L’antiracisme et la race : colorblindness et privilège blanc

mardi 1er octobre 2019, par Patrick Simon *

L’antiracisme classique français défend une vision universaliste s’appuyant sur une lecture littérale de l’inanité de la notion de la race. Il s’inscrit dans une démarche colorblind, selon laquelle les distinctions ethniques ou raciales sont au fondement du racisme. Cette stratégie politique entre en résonance avec le modèle français d’intégration pour qui l’égalité se réalise par invisibilisation des différences. Elle n’est pas sans recéler des contradictions, alors que la République met en œuvre dans son empire colonial une oppression raciale dont les conséquences irriguent les discriminations contemporaines. Car la migration dans les anciennes métropoles des populations racialisées lors des expansions impérialistes européennes réactive des représentations hiérarchisées où la race et l’ethnicité jouent des rôles déterminants. La question posée à l’antiracisme est simple, mais les réponses sont conflictuelles : peut-on dé-racialiser nos sociétés sans prendre en compte la race ?

1. Le racisme colorblind

En novembre 2017, le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer annonçait qu’il attaquait pour diffamation un syndicat enseignant – Sud Education 93 –qui organisait une formation sur l’antiracisme à l’école. Son émotion faisait suite au signalement rageur du Printemps Républicain, du site d’extrême droite Françaisdesouche, puis un tweet de la LICRA. Le sujet du délit était l’utilisation par le syndicat des concepts de « racisme d’État », de « racisés » et de « blanchité », ainsi que l’organisation d’ateliers non-mixtes [1], c’est-à-dire réservés aux participant.e.s racisé.e.s. Un an plus tard, une tribune de « 80 intellectuels » dans Le Point dénonce l’hégémonie de la pensée décoloniale dans les champs intellectuels, universitaires et artistiques [2]. Outre la domination supposée de ce courant de pensée pourtant ultra-marginal à l’université et dans les arts, la tribune s’émeut d’une mobilisation racialiste sous des couverts de progressisme : « tout en se présentant comme progressistes (antiracistes, décolonisateurs, féministes…), ces mouvances se livrent depuis plusieurs années à un détournement des combats pour l’émancipation individuelle et la liberté, au profit d’objectifs qui leur sont opposés et qui attaquent frontalement l’universalisme républicain : racialisme, différentialisme, ségrégationnisme (selon la couleur de la peau, le sexe, la pratique religieuse) ». Le contentieux est clair : parler de race, sinon de racisme d’état, enfreint le consensus antiraciste universaliste qui réunit depuis la fin de la décolonisation les groupes politiques de tous bords (sauf l’extrême droite jusqu’à récemment), les organisations antiracistes et les intellectuel.le.s.


C’est que l’antiracisme français est colorblind, aveugle à la race, et que cette approche est remise en question par les transformations sociales initiées dès les années 1960, devenues particulièrement visibles aujourd’hui. Pour simplifier, disons que la question raciale était avant tout construite autour du binôme de l’expansion coloniale, donc conçue extérieure à la métropole, et de l’antisémitisme, ici complètement internalisé et transformé par les vagues d’immigration de l’empire Ottoman et d’Europe centrale et orientale. La décolonisation et l’aggiornamento post-shoah sur la place des juifs en France ont ouvert une nouvelle séquence de dé-racialisation, bien résumée dans le « sans distinction » de l’article constitutionnel : c’est la race et son évocation qui sont au fondement du racisme, l’indifférence aux différences garantit l’égalité par-delà les origines, réelles ou supposées. Mais la question du racisme à l’égard des non-blancs n’avait jamais été réellement pensée en actes dans des situations de rapports sociaux racialisés en métropole. La stratégie colorblind se heurte à l’émergence d’une véritable diversité ethno-raciale produite par les migrations en provenance d’Afrique et d’Asie, principalement des anciennes colonies françaises (mais pas seulement). Cette diversité est sans précédent d’un point de vue quantitatif, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas toujours eu une présence de non-blancs ou de non-Européens, sur le territoire métropolitain. L’expérience multiculturelle et multiraciale est devenue quotidienne pour des millions d’habitants des grandes métropoles françaises. Or cette diversité ne se contente pas d’être une donnée démographique, elle reconfigure les stratifications sociales et modifie les modes de participation à la société. L’enjeu est de déterminer si la stratégie colorblind parvient à juguler le racisme dans ce contexte de diversité empirique. Or, le racisme a suivi des mutations pour s’adapter à l’environnement normatif et moral : il ne s’exprime plus de façon aussi explicite, ses fondements biologiques sont remplacés par une hiérarchie des cultures (Balibar et Wallerstein, 1988 ; Taguieff, 1988 ) et dans ses expressions voilées et diffuses, il s’incarne dans les discriminations ethniques et raciales.

