L’antisémitisme est de retour

mardi 1er octobre 2019, par Robert Hirsch *

« Le 9 janvier 2015, rue des Rosiers, dans le quartier juif de Paris, quelques heures après qu’un terroriste eut tué quatre Juifs dans une supérette casher, un vieux monsieur interrogé par le Journal Le Monde, répond que « rien n’a changé… c’est toujours la même chose » [1]. Le malheur juif, un temps interrompu par le récit et la mémoire du génocide, aurait-il repris son cours millénaire ? » C’est ainsi que débute l’ouvrage que j’ai consacré aux relations entre la gauche radicale et les Juifs depuis 1968 [2]. Ce que je formulais de manière interrogative, j’y répondais positivement dans le cours de l’ouvrage. Il reste à démontrer le pourquoi de cette prise de position que, militant de la gauche radicale depuis 68, j’assume parfaitement. Or, la dénonciation de la haine antijuive, qui allait de soi dans les années 1968 à 2000, est devenue soudain un problème pour la gauche, surtout celle qui n’accepte pas le libéralisme. Il convient donc d’apprécier les raisons de cette évolution après avoir démontré l’ampleur du retour de l’antisémitisme et avant de conclure sur ses caractéristiques.

De 1968 à la fin du siècle : à gauche toute contre

Pour toute une génération, nous étions « tous des Juifs allemands », à une époque où on ne se préoccupait pas de dire « tous et toutes ». Les réminiscences antisémites nous faisaient horreur, le poids de la guerre était encore prégnant. Nombre de militants et militantes de la gauche radicale venaient de ce milieu de Juifs ashkénazes traumatisés par la guerre et la déportation. Et les réflexions antisémites étaient le fait de nos pires adversaires, Occident, puis Ordre nouveau, les héritiers des nazis et des collabos. L’extrême gauche dénonçait les moindres références antisémites dans leurs discours. Plusieurs meetings de ces groupes donnèrent lieu à des affrontements, tel celui du 21 juin 1973, qui amena la dissolution d’Ordre nouveau et de la Ligue communiste.

Puis, à partir de 1983, l’antisémitisme fut porté par le Front national de Jean-Marie Le Pen. On se souvient de la qualification de « détail » à propos des chambres à gaz proférée par le chef du FN en 1987. À l’époque, la gauche radicale combattait Le Pen, mettant en place le mouvement Ras le Front dans les années 1990.

Deux événements antisémites marquèrent la société française dans cette période, l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris en octobre 1980 et la profanation de tombes juives du cimetière de Carpentras en mai 1990. Le premier de ces deux événements fut alors attribué, de façon presque unanime, à l’extrême droite. On sut quelques années après qu’il s’agissait d’une action d’extrémistes palestiniens. Pour Carpentras, ce furent bien des individus d’extrême droite, non liés au FN, qui furent jugés pour ces faits. Dans les deux cas, l’extrême gauche participa aux manifestations de protestation. La société française, émue par ces actes antisémites, se mobilisa massivement. Ces événements eurent lieu dans une période où la mémoire du génocide juif s’affirmait, notamment avec la sortie du film Shoah, de Claude Lanzmann, en 1985. Dans cette même décennie, la traduction en Français de La destruction des Juifs d’Europe, œuvre fondamentale de Raul Hilberg, donnait un contenu scientifique à la mémoire de cet événement. La spécificité du génocide juif, son rôle dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale étaient reconnus. Les programmes scolaires lui donnaient enfin la place nécessaire, ce qui n’avait pas été le cas auparavant. Il est bon à ce propos de se reporter au travail d’Annette Wieviorka, Déportation et génocide (1992), qui montre l’occultation de la spécificité du génocide juif dans les années d’après-guerre.

La dénonciation de l’antisémitisme ne faisait alors pas problème à gauche. Et lorsqu’une partie de l’ultra-gauche dévia vers le négationnisme et l’alliance avec Faurisson, elle fut condamnée sans hésitation. Son adversaire le plus pugnace, Pierre Vidal-Naquet, était d’ailleurs un compagnon de route de la gauche de la gauche depuis la lutte contre la Guerre d’Algérie. Mais cet épisode venait rappeler qu’en France le négationnisme avait une double origine, chez les nostalgiques du nazisme bien sûr, mais aussi à gauche, chez un certain Rassinier, dans les années 1950 et 1960 [3]. Et qu’il avait drainé des individus passés de l’antisionisme à la haine des Juifs.

