouvoir décisionnel des banques centrales. On pourrait avoir deux pays ayant une situation économique parfaitement identique, mais dans lequel l’une des banques centrales aurait décidé d’imposer un taux directeur voisin de zéro tandis que l’autre garderait ses taux à un niveau largement positif.
Les banques centrales en général abaissent leurs taux directeurs lorsque les taux d’inflation courants (1 % en zone euro) ou anticipés sont en deçà du taux d’inflation ciblé (proche de 2 %), ou lorsque l’activité économique leur semble être inférieure à l’activité potentielle. Les banquiers centraux croient ou espèrent que, ce faisant, ils atteindront un taux d’intérêt réel suffisamment bas pour induire les entreprises à accroître leurs investissements jusqu’à ce qu’ils soient compatibles avec le plein potentiel et le plein emploi de l’économie.
Évidemment, il y a plusieurs obstacles à cette politique monétaire expansionniste. [3]D’abord, il faut que la baisse des taux d’intérêt sous le contrôle de la banque centrale (les taux courts) se répercute sur les taux longs ; il faut en outre que les investissements soient sensibles au taux d’intérêt (nominal ou réel), ce qui ne semble être le cas que pour l’investissement résidentiel, l’investissement des sociétés dépendant surtout des ventes présentes et attendues ; ensuite, le fait que le taux directeur de la banque centrale soit abaissé à zéro ne signifie pas que les taux d’intérêt facturés aux entreprises vont eux aussi diminuer : il se pourrait que le climat d’incertitude soit tel que ces taux soient à la hausse malgré la baisse des taux directeurs, comme on a pu l’observer en 2008. [4] Finalement, alors que l’on croirait que des taux d’intérêt voisins de zéro découragent l’épargne, il se pourrait que de tels taux aient exactement l’effet contraire. En effet, si les ménages désirent accumuler un montant cible de patrimoine financier pour leur retraite, avec des taux d’intérêt faibles cette cible ne pourra être atteinte dans le temps imparti que si ces ménages adoptent des taux d’épargne plus élevés. Ainsi l’effet habituellement attendu de la baisse des taux d’intérêt serait inversé.
L’inanité des baisses de taux d’intérêt à court terme jusqu’à zéro (et la fragilité financière des banques ainsi que celle de leurs emprunteurs) a conduit certaines banques centrales (notamment la Fed, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et la BCE) à poursuivre des politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE). L’assouplissement quantitatif consiste pour la banque centrale à acheter des titres, publics ou privés, sur les marchés financiers. Cette politique a deux effets principaux. D’une part, comme l’expliquait Keynes en 1930, elle mène à une baisse des taux d’intérêt sur les titres à plus long terme et à une hausse du prix des actions (sur lesquelles les vendeurs de ces titres peuvent reporter une partie de leurs liquidités nouvellement acquises). D’autre part, les achats de la banque centrale mènent à une hausse des réserves des banques commerciales auprès de la banque centrale. Milton Friedman, qui prônait aussi l’adoption de politiques d’assouplissement quantitatif en cas de grave récession, pensait que cette hausse des réserves allait automatiquement mener à une hausse de la masse monétaire et donc à une hausse des crédits bancaires et du PIB nominal. Et c’est ce que croyaient un certain nombre de banquiers centraux. Mais cet effet, contrairement à celui sur les taux d’intérêt et le prix des actions, ne s’est jamais matérialisé. Les liquidités ainsi obtenues par les agents ont souvent été utilisées pour rembourser des prêts antérieurs. Et les banques ne peuvent prêter que si des emprunteurs jugés solvables se pointent à leurs guichets. Les réserves, qui constituent avec les billets de banque ce qu’on appelle la monnaie banque centrale, n’ont donné lieu à aucune augmentation notable de la masse monétaire et certainement à aucune augmentation de l’activité économique.