La question des discriminations est devenue centrale dans les actions antiracistes et elle perturbe l’approche colorblind. En effet, pour l’essentiel les discriminations se produisent dans les replis des procédures apparemment neutres, les processus de décision et de sélection sans que ni les victimes (les discriminé.e.s), ni les responsables (les discriminant.e.s) n’identifient clairement où et comment interviennent les biais discriminatoires. Or, ces traitements défavorables deviennent des discriminations quand ils n’ont pas de justification légitime et sont fondés, directement ou indirectement, à une caractéristique protégée, c’est-à-dire qui ne devrait pas être prise en compte, dont la race ou l’origine ethnique. Pour observer, analyser et agir contre les discriminations, il faut donc mobiliser les catégories par lesquelles elles se produisent (le sexe, la race, l’origine ethnique, la nationalité, la religion, la situation de handicap, l’orientation sexuelle, etc.) et comparer la situation d’une personne ou d’un groupe de cette catégorie par rapport à d’autres qui relèvent d’une autre catégorie. Ainsi, l’un des paradoxes incontournables de la lutte contre les discriminations est qu’elle conduit à révéler – au sens photographique du terme – le processus d’ethnicisation et de racialisation, tout en le stimulant par la diffusion de catégories faisant référence à l’origine ethnique ou raciale. Difficile en effet de dénoncer la sélection au faciès dans les boîtes de nuit, les contrôles de police ou l’accès au logement sans parler de « noirs », « d’arabes », de « maghrébins », de « jeunes issus de l’immigration » ou de « minorités visibles ». Certes, chaque terme entretient des relations spécifiques à la race ou l’origine ethnique, mais le débat sur les discriminations a inévitablement conduit à utiliser un lexique soigneusement tenu en marge des discours publics jusqu’à récemment (Fassin, 2006 ; Simon, 2008). Que ce soit à travers les innombrables témoignages de victimes relayés par les médias, les discours politiques adressés aux discriminations ou les résultats de recherche sur la thématique, l’ethnique et le racial ont envahi l’espace public.

Si la mobilisation des catégories ethno-raciales dans la dénonciation du racisme et des discriminations fait controverse, celle-ci s’est aggravée lorsque le projecteur s’est déplacé des victimes aux bénéficiaires (qui ne sont pas nécessairement les auteurs). En s’intéressant à la blanchité et à son corollaire le « privilège blanc », les travaux de sciences sociales et les mobilisations de nouveaux acteurs de l’antiracisme qui se rangent sous l’appellation « d’antiracisme politique » (par opposition à l’antiracisme moral des organisations universalistes) ont déclenché de nouvelles polémiques qui deviennent inextricables. Cet antiracisme qui s’exprime au nom des minorités racisées menace-t-il l’universalisme et promeut-il un modèle dit « communauratiste » en autonomisant la lutte de certains groupes contre d’autres ? L’insistance mise sur les discriminations ethno-raciales ne se fait-elle pas au détriment de la lutte contre les inégalités de classe ? Et enfin, la dénonciation du privilège blanc et l’analyse de la blanchité ne conduit-elle pas à racialiser les blancs, d’une part, et à diviser les classes populaires en pointant l’avantage des prolétaires blancs sur les prolétaires non-blancs ? Je ne répondrai pas dans ce texte à toutes ces questions plus ou moins pertinentes, mais je voudrais plaider pour la nécessité de sortir de l’approche colorblind pour s’affronter aux défis posés par la racialisation en tentant d’historiciser ce processus et en présentant rapidement l’opposition entre deux versions de l’antiracisme.