Les années 2000 : le retour de la haine anti-juive

L’automne 2000

Le conflit israélo-arabe joue un rôle dans le renouveau antisémite, bien qu’il n’en soit pas forcément la cause déterminante, j’y reviendrai. C’est lors d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, le 7 octobre 2000, que des cris de « mort aux Juifs » furent proférés par une partie des manifestants, ce qui divisa la manifestation, le MRAP, le PCF, la LCR défilant à part. Dans la même période, il y eut des incidents contre des lieux juifs, y compris des synagogues. Fin septembre 2000, débuta la Seconde intifada, révolte palestinienne marquant l’échec du processus d’Oslo, initié en 1993. Un terrible épisode, la mort du petit Mohamed dans les bras de son père le 30 septembre lors d’affrontements avec l’armée israélienne, filmé par France 2, alimenta les réactions anti-israéliennes d’une partie de la jeunesse des banlieues. À partir de l’automne 2000, il y eut nombre de faits antisémites et des débats dans les milieux intellectuels sur la réalité et l’ampleur du phénomène. Ceci dans une assez grande indifférence de la société française.

Des faits et des chiffres

Les sceptiques à propos du renouveau antisémite ont beaucoup critiqué les données statistiques. Ils mettaient en avant des résultats d’enquêtes d’opinion montrant que les Juifs étaient globalement de mieux en mieux acceptés, à la différence d’autres minorités, notamment les musulmans. Dans une des dernières enquêtes, celle d’IPSOS d’octobre 2017, la meilleure perception des Juifs est réelle : 92 % des sondés les considèrent à l’égal des autres Français, alors que la défiance a progressé à l’égard des musulmans, 71 % refusant, par exemple, qu’une mère voilée accompagne son enfant lors d’une sortie scolaire [4]. Mais, si on regarde de plus près cette dernière enquête, le tableau n’est pas rassurant : 64 % pensent que les Juifs disposent de lobbies très puissants, 52 % qu’ils ont beaucoup de pouvoir, 51 % qu’ils sont plus riches que la moyenne, 38 % qu’ils sont trop présents dans les médias. Et 38 % pensent qu’« on parle trop de la mémoire de la Shoah ».

Second critère : le nombre d’actes antisémites. Les statistiques varient selon l’organisme collecteur, Ministère de l’Intérieur, Bureau de vigilance contre l’antisémitisme ou Commission nationale consultative des droits de l’homme. Mais ils vont tous dans le même sens, la hausse du nombre d’actes. Si on prend les chiffres du Ministère (moyenne par période de quatre ans), la tendance est nette :

1992-19961997-20012002-20062006-20112012-2016
139 actes 242 actes 648 actes 542 actes 606 actes

Par rapport aux années 1990, période calme, le nombre d’actes contre les Juifs a plus que quadruplé. Et l’on se souvient qu’en février dernier une augmentation de 74 % entre 2017 et 2018 était annoncée. Les pics se situent souvent dans les moments de tension au Moyen-Orient.

Troisième critère à retenir : les départs de France, pour Israël ou d’autres destinations. Avant 2000, les départs étaient d’environ 900 par an, liés à des déterminations religieuses qui poussaient des Juifs à faire leur alya (« montée ») vers Israël. En 2002, il y a 2500 départs, résultat de l’inquiétude née des actes des années 2000-2001. Par la suite, le nombre de départs ne revient pas aux chiffres d’avant 2000. Il va progresser jusqu’à 7800 en 2015 après les événements que l’on connaît, pour revenir à 5000 en 2016. Un dernier chiffre significatif : pour une enquête réalisée en novembre 2013 dans plusieurs pays européens, il était demandé, entre autres questions, si, dans les cinq années précédentes, les sondés avaient eu l’idée de quitter le pays à cause de l’antisémitisme : 46 % des Juifs de France avaient répondu positivement [5]. Et c’était en 2013, avant l’hypercasher et les meurtres du XIe arrondissement… Lorsque près de la moitié d’un groupe humain songe à quitter le pays à cause de la haine qui l’entoure, la situation est grave.