Le peu d’effet de ces politiques monétaires extraordinaires a poussé la BCE et la Banque du Japon à expérimenter de nouvelles mesures, celles d’imposer des taux d’intérêt (faiblement) négatifs sur les réserves des banques commerciales en dépôt auprès de la banque centrale. Il est difficile de comprendre la justification d’une telle mesure. L’argument le plus fréquemment utilisé est que l’échec des politiques d’assouplissement est attribuable au fait que les banques ont refusé de prêter les réserves excédentaires dont elles disposaient. Ainsi, les partisans des taux d’intérêt négatifs sur les réserves pensent que ceux-ci devraient inciter les banques à prêter davantage au secteur non bancaire. Mais cet argument est évidemment faux : si une banque fait un nouveau prêt à un agent non bancaire, ceci ne diminuera en rien ses réserves auprès de la banque centrale, à moins que le récipiendaire du prêt engage une dépense dont le bénéficiaire serait le déposant d’une autre banque. Ainsi, la banque A verrait ses réserves diminuer, mais la banque B verrait les siennes augmenter, si bien que l’évolution globale des réserves ne présume en rien de la volonté ou du refus des banques à consentir des crédits.
Comment justifier alors les taux négatifs ? Il est possible que ces taux d’intérêt permettent une dépréciation de la devise, ce qui va aider les exportations. C’est ce qu’on observe avec la zone euro, qui bénéficie d’un immense surplus commercial. Mais c’est un effet que les banquiers centraux n’aiment pas évoquer, car il rappelle une forme de concurrence déloyale qui pourrait entraîner des mesures de rétorsion, comme on le voit avec les menaces du président américain, Donald Trump. Dans le cadre de l’Union européenne, les contraintes exercées sur les politiques budgétaires par le traité de Maastricht et tous ses avatars, ainsi que la catastrophique gestion des crises financières entre 2007 et 2014, sont telles que la BCE se sent dans l’obligation d’en faire davantage que toutes les autres banques centrales. La seule justification valable des taux d’intérêt négatifs à −0,5 % sur les réserves ne peut être que d’encourager les banques du nord de l’Europe à faire des prêts aux banques situées en périphérie de la zone euro, permettant ainsi aux premières de diminuer leurs réserves tandis que les secondes peuvent diminuer les avances obtenues précédemment de la BCE. Pour ce qui est du Japon, la justification de cette politique est encore plus nébuleuse.
Quoi qu’il en soit, ces taux négatifs, combinés aux achats massifs de titres par la BCE, ont exercé une forte pression à la baisse sur tous les titres publics de la zone euro. Les grandes entreprises et les gros fonds de placement qui doivent gérer des liquidités sous forme sécuritaire ont donc le choix actuellement entre détenir celles-ci dans des comptes bancaires à rendement quasi nuls ou les conserver sous la forme de bons du Trésor à rendements faiblement négatifs. Il faut croire que leurs trésoriers pensent que les risques de défaut des dépôts bancaires sont plus grands que ceux sur les titres publics à court ou à moyen terme, qui en outre peuvent être facilement utilisés comme collatéral lors des transactions repos. L’alternative est d’utiliser les liquidités pour se reporter sur des achats d’actifs non reproductibles ou difficilement reproductibles, comme les métaux précieux (l’or), les œuvres d’art ou certains bâtiments historiques, ou même de procéder au rachat d’autres entreprises. Mais rien de tout ceci ne mène à un accroissement de l’activité économique.