2. La temporalité de la (dé) racialisation

En 1950, l’UNESCO réunissait un comité d’éminents savants (au masculin exclusivement) pour traiter du « problème racial ». Venant après la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), il s’agissait de définir une stratégie pour disqualifier le racisme scientifique qui avait justifié et accompagné les pires exactions jusqu’au programme génocidaire nazi. L’enjeu était de fournir une base scientifique à la « sortie de la race » en délégitimant l’usage du concept pour qualifier des populations. Ce passage de la déclaration résume bien les objectifs de l’Unesco en lançant cette initiative : « Les graves erreurs entraînées par l’emploi du mot ’race’ » dans le langage courant rendent souhaitable que l’on renonce complètement à ce terme lorsqu’on l’applique à l’espèce humaine et qu’on adopte l’expression de ’groupes ethniques’ ». (Déclaration sur la race, Paris, UNESCO, 1950). Cependant, les désaccords sont nombreux entre les savants pour savoir quelle stratégie adopter : pas moins de quatre versions [3] se répondent et se complètent en 1950, 1951, 1964 et 1967. De fait, à la stratégie de la proscription de la référence à la race répond une autre option consistant à conserver le concept, en particulier en anthropologie physique ou en biologie et génétique, tout en la dissociant de toute signification hiérarchisante pour juguler ses usages ségrégationnistes et éradicateurs.

La position la plus radicale de proscription de l’usage de la référence à la race sera adoptée par la plupart des pays en Europe, à l’exception notable du Royaume-Uni, principalement en réaction aux politiques génocidaires contre les juifs européens. La rupture avec l’antisémitisme endémique qui a culminé avec l’horreur nazi anime en toile de fond la volonté de dé-racialiser non seulement les lois et politiques, mais également le langage et les représentations. Ce vaste et ambitieux programme suppose des actions de révision des textes fondamentaux et d’éducation pour redresser les stéréotypes et préjugés sédimentés au cours de plusieurs siècles de domination raciale parfaitement assumés. Dans le cas français, la proscription de la « race » est annoncée dans le préambule de la Constitution de 1946, qui proclame que « que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés », principe rappelé avec force également dans l’article 2 de la Constitution de 1958 [4], qui établit l’égalité devant la loi « de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Ces principes servent de fondement à la stratégie colorblind, ou l’aveuglement à la « race », qui est désormais profondément incorporée dans les structures d’action et de pensée. Il est généralement illégitime de faire référence à la « race » dans le langage courant et illégal d’en tenir compte, positivement ou négativement, dans toute disposition législative. L’approche colorblind n’est pas sans présenter de nombreuses contradictions. Historique tout d’abord : au moment où est adoptée la Déclaration universelle des droits de l’Homme, les puissances européennes exercent alors dans leur empire colonial une subordination sur base raciale qui, certes, se modifie en partie après 1945, mais restera active jusqu’aux indépendances. La proscription de la « race » énoncée dans les grands textes internationaux et dans la Constitution française est ainsi toute relative et circonstanciée pendant toute la période de la décolonisation, même si elle a pu servir de levier aux revendications à l’égalité et à l’émancipation formulées par les populations colonisées. Par ailleurs, les États-Unis et l’Afrique du Sud, pour ne citer que ces deux pays, ont maintenu la référence à la « race » dans leurs systèmes juridiques explicitement ségrégationnistes jusqu’en 1964 pour les premiers et 1991 pour la seconde.