La mort des Juifs

Aux actes et injures divers sont venus s’ajouter plusieurs événements où des Juifs ont été tués pour ce qu’ils sont. La liste s’est allongée depuis 2006 et la mort d’Ilan Halimi. Dans les jours qui ont suivi son assassinat, il y eut des doutes sur son caractère antisémite, doutes levés par l’instruction et le procès : Ilan avait été enlevé parce que juif, donc potentiellement riche. Ce premier événement antisémite meurtrier des années 2000 ne suscite que peu de réactions dans l’opinion. Après la manifestation, boudée par la gauche radicale, le Nouvel Observateur du 2 mars 2006 peut écrire : « Seuls ou presque, des Juifs défilent contre l’antisémitisme ». Point de vue corroboré par le reste de la presse et tout à fait justifié pour celles et ceux qui participèrent à la manifestation.

Après l’indifférence relative suscitée par ce premier meurtre, il y eut, en mars 2012, les crimes de Merah à Toulouse. Cette fois, le doute n’était plus permis : pour la première fois depuis la guerre, on tuait des enfants parce qu’ils étaient nés juifs. Une certaine émotion se manifesta, mais, le dimanche suivant, seules 4000 personnes manifestèrent à Paris. À part à Toulouse (6000 manifestants), la réaction populaire fut très faible. On vit même des élèves refuser la minute de silence prévue par le Ministère et un tag « Merah nique les Juifs » fut relevé quelques jours plus tard. Dans les mois qui suivirent, une recrudescence des actes antisémites était à noter.

En janvier 2015, les 4 morts juifs de l’hypercasher amenèrent les immenses rassemblements du 11 janvier, mais y aurait-il eu autant de monde s’il n’y avait eu les ignobles assassinats de ceux de Charlie ? Les événements des années précédentes incitent à répondre par la négative.

En 2017, avec le meurtre de Sarah Halimi et en 2018 avec celui de Mireille Knoll, tous deux commis dans le même XIe arrondissement, il était clair que l’antisémitisme n’avait pas fini son œuvre meurtrière. Dans le cas de Sarah Halimi, on invoqua la folie de l’auteur ou son manque de discernement au moment des faits pour en relativiser la gravité. La justice en est encore à hésiter à ce propos, preuve d’ailleurs que les Juifs ne sont pas si protégés que certains le disent. Quel que soit l’état de l’assassin de Sarah Halimi, ne serait-ce pas significatif que des accès de folie amènent à s’en prendre à des Juifs ?

Ces divers événements ont montré une assez grande indifférence de la société française, encline à les juger comme un conflit entre deux groupes. Quant à la gauche, surtout la plus radicale, d’habitude prompte à dénoncer les injustices et le racisme, elle a préféré le silence ou le déni. À un point tel qu’on peut se poser la question qui fera le thème du prochain paragraphe.

À gauche : sont-ils toujours des juifs allemands ?

Les réactions à gauche : la gêne

Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, d’analyser les réactions de tous les partis de gauche, des syndicats, des associations antiracistes. Pour ce qui est de la « gauche de gouvernement », le Parti socialiste comme le Parti communiste ont appelé à manifester lors des principaux rassemblements, mais sans mobiliser leurs troupes, nous l’avons signalé à propos du meurtre d’Ilan Halimi. Par ailleurs, alors que la gauche plurielle était au pouvoir lors des premiers actes antisémites de l’automne 2000, les réactions officielles furent tardives et trop faibles, même s’il y eut dénonciation des actions antijuives. Ce n’était pas à la hauteur.

C’est surtout la gauche radicale qui fut sur la sellette, accusée de propager l’antisémitisme par le président du CRIF d’alors, Roger Cukierman. Il est à noter d’ailleurs que le CRIF se droitise de plus en plus, se faisant le relais en France des gouvernements israéliens, quels que soient leur politique et leurs actes. L’accusation d’antisémitisme à l’égard de la gauche radicale est sans fondement, aucun texte ou déclaration des divers mouvements n’étayant cette accusation. On peut, par contre, s’étonner que la gauche radicale développe parfois un antisionisme peu nuancé, au contraire de sa devancière des années 1960-1970. Les comparaisons entre les actions, certes condamnables, de l’État d’Israël et le nazisme devraient, par exemple, être proscrites comme fausses et dangereuses.

Mais, si on ne peut accuser la gauche radicale de favoriser l’antisémitisme, on peut lui reprocher d’avoir peu agi contre lui et de l’avoir nié ou relativisé. Lors de la manifestation au moment de l’assassinat d’Ilan Halimi, la LCR et le MRAP ont refusé de manifester, considérant qu’agir à ce sujet aiderait à la dénonciation des jeunes immigrés dans leur ensemble. Erreur fatale : la manifestation ne prit pas du tout l’allure d’une démonstration raciste [6]. Pour apprécier les refus d’agir de la gauche radicale, voyons ce que dirent ses intellectuels.