Il faut aussi noter deux autres conséquences possibles, ou inattendues, des taux d’intérêt nuls ou légèrement négatifs. D’abord, il est possible que ces taux sur les actifs les plus sécuritaires des banques (réserves auprès de la banque centrale et titres publics) les encouragent à pousser à la hausse (et non à la baisse) les taux d’intérêt sur les autres actifs – les crédits aux entreprises et aux ménages. En effet, du moins pour l’instant, les banques n’osent pas facturer des taux d’intérêt négatifs aux déposants (au-delà des frais de compte). [5] Il leur faut donc récupérer autrement le manque à gagner sur leurs réserves rémunérées à un taux négatif. D’autre part, si les taux d’intérêt négatifs permettent aux gouvernements de réduire l’ampleur de leurs déficits budgétaires, ils réduisent en même temps les paiements en intérêts versés aux détenteurs de titres publics. Ces paiements n’entrent pas dans la définition du PIB ou du PNB, mais ils s’ajoutent au revenu disponible des ménages. Tant que les taux d’intérêt ont peu d’impact sur l’investissement, les modèles macroéconomiques stock-flux cohérents montrent que la baisse des taux a un effet négatif sur l’activité économique, particulièrement pour les pays dont le ratio dette/PIB est élevé et dont les titres sont majoritairement détenus par les résidents. Au moins une étude récente montre que les pays avec taux d’intérêt négatifs performent mal, mais encore faut-il savoir dans quel sens s’exerce la causalité.
2. Implications
Les gouvernements de la zone euro ont donc en ce moment la possibilité d’emprunter pour cinq, dix, quinze ou même vingt ans à des taux d’intérêt nominaux nuls, quasi nuls, voire négatifs. Il en va de même pour un certain nombre de pays européens hors zone euro. À tout le moins, en ce moment, les gouvernements de tous ces pays peuvent emprunter dans le pire des cas à des taux d’intérêt réels nuls ou négatifs. Évidemment, cela ne vaut que pour les nouveaux emprunts, le taux moyen sur les emprunts dépendant des taux d’intérêt auxquels ont été contractés les emprunts de l’État dans le passé. Cela est particulièrement pénalisant pour les pays de la zone euro tels que la Grèce, Chypre, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie.
Cependant, si on regarde vers l’avenir, la politique monétaire incroyablement accommodante de la BCE ouvre des perspectives intéressantes pour la politique budgétaire, puisque des dépenses budgétaires supplémentaires peuvent être financées à taux zéro sur dix ans en France, et même sur vingt ans en Allemagne. Cela donne un ‘espace fiscal’ bien plus grand qu’autrefois, par exemple à la fin des années 1990, quand l’écart entre les taux d’intérêt sur les emprunts publics et les taux de croissance nominaux du PIB des principaux pays européens se situait entre +3 % et +4 %. Aujourd’hui, cet écart, au lieu d’être positif, est négatif. Même à supposer que le taux de croissance réel du PIB ne soit que de 1 %, et avec un taux d’inflation voisin de seulement 1 %, il n’en reste pas moins que l’écart entre taux d’intérêt et taux de croissance nominaux du PIB est de −2 %. C’est ce qui explique que même des économistes de l’école dominante comme Olivier Blanchard, ou l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, aient souligné que les gouvernements de la zone euro devaient en faire davantage pour relancer l’économie. Plus précisément, dans sa présentation devant le Parlement européen en septembre 2019, face au danger d’une récession, Draghi a évoqué le recours à des politiques budgétaires expansionnistes. Cependant, malgré son ouverture, son approche est encore tout ce qu’il y a de plus traditionnel, car, selon Draghi, ce sont les gouvernements disposant d’un ‘espace fiscal’, donc de taux d’endettement public et de déficits faibles, qui devraient augmenter leurs dépenses – on pense ici à l’Allemagne – tandis que les gouvernements des pays avec de forts taux d’endettement public « doivent poursuivre des politiques prudentes et atteindre leurs cibles de soldes structurels » [6].