Par ailleurs l’approche colorblind a été adoptée alors que les situations d’oppressions raciales se produisaient principalement en dehors de l’Europe, si on fait exception de l’antisémitisme à l’égard des juifs européens, et c’est objectivement un gros si. Elle est alors purement théorique et n’a pas le temps d’être mise en pratique dans l’empire colonial. Les concessions en matière de statut des anciens indigènes devenus Français musulmans faites pendant la guerre d’Algérie pour tenter de sauver la politique d’assimilation ne fournissent pas d’exemple probant. La décolonisation est pensée, comme souvent dans l’histoire politique française, comme une table rase. Or, non seulement la décolonisation n’est pas achevée à bien des égards, mais ce passé ne passe pas et les migrations des anciens colonisés en métropoles réactivent les structures hiérarchisées et les représentations dont on avait pensé se débarrasser en mettant fin à l’impérialisme colonial. Il existe des débats historiographiques sur les illusions et réalités dans les continuités post-coloniales, mais deux dimensions font consensus : il y a des traces juridico-politiques de l’ordre colonial en métropole et les formes de légitimation de la colonisation et les catégories forgées dans le contexte colonial continuent à irriguer les représentations contemporaines de la diversité.

Face à un « racisme sans race » qui s’exprime désormais plus souvent sous la forme de discriminations peu visibles, la stratégie suivie depuis 1945 semble avoir atteint ses limites. Non seulement les croyances populaires en l’existence des « races » semblent s’être en partie maintenues – tout en se modifiant –, mais les conséquences des préjugés que ces croyances alimentent se sont aggravées pour au moins deux raisons. La censure effective de l’expression raciste a réussi à juguler les formes explicites d’idéologie racialiste, mais les préjugés continuent à informer de façon plus diffuse les schèmes cognitifs et, surtout, les comportements et actes qui, pour ne pas se concevoir comme racistes, n’en ont pas moins des conséquences clairement discriminatoires. Se formant à des niveaux plus reculés de la conscience, ces préjugés sont le plus souvent ignorés par des acteurs qui se considèrent authentiquement comme des antiracistes. Ainsi se thématise une nouvelle sorte de racisme, le racisme sans idéologie ni même conscience de la « race », et pour cette raison plus compliqué à identifier et encore plus à réduire : le racisme colorblind.

3. Les controverses de l’antiracisme

De nombreuses polémiques récentes mettent en scène ce racisme colorblind où les protagonistes se défendent de toute intention raciste, alors que leurs actes ou les situations où ils sont impliqués provoquent des accusations d’atteintes racistes. Prenons un exemple : la fresque réalisée en 1991 par l’artiste peintre Hervé Di Rosa sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1794 et exposée dans un couloir de l’Assemblée nationale suscite une polémique en avril 2019. Dans une pétition et un texte publié dans l’Obs, Mame Fatou-Niang et Julien Suaudeau, tou.te.s deux enseignant.e.s aux États-Unis, réclament le retrait de l’œuvre et en dénoncent le recyclage de stéréotypes racistes. Ils justifient leur démarche de la façon suivante : « Il s’agit aussi de décoloniser le regard sur les Noirs, de faire exploser les catégories de l’imaginaire dont ce type de clichés montre que leur figure reste prisonnière, aussi aberrant que cela puisse paraître en 2019 : sauvage paresseux et rieur, guerrier cannibale, bête de sexe qui a le rythme dans la peau. ». L’artiste a protesté que les représentations des personnages reprennent des codes picturaux qu’il utilise pour toutes ses peintures, qu’elles concernent des noirs ou pas, et que lui-même ne prend pas en considération les divisions raciales : « je ne veux pas justifier, c’est comme ça et je ne comprends pas ce débat. En plus, pour moi, les humains ne sont pas divisés entre jaunes, noirs, blancs. Ils sont divisés peut-être entre pays des continents mais pas à l’intérieur d’un pays. » Mais la question posée n’est pas vraiment celle de l’intention de l’auteur, ni de la justesse morale ou politique de sa conception de la division des humains, mais bien de la sémiotique de son œuvre et de sa réception. La connotation raciste est avant tout dans la réception des actes, paroles, textes ou représentations diverses, ce qui ouvre de façon prévisible à des controverses d’interprétation où se mêlent les différentes dimensions de la liberté d’expression et de la licence artistique, du décodage des signes et de leurs interprétations, mais aussi et surtout des différents publics qui forment la réception. Il est probable, mais pas systématique, que les personnes concernées et potentiellement dévalorisées par une représentation se montrent plus sensibles à l’atteinte que ceux qui n’en sont que les observateurs. Se pose alors la question de la légitimité à définir une atteinte raciste par celles et ceux qui n’en sont pas la cible : la problématique sature l’espace du débat sur le racisme aux États-Unis depuis de nombreuses années [5] et concerne une partie significative des controverses françaises [6] .