Les intellectuels de la gauche radicale dans le déni

Les intellectuels militants ou proches de la gauche radicale ont souvent pris la plume pour relativiser ou nier les nouveaux aspects de l’antisémitisme. Sans revenir sur tel ou tel ouvrage ou article, voyons quels furent les arguments utilisés.

Ils ont en commun de relativiser le phénomène, quand ils ne le nient pas. La palme revient sans doute au sociologue Edgar Morin, auteur en 2012 de la formule « antisémitisme imaginaire ». Au moment où Merah assassine, où des milliers d’actes antisémites ont déjà eu lieu, ce célèbre intellectuel, renommé pour sa perspicacité sur les phénomènes de société, ne voit rien. Et ses origines juives ne l’aident pas. Peut-être même l’incitent-elles, comme ce fut souvent le cas dans le passé pour des Juifs ou Juives de gauche dans le déni, à minorer le danger antisémite. Morin, et d’autres, rappellent souvent dans leurs écrits le triste épisode de « La fille du RER » (titre d’un film d’André Téchiné), cette affaire datant de 2004 où une jeune femme, non juive, inventa de toutes pièces un acte antisémite, commis selon elle par des jeunes de banlieue. Ce regrettable fait divers ne prouve rien, ne pèse de rien à côté de tous les faits antisémites réels de ces années.

Autre argument de ces intellectuels dans le déni : la responsabilité du CRIF et de son soutien inconditionnel à Israël, dont nous avons dit l’inanité. Mais, même si cela peut jouer, mettre sans cesse cet argument en avant aboutit à réduire la responsabilité de ceux qui pratiquent les actes antisémites. D’ailleurs, il serait bon de déconnecter la question de l’antisémitisme de celle d’Israël, ce que la gauche radicale ne fait pas.

Troisième pilier de ces théoriciens : ceux qui dénoncent l’antisémitisme seraient des pro-Américains, favorables à la « guerre des civilisations ». D’une part, des gens authentiquement de gauche l’ont dénoncé aussi. D’autre part, comme la gauche se montre hésitante sur la question, cela laisse le champ libre à la droite. Mais, là encore, cette argumentation ne se soucie pas de la réalité des faits antisémites.

Le dernier argument a notamment été développé par Alain Badiou, dont la réflexion politique depuis un demi-siècle n’a pas toujours brillé par sa lucidité. Selon lui et d’autres à gauche, les Juifs ne feraient plus partie des opprimés, remplacés dans ce rôle si enviable pour des intellectuels de gauche par les musulmans. Les Juifs ne sont certes pas discriminés, pas contrôlés sans cesse dans la rue… Tout ce qui marque la vie quotidienne de trop de jeunes issus de l’immigration, notamment musulmane. Mais, s’ils sont victimes de l’antisémitisme, s’ils portent le poids d’une histoire tragique, ne sont-ils pas eux aussi des opprimés ?

Sans rapport avec Alain Badiou, un groupe dénommé les Indigènes de la République a été plus loin encore sur ce thème, théorisant ce qu’il appelle le « philosémitisme d’État » : les Juifs seraient protégés par les gouvernants en Occident et, selon Houria Bouteldja, sa porte-parole, serviraient même de « boucliers,… [de] tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe » [7]. Malheureusement, cette théorie du « philosémitisme d’État » séduit parfois dans la gauche radicale, notamment une organisation comme l’UJFP (Union juive française pour la paix), composée de militants ou d’anciens d’extrême gauche. L’UJFP écrit à propos des Juifs : « Ils sont aujourd’hui utilisés comme fers de lance des discriminations à l’encontre d’autres groupes humains, et plus particulièrement des musulmans » [8]. Ceci dans un ouvrage destiné aux jeunes, Une parole juive contre le racisme, publié en 2016. C’est une belle manière de lutter contre l’antisémitisme dans la jeunesse ! On retrouve là l’étrange rapport à la lutte contre l’antisémitisme de certains Juifs d’extrême gauche [9].

Quels que soient les arguments utilisés, les divers penseurs de le gauche radicale ont oublié dans leur réflexion un détail : l’inquiétude qui a saisi les Juifs de ce pays depuis les années 2000, leur angoisse devant le retour d’une haine qu’ils avaient cru disparue. Ces penseurs ne s’y réfèrent pas. Un peu comme si, pour comprendre le racisme aux États-Unis, on ne s’intéressait pas à ce que ressentent les Noirs !

