Féminisme et antiracisme : une histoire souvent méconnue

mardi 1er octobre 2019, par Suzy Rojtman *

Entretien réalisé par Stéphanie Treillet : Peux-tu revenir sur des aspects historiques de l’articulation du mouvement féministe contemporain avec les luttes antiracistes en France ? Il faut prendre en compte le contexte général de la société face au racisme au moment de l’émergence du féminisme contemporain.

À la fin de la guerre d’Algérie, il y a eu une grande occultation de ce problème, et une occasion a sans doute été manquée de construire un grand mouvement antiraciste dans le sillage des luttes anticoloniales ou tout du moins de renforcer substantiellement le mouvement antiraciste existant tel que le MRAP. Parce que, quoique minoritaire dans la société française, le soutien au Front de Libération nationale algérien avait été bien réel : manifestation de rappelés du contingent, réseau Janson de « porteurs de valises », mobilisation des jeunes, du christianisme social, d’étudiants antifascistes. Et de l’anticolonialisme à l’antiracisme, il n’y avait qu’un pas à franchir, mais il ne l’a pas été. C’est un premier élément.

Ensuite, durant toute la décennie 1960, la centralité des luttes était autour du mouvement ouvrier et du soutien aux luttes ouvrières nombreuses (grève des