Les accusations de communautarisme ou de mobilisations identitaires sont portées régulièrement contre les organisations se réclamant de l’antiracisme politique. De leur côté, ces organisations reprochent à l’antiracisme moral incarné (sous des formes différentes) par SOS-Racisme, le MRAP, la Licra et la LDH de ne pas prendre en compte – ni représenter – l’expérience des minorités et de défendre une vision désincarnée de l’égalité, tout en évitant de remettre en question les privilèges de la majorité blanche. Le schisme est violent et traverse l’actualité politique depuis le début des années 2000. L’opposition se structure également sur la place à donner à l’antisémitisme et à l’islamophobie dans la définition du racisme contemporain. La discussion sur ces luttes internes au champ de l’antiracisme nécessiterait d’importants développements que je ne ferai pas ici. Je m’intéresse plus spécifiquement aux usages des concepts de race, racialisation, racisés qui opposent les deux versions de l’antiracisme et qui renvoient à l’horizon de déracialisation. Les organisations de l’antiracisme politique adoptent explicitement une position située dans leur rapport au racisme : elles parlent en tant que racisé.e.s et revendiquent une subjectivation de la question raciale. Cette position est interprétée par les organisations de l’antiracisme universaliste (avec des nuances importantes entre elles) comme profondément antinomique avec l’objectif d’égalité dans l’indifférence et, plus encore, comme racialiste en tant que telle. De toute évidence, si les deux types d’organisations poursuivent les mêmes fins de déracialisation (quoique certaines organisations universalistes tendent à penser que l’antiracisme politique ne vise pas à la disparition du racisme mais plutôt à une hégémonie de l’identitaire), les moyens diffèrent complètement par le statut accordé aux expressions identitaires ethno-raciales et religieuses, d’une part, et la place qu’occupent les approches par le racisme institutionnel et les discriminations systémiques. En schématisant, on peut dire que les organisations universalistes considèrent le racisme comme une attitude individuelle, parfois collective, extérieure aux institutions et, en tout cas, sur lesquelles il faut intervenir par l’éducation et la vigilance contre les dérives qui peuvent se produire dans des institutions et par l’État, mais sous des formes résiduelles. De son côté, l’antiracisme politique adopte une lecture en termes de système ou d’ordre racial, où le racisme n’est pas réductible à des actes, mais s’inscrit dans les structures même de la société qui doivent être décolonisées.

L’attaque frontale sur les structures renvoie plus directement aux responsabilités du racisme et aux bénéfices directs et indirects des discriminations. C’est sans doute là que l’opposition est la plus forte car elle met en question les alliances possibles entre racisés minoritaires et majoritaires : s’il y a des minorités, il y a une majorité ; si les minorités se caractérisent par leur racialisation comme non-blanc, la majorité est blanche ; s’il y a des désavantages à être non-blanc, il y a des avantages à être blanc. Parmi les nombreuses critiques adressées à ces raisonnements, on retiendra la question de l’essentialisation des blancs comme catégorie indistincte. En associant dans cette catégorie les blancs antiracistes et racistes, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, bref en opérant la réduction habituelle produite par la racialisation, le discours sur la blanchité et le privilège blanc rencontre la critique du racisme inversé [7].