Un éternel retour ?

Pour conclure, demandons-nous quels sont les caractéristiques de l’antisémitisme en France aujourd’hui.

La pluralité des antisémites

J’ai évoqué pour les années antérieures à 2000 l’antisémitisme de l’extrême droite : il n’a pas disparu. Même si Marine Le Pen essaye de se distancier des aspects sulfureux de l’extrême droite et de montrer patte blanche, même si les musulmans sont la cible prioritaire du RN-FN, l’antisémitisme y demeure. D’ailleurs, quand la présidente du parti exclut son père, les réactions des divers cadres du parti (déjà adhérents pour la plupart au temps du « détail ») ne portent pas sur le fond de la question des chambres à gaz, mais sur l’opportunité d’en parler (à l’exception de Philippot, qui vient d’une autre histoire). Par ailleurs, les enquêtes d’opinion indiquent que l’électorat le plus sensible aux réflexes antisémites est celui de l’extrême droite. Donc il y a bien permanence de ce côté-là. La situation en Europe est à cet égard significative, notamment en Hongrie, mais pas seulement.

Dans cette Europe centrale et de l’Est, le vieil antisémitisme chrétien n’est pas mort. Les évolutions manifestées par le concile Vatican 2 sous l’égide de Jean XXIII ne font pas l’unanimité et le vieil « enseignement du mépris » (comme l’appelait l’historien Jules Isaac) sévit encore, assimilant les Juifs aux assassins du Christ.

Un antisémitisme bourgeois, difficile à apprécier, a toujours considéré que les Juifs ne pouvaient pas être du « même monde ». Sans doute en recul, il n’est pas mort non plus et demeure souvent lié au précédent.

Enfin, il faut bien évoquer l’antisémitisme venu des milieux de l’immigration, essentiellement chez les musulmans. Il n’est pas le seul, il fallait le préciser. Mais il est responsable de la plupart des actes antisémites, à l’exception des profanations de cimetières, qui sont plutôt le fait des néo-nazis.

Les nouveaux antisémites

Pour parler de cet antisémitisme, présent dans les milieux arabo-musulmans, il convient de rejeter le terme souvent employé de « nouvel antisémitisme ». En effet, ce sont les vieux poncifs à l’égard des Juifs (le pouvoir, l’argent…) qui sont repris par les jeunes qui leur en veulent aujourd’hui. C’est pourquoi je préfère parler de « nouveaux antisémites ». Avant 2000 en effet, les réflexions antisémites venues de jeunes musulmans étaient rares. C’est à partir de l’automne 2000 que l’on vit s’exprimer, notamment dans les établissements scolaires des banlieues, une haine des Juifs qui ne peut s’expliquer uniquement par la question palestinienne, même si le déclenchement de la Seconde Intifada a joué un rôle, une partie des jeunes des banlieues s’identifiant avec le sort des Palestiniens maltraités et délaissés. Plus fondamentalement, le malaise de cette jeunesse, elle aussi laissée pour compte, vient de sa situation sociale, des obstacles récurrents qu’elle rencontre dans la société française des années 2000. Elle a l’impression que les Juifs, eux, ont réussi, ou du moins, mieux réussi qu’elle. Et la vieille jalousie, si prégnante dans l’antisémitisme populaire du XIXe siècle, revient en force.

Comme ces jeunes sont victimes du racisme et comme la question palestinienne est mêlée à ce retour antisémite, la gauche a refusé de voir dans une partie de la jeunesse des banlieues le vecteur nouveau de la haine des Juifs. Pourtant, c’est dans ces établissements qu’il y eut des incidents à l’égard d’élèves juifs, dont les résultats furent en général le départ des élèves insultés et menacés. Pour les sceptiques, il aurait suffi d’interroger les enseignants, d’histoire notamment, pour se rendre compte de l’ampleur du problème.

Enfin, c’est de ce milieu que viennent les crimes de ces dernières années, sans exception. Que tout cela ne soit pas agréable pour des gens de gauche, certes. Mais, comme le disait Spinoza, « ni rire, ni pleurer, chercher à comprendre ».