L’approche par les « finances saines » est donc encore bien présente, non seulement dans les officines de la Commission européenne, mais aussi au sein de la BCE, malgré l’adoption de toutes ses politiques monétaires extraordinaires. Au mieux, la BCE prône une approche que mon collègue Mario Seccareccia a qualifiée de « nouveau fiscalisme », c’est-à-dire une forme de keynésianisme qui ne s’affirme qu’en cas de récession et seulement pour les pays à faible taux d’endettement. Pour les autres, c’est le dogme de la finance saine qui s’applique. Mais Draghi ne semble pas réaliser que dans un monde où les taux d’intérêt sont nuls et donc, on l’espère, inférieurs aux taux de croissance nominaux du PIB, les pays qui ont des taux d’endettement élevés peuvent aussi se permettre des politiques budgétaires plus expansionnistes car ce sont ces pays qui peuvent avoir les déficits primaires les plus élevés sans faire augmenter leur ratio endettement sur PIB. Quand les taux d’intérêt sont supérieurs au taux de croissance de l’économie, un taux de taxation supplémentaire proportionnel au ratio dette/PIB est requis pour financer le poids de la dette tout en gardant ce ratio constant. Par contre, quand le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance de l’économie, c’est l’inverse : le poids de la dette devient négatif, et une réduction du taux de taxation proportionnelle au ratio dette/PIB va permettre de conserver ce ratio constant. Autrement dit, plus le gouvernement est endetté et plus il peut se permettre d’augmenter ses dépenses et d’accroître son déficit primaire tout en gardant constant le rapport entre dette et PIB (si tel est l’objectif, à condition de supposer qu’aucun traité n’oblige un pays à ramener son taux d’endettement à 60 % !).
Les taux d’intérêt nuls actuels ont aussi des implications pour les besoins de la transition écologique. Il est beaucoup question d’un « Green New Deal ». Nombre d’écologistes, notamment en Europe, disent que la banque centrale devrait financer les entreprises engagées dans des projets écologiques ou permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre, ou même de créer de l’argent pour le donner à ces entreprises. À mon avis, s’il s’agit de contourner le jugement des banques commerciales, ce n’est pas le rôle de la banque centrale ; c’est le rôle du gouvernement. Dans les circonstances actuelles, les États peuvent très bien subventionner ces projets ou les financer à taux nuls puisque ces gouvernements peuvent emprunter à taux nuls pour dix, quinze ou vingt ans. Ou le gouvernement peut lui-même s’engager dans de tels projets et construire lui-même les infrastructures nécessaires.
Et même si les taux d’intérêt du marché, y compris les taux d’intérêt sur les réserves, oscillaient autour de 3 %, la situation ne serait aucunement différente. Si la banque centrale consentait un prêt à une entreprise verte à taux nul, ce taux aurait pour contrepartie un montant au passif qui serait facturé à 3 %. La banque centrale ferait des pertes équivalentes aux paiements en intérêts versés, lesquelles diminueraient le dividende versé au gouvernement. [7] Le coût pour le gouvernement serait exactement le même s’il empruntait lui-même le montant requis au taux du marché pour le prêter à l’entreprise verte.
Naturellement tout cela n’est vrai que dans le cadre d’une économie normale. Mais l’Union européenne et la zone euro ne sont pas des économies normales. Le traité de Maastricht et tous les traités subséquents imposent des contraintes artificielles qui n’ont pas cours ailleurs. Au Canada, par exemple, il n’existe aucune règle limitant le taux d’endettement ou le ratio déficit sur PIB, et la Banque du Canada achète de façon routinière sur le marché primaire de 10 % à 20 % des titres émis par le gouvernement canadien. Pourtant le taux d’inflation au Canada n’est guère différent de celui de la zone euro. Dans le cadre de l’économie européenne, avec son gouvernement central virtuellement sans ressources financières, bien que les préoccupations écologiques soient bien plus présentes au sein de la population qu’au Canada, on voit mal comment pourrait naître un Green New Deal de grande envergure, sauf s’il était accompagné de coupures dans d’autres dépenses de l’État ou de hausses de taxes. Évidemment, c’est une aberration, puisque tout projet peut être financé actuellement par l’État à un taux nul, si bien que les conditions financières pour se lancer dans une véritable transition écologique ne seront jamais aussi favorables. Les incongruités résultant du traité de Maastricht deviennent évidentes : la seule solution au problème du financement de la transition écologique serait que des technocrates non élus de la banque centrale jouent le rôle qui partout ailleurs serait attribué aux instances démocratiquement élues d’un État.