Elle invite à considérer les différentes formes d’avantages retirés par le statut de blanc. Celui-ci est indépendant d’une identité blanche revendiquée, de la même façon que les désavantages attachés au statut de noir ou d’arabe sont indépendants d’une quelconque identité revendiquée. Le statut attaché à la blanchité est construit par la structure hiérarchique racialisée, héritée de l’histoire et actualisée dans les configurations politiques et sociales contemporaines. En ce sens, il est certain que des prolétaires blancs peuvent bénéficier d’un avantage sur des prolétaires des minorités ethno-raciales. Les résultats des enquêtes de testing dans l’accès à l’emploi ou au logement montrent sans ambiguïté que des candidat.e.s avec un nom maghrébin ou africain sub-saharien reçoivent de 2 à 3 fois moins de propositions d’entretiens d’embauche ou de visite de logement que des candidat.e.s au nom « français », qui disposent des mêmes caractéristiques par ailleurs. On peut alors inverser le sens du résultat en montrant que des candidat.e.s qui ne sont pas pénalisé.e.s par un nom racisé ont de 2 à 3 fois plus de chance d’être sélectionnés à caractéristiques égales. Ces avantages peuvent se reproduire dans de nombreuses autres situations, et notamment dans les contrôles d’identité dont on a montré qu’ils étaient réalisés au faciès. Les avantages des uns, les désavantages des autres : il ne s’agit pas de construire une rhétorique de la culpabilisation, mais de prendre conscience des ressorts de la racialisation et de ses manifestations concrètes pour pouvoir engager une transformation du système de discrimination ethno-raciale. On peut et on doit débattre des différents styles de l’antiracisme, mais il importe surtout de saisir la fabrique du racisme et des discriminations et abandonner les accusations de communautarisme et de repli identitaire qui font diversion.

Conclusion

On peut comprendre le développement des références au communautarisme et les inquiétudes témoignées à l’égard de l’ethnicisation et la racialisation de la société française comme les symptômes des difficultés du modèle politique français à rassembler la diversité des identités, des conditions et des appartenances dans une matrice commune actualisée [8]. Aussi, prise de court et ne parvenant pas à fournir de grille d’intelligibilité à des évolutions qui la dépasse, la machine à produire de la cohésion inverse ses finalités : au lieu d’incorporer de nouvelles références à sa grammaire, elle délégitimise, marginalise et in fine exclut des fractions entières de la population qui ne trouvent pas à se répartir dans les étiquettes sociales instituées. Cet échec qui devrait inciter à revoir le fonctionnement du modèle lui-même est alors renvoyé aux dissidents de la norme majoritaire, condamnés à adopter une position minoritaire le plus souvent à leur corps défendant. Ultime verrouillage du système, ce renvoi à la minorité est assimilé à un séparatisme qui mettrait en péril la communauté des citoyens. Aux revendications à l’accès et à l’exercice plein et entier des droits –c’est-à-dire la fin des discriminations, qu’elles soient sexistes, racistes ou sexuelles – est opposée l’injonction à devenir semblable en adoptant les normes dominantes pour ressembler et enfin disparaître. Mais nous savons que ce travail d’invisibilisation est une course sans fin car la norme se dérobe lorsque les outsiders s’en rapprochent, les signes de distinction se recomposent pour retracer la frontière et maintenir les privilèges de la domination.