La gravité du retour de l’antisémitisme

Ce retour de l’antisémitisme est d’une gravité exceptionnelle, intervenant à peine plus d’un demi-siècle après la Shoah. Que, si peu de temps après, soient repris des poncifs qui ont conduit aux chambres à gaz, que l’on tue des enfants parce qu’ils sont nés juifs, c’est d’une gravité exceptionnelle. Que la partie de la gauche la plus sensible à l’injustice ne s’en soit pas rendu compte c’est inquiétant. Que la société française s’y intéresse peu, c’est dramatique.

D’autant que le moment antisémite que nous vivons, s’il a gagné des milieux nouveaux, s’est étendu au-delà de ces milieux. La récente mobilisation des Gilets jaunes, tout à fait légitime dans ses aspirations, n’a pas été indemne à l’égard du poison. S’il n’est pas question de dire que le mouvement fut globalement antisémite, il a charrié, comme aucun ne l’avait fait auparavant, des préjugés divers, islamophobes, homophobes, et surtout antisémites. Ces derniers se sont manifestés notamment dans l’obstination à accoler au nom du président de la République celui de Rothschild, dans la tradition de l’antisémitisme du XIXe siècle, ce « socialisme des imbéciles » comme l’appelait Engels (si Macron avait travaillé à la BNP, y aurait-il eu ce type de pancartes ?). Sans parler de la « quenelle » dieudonniste, des injures contre Finkielkraut, du sondage où, pour près de la moitié des sympathisants du mouvement, il y aurait un « complot sioniste mondial » (théorie que leur serinent certains leaders du mouvement sur internet).

La popularité chez les Gilets jaunes d’Etienne Chouard, relayée par François Ruffin, qui s’en est excusé depuis, est un autre signe problématique. Sa récente interview ressemble presque mot pour mot à la justification de Le Pen, disant qu’il n’avait pas pu « voir » de chambre à gaz. Chouard, lui, explique en 2019 que ce n’est pas son domaine et qu’il est donc ignorant sur la question. Il a ensuite reconnu que c’était une erreur. Il n’empêche : c’est la même sympathie à l’égard du négationnisme qui transpire.

Le lien entre ces diverses nouveautés antisémites, c’est Dieudonné et Soral. Le premier, par ses spectacles, ses saillies antisémites, le second par ses vidéos très regardées, ont semé dans la société française l’idée selon laquelle les Juifs sont responsables de nombre de malheurs pour les plus mal lotis. Et laissé entendre que, finalement, ce qui leur était arrivé n’était pas si grave que cela, et peut-être pas immérité.

Même si ces idées sont minoritaires, elles ne sont plus négligeables et, surtout, elles ont repris corps dans des secteurs en difficulté de la société française. C’est un danger mortel pour la gauche. Au temps de l’affaire Dreyfus, elle a d’abord hésité avant de prendre en compte pleinement le combat pour les Juifs. Elle en est sortie grandie. Cette fois, cela fait vingt ans qu’elle hésite, c’est trop. Qu’elle prenne enfin en main la lutte contre l’antisémitisme. Il en est plus que temps.

Notes

[1Le Monde, 11-12 janvier 2015.

[2Sont-ils toujours des Juifs allemands ? La gauche radicale et les Juifs depuis 68, Nancy, éditions de l’Arbre bleu, 2017, 312 p.

[3Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite, paru en 1999, qui analyse le parcours de Rassinier.

[4Cette question a provoqué de nombreux débats, y compris à gauche. Finalement, une circulaire de Najat Vallaut-Belkacem, alors Ministre de l’Education nationale, autorisa heureusement cet accompagnement. Les personnes hostiles comprenaient bien sûr des racistes, mais aussi des laïques exagérant le domaine de la laïcité, les sorties étant différentes du temps scolaire. La question a encore resurgi récemment, suscitant de nouvelles polémiques.

[5Le Monde, 3 novembre 2017.

[6L’autre argument avancé était la volonté de l’extrême droite de participer. Or, les organisateurs avaient refusé cette présence. Seul De Villiers vint manifester, avant d’être chassé par de jeunes Juifs de gauche.

[7Conférence du 3 mars 2015 de Houria Bouteldja. Site du PIR, 11 mars 2015.

[8UNION JUIVE FRANÇAISE POUR LA PAIX, Une parole juive contre le racisme, p. 60.

[9Il faudrait des pages pour analyser ce phénomène de déni, bien montré par Jean Birnbaum dans un ouvrage publié en 2005, Leur jeunesse et la nôtre. L’espérance révolutionnaire au fil des générations.

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