3. Conclusions
Les taux d’intérêt négatifs actuels sur les titres publics de 10 ans ou moins de la zone euro sont le résultat des politiques monétaires poursuivies par la BCE. D’une part, le taux directeur de la BCE est de 0 %, avec un taux d’intérêt sur les dépôts des banques commerciales auprès de la BCE se situant à −0,5 %. Ces taux cibles de la BCE ont pour conséquence des taux d’intérêt courts quasi nuls, nuls ou légèrement négatifs. D’autre part, les politiques d’assouplissement quantitatif ont poussé les taux longs dans la même direction que les taux courts. Enfin, les perspectives économiques peu reluisantes de la zone euro, en raison notamment des contraintes exercées par le traité de Maastricht et de ses avatars qui limitent les possibilités de politique budgétaire expansionniste, auxquelles s’ajoute le refus de l’Allemagne de mettre un terme à sa règle de frein d’endettement, ont convaincu les investisseurs que les faibles taux d’inflation et la stagnation de l’activité économique risquent de perdurer et qu’en conséquence les taux d’intérêt zéro sont là pour durer.
Du point de vue des écologistes, cette impasse n’est pas pour déplaire, puisqu’elle se rapproche du cas de la croissance zéro préconisée par nombre d’entre eux. Pendant que l’économie européenne stagne, les émissions de carbone n’augmentent pas ou diminuent, comme lorsque la Russie avait facilement réussi à atteindre les objectifs du protocole de Kyoto en raison de sa terrible crise économique des années 1990. Mais, en même temps, cette impasse empêche de développer un véritable plan vert malgré les conditions financières extrêmement favorables résultant des politiques monétaires ordinaires et extraordinaires mises en place par la BCE.
Finalement, on peut se demander si des taux d’intérêt nuls ou même négatifs sont appropriés du point de vue de la répartition des revenus. On a ainsi récemment beaucoup entendu parler dans les médias de l’euthanasie de l’épargnant allemand. À l’heure actuelle, les taux directeurs sont fixés par les banques centrales en fonction de leur perception de la conjoncture économique. Plusieurs voix s’élèvent cependant pour affirmer que ces taux devraient être fixés pour assurer la stabilité financière, tandis que d’autres pensent que les banquiers centraux devraient davantage tenir compte de l’impact des taux d’intérêt sur la répartition des revenus. Ainsi, selon certains économistes post-keynésiens, c’est le taux d’intérêt réel qui devrait être nul, et non le taux d’intérêt nominal. Selon l’économiste italien Luigi Pasinetti, le taux d’intérêt juste est le taux d’intérêt nominal qui est égal au taux de croissance nominal de la rémunération salariale. [8] Ainsi, une heure de salaire prêtée obtiendrait toujours en retour l’équivalent d’une heure de salaire lorsqu’elle serait remboursée. Autrement dit, l’achat d’une résidence reviendrait au même, que celle-ci soit payée au comptant ou qu’elle soit payée par une suite de versements hypothécaires sur la base de ce taux d’intérêt juste. La question délicate est de savoir de quel taux d’intérêt il s’agit : le taux directeur, le taux de long terme sur les titres d’État, le taux hypothécaire, ou une combinaison de deux de ces taux ?
Quoi qu’il en soit, il est clair que sur cette base les taux d’intérêt sévissant avant la crise financière étaient généralement trop élevés, tandis qu’aujourd’hui ils sont probablement trop faibles. De fait, comme on l’a vu pendant la crise de la zone euro, mais aussi dans les années 1980 et 1990 avec la revanche des rentiers, une grosse partie de l’augmentation des ratios dette/PIB des différents États est attribuable aux taux d’intérêt réels excessivement élevés qui avaient été imposés par les banques centrales ou que la BCE a laissé se faire imposer par les marchés financiers.