Les analyses consacrées à l’ethnicisation et la racialisation peinent à sortir du tropisme de la dénonciation, confondant dans un même mouvement le constat de la saillance de l’ethnicité ou de la race et sa dénonciation [9]. En d’autres termes, la prégnance et la circulation des catégories ethniques et raciales, leur utilisation quotidienne pour percevoir, décrire et rendre compte des situations sociales les plus banales seraient produites, plus ou moins intentionnellement, par une série d’acteurs en capacité d’imposer leur regard sur la société : médias, politiques, scientifiques jouant le rôle « d’experts » pour l’essentiel [10]. Cette vision des choses a une part de vérité, mais elle tient finalement pour négligeables les transformations intervenues depuis les années 1950 aussi bien dans le régime des migrations que dans la composition ethno-raciale de la population française. L’idée que la racialisation est produite de manière exogène par des acteurs contrôlant les représentations échoue à saisir comment cette racialisation est le résultat de la réactivation de structures de domination forgées dans l’oppression coloniale. Cette domination est inscrite au plus profond des structures institutionnelles de la société française et elle est réinvestie dans les chaines de sélections, décisions, orientations ou interactions où sont impliquées des personnes racisées. On ne peut identifier et prendre la mesure de la masse considérable de désavantages et discriminations, dans tous les domaines de la vie sociale, que subissent les personnes racisées sans mobiliser les concepts liés à la race.

Bibliographie

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Boetsch G. et Blanchard P. (2016) « Le retour de la race dans les discours politiques et scientifiques », in Pascal Blanchard et al., Vers la guerre des identités ?, Paris : La Découverte, p.47-58

Bonnafous S., Herzberg B. et Israel J-J. (dir) (1992) « Sans distinction de … race », Mots, n°33.

Bessone M. (2013) Sans distinction de race » ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin.

Fassin D. et Fassin E. (dir.) De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte

Guillaumin C. (1972) L’idéologie raciste, Paris, Mouton.

Poiret, C. (2011), « Les processus d’ethnicisation et de raci(ali)sation dans la France contemporaine : Africains, Ultramarins et “Noirs” », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 27, n° 1, p. 107-127.

Reynaud-Paligot, C. Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Paris, PUF, 2007

Schaub J-F (2015) Pour une histoire politique de la race, Paris, Editions du Seuil

Simon P. (2010) “’Race’, ethnicisation et discriminations : une répétition de l’histoire ou une singularité post-coloniale ?”, in Bancel et al. (dir) Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, p.357-368

Notes

[1La question des ateliers non mixtes avait déjà suscité une intense polémique lors de l’organisation du camp d’été décolonial par le collectif Mwasi en aout 2016.

[3On les trouvera reproduites dans Le racisme devant la science, Paris, UNESCO/Gallimard, 1973. Sur les débats entre déclarations, voir Gayon J. (2002) « Faut-il proscrire l’expression « races humaines » ? UNESCO, 1950-1951 », in L’aventure humaine, n°12, « La société et ses races », Paris, PUF et Maurel C. (2007) « ‘La question des races’ : Le programme de l’Unesco », Gradhiva, 5, 114-131.

[4Devenu l’article 1er à la suite des révisions successives.

[5Ses dernières manifestations concernent les micro-agressions sur les campus universitaires, notamment dans les déguisements adoptés pour les fêtes d’Halloween, mais plus généralement dans les interactions entre étudiants et avec les enseignants et l’administration. Voir.

[6Voir par exemple le texte de Jean-Loup Amselle sur le retour de l’afrocentrisme dans la revue en ligne AOC du 12 septembre 2019.

[7Incarnée dans sa forme la plus aigüe par la thématique du « racisme anti-blanc » dont le dernier avatar a concerné des propos de Lilian Thuram au sujet du sentiment de supériorité raciale des supporters blancs de football se livrant à des cris racistes dans les stades.

[8Mohammed M. et Talpin J. (2018) Communautarisme ?, Paris, La Vie des Idées, PUF.

[9Voir une illustration avec J-L. Amselle (2011) « La société française piégée par la guerre des identités », Le Monde, 15 septembre 2011. Pour une discussion critique : Bertheleu H. « Sens et usages de « l’ethnicisation » », Revue européenne des migrations internationales, 23 - 2, 2007, p.7-28.

[10C’est l’argument principal développé par G.Noiriel dans le chapitre VIII « L’ethnicisation du discours sur l’immigration » : Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard., 2007.

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