Une autre époque, une autre éthique aussi. La « valeur travail » était, en ces temps lointains, fragilisée par les attaques des partisans du droit à la paresse et « L’allergie au travail » des soixante-huitards tendance babacool. Cette valeur ne faisait plus rêver grand monde. « Métro-boulot-dodo », ce n’était pas une vie, on rêvait d’autre chose, en attendant que l’heure de la retraite sonne… (Jean Ferrat).
« Métro-boulot-caveau », a-t-on entendu dans les manifestations s’opposant à la retraite par points.
Les temps ont changé avant d’atteindre le très grand âge, la retraite n’est plus un effacement, une démission, un retrait… la retraite est vécue comme le dimanche de la vie. Un long dimanche, on peut se lever tard, faire ce que l’on veut, sans horaires imposés. Ce long dimanche de la retraite est un morceau, un moment (tardif) de « La société du temps libéré » qu’André Gorz appelait de ses vœux. [1]
Cette accoutumance à l’oisiveté prolongée est fort dangereuse et contradictoire avec la morale du travail que Macron a encore défendue le 1er mai 2019.
« Le 1er mai est la fête de ceux qui aiment le travail, qui chérissent le travail, parce qu’ils savent que, par le travail, on construit son avenir et l’avenir du pays. »
Cet amour du travail n’est pas partagé par tout le monde. Nombres d’actifs se rendent au boulot par contrainte. Il faut bien bouffer et acquérir quelques objets qui ajoutent au confort quotidien… Les retraités réputés « inactifs » sont plutôt cigales que fourmis.
La retraite comme fin du travail « a cessé d’apparaître comme le moment où l’on se retire de la vie. C’est en train de devenir le plus bel âge de la vie, le bout du tunnel d’une vie marquée par la pression temporelle toujours plus forte. Allonger la durée du travail, c’est effectivement s’en prendre au dimanche de la vie. […] La sagesse depuis l’antiquité, est une capacité de se retirer en soi-même, de faire retraite en soi. » [2]
Cette préfiguration de la vie sans travail, que les thatchériens du gouvernement veulent indéfiniment reculer, est un otium [3], le loisir actif de 18 millions de citoyens français qui ne sont plus comptés dans la population active et s’en trouvent fort bien. Ce n’est pas pour rien que l’on a entendu certains déclamer « Nous voulons la retraite avant l’arthrite ! »
Parce que nous vivons plus longtemps, il faut travailler plus longtemps ?
Ah bon, et pourquoi donc ? Il faut au contraire travailler moins longtemps et à tous les âges de la vie.
« Un partage équitable du progrès technique » est à mettre en œuvre. Il n’y a pas de réels problèmes économique, financier. « En 1950, il y avait 4 actifs pour un retraité, alors qu’en 2020, il y a « seulement » 1,7. On omet de préciser que nos 4 actifs produisaient en leur temps des biens mesurables par l’indice 400, 1,7 actifs produisent aujourd’hui des biens mesurables par l’indice 1200. Qu’a-t-on fait des gains de productivité ? » [4]
Sans doute faut-il aller voir du côté de la croissance de dividendes ? [5]
La comédie du travail
Une distribution largement moins inégalitaire d’une production qui nécessite de moins en moins de « travail vivant » doit rapidement être faite.
C’est nécessaire, sinon : « Avec la robotisation et l’utilisation des neurosciences, ils n’ont plus besoins de ces 3500 millions d’êtres humains les plus pauvres pour faire rebondir le système capitaliste. Ce sont des bouches qui ont faim, qui ont soif et qui sont inutiles. » Monique Pinçon-Charlot. [6]
Et c’est possible car la production chaque jour est faite par une robotique vite rentabilisée, l’intelligence artificielle avantageusement remplace ou assiste des professionnels de haut niveau, journalistes spécialisés et chirurgiens fort précis. Une véritable robolution est en cours. [7]
Depuis plusieurs décennies, l’essentiel des gains de productivité est confisqué pour les dividendes des actionnaires. Une réduction du temps de travail a lieu tous les jours. Celle qui, sans cesse, augmente les effectifs de « l’armée industrielle de réserve » : le nombre des chômeurs dont la récente et punitive réduction des allocations vise à les affamer un peu pour leur faire « traverser la rue »… pour faire le trottoir ?
Il nous faut mettre fin à la comédie du travail, dont l’issue risque fort d’être dramatique. Le camouflage des « boulots à la con » (bullshit jobs, en « franglais ») [8], l’abondance jetable qui fait déborder nos poubelles, l’obsolescence planifiée, rentable… Le solipsisme féroce qui inspire le comportement des libéraux-autoritaires au plus haut niveau se manifeste comme libéralisme cynique, thatcherisme sadique.
C’est la montée des « eaux glacées du calcul égoïste » qui provoque le réchauffement climatique.
Rapidement, il nous faut quitter le Titanic.
Un partage du travail qui implique une réduction « féroce » du temps de travail (Serge Latouche), des revenus, de la richesse (dont le contenu doit être réévalué). Que resterait-il du travail dans une économie économe où les tâches seraient équitablement partagées ?
Deux heures par jour, comme le préconisait il y a quelques décennies le Collectif Adret ? Ou 15 h par semaine comme le prévoyait J.-M. Keynes dès les années 1930 ?
Il nous faut changer de paradigme, d’itinéraire et reconsidérer la teneur de nos revendications. Penser à l’envers ?
Pour l’otium du peuple
« Il est temps de penser à l’envers : de définir les changements à réaliser en partant du but ultime à atteindre et non des buts en partant des moyens disponibles, des replâtrages immédiatement réalisables. Il nous faut penser à sortir de la société salariale. » L’abolition du salariat, rien de moins ! En tous cas la vision, la visée et l’espoir d’André Gorz, dès 1997. [9]
Sans doute s’agit-il de réaliser de rendre effectives les potentialités cachées, occultées du niveau des forces productives. Dès l’Antiquité, Aristote avait l’intuition de ce que pourrait permettre la société automatique, le monde de production cybernétique.
« Si un jour les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres (petites baguettes de bois ou d’ivoires servant à pincer les cordes de l’instrument) jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants et les maîtres d’esclaves. » [10]
Denis-Robert Dufour pose immédiatement la question d’époque :
« Or, avec le développement du machinisme pendant les révolutions industrielles, ce moment est venu. Nous aurions dû sortir du travail aliéné. Pourquoi alors y sommes-nous entrés davantage ? C’est une question d’autant plus immense que la philosophie première, représentée ici par Aristote, celle qui allait jusqu’à justifier l’esclavage, envisageait bien, à terme, sa suppression pour qu’une énergie mécanique autonome remplace l’énergie fournie par des hommes réduits à l’état de bêtes. »
Et, Dany-Robert Dufour de continuer : « Or, quand ce moment hypothétique est enfin réellement venu, non seulement le travail esclave n’a pas disparu, mais il s’est renforcé. » [11]
L’idéologie du travail encensée par Emmanuel Macron a pour essentielle fonction de préserver, de conforter les privilèges de la classe dirigeante.
« Le travail est mort, ce qu’il en reste n’a d’autres fonctions que de se reproduire lui-même comme instrument d’assujettissement des travailleurs. » [12]
Soyons réaliste. Exigeons tout le possible : l’otium du peuple qui nous permettra d’aller tous les jours à la scholê. Sauf le dimanche ?
2 janvier 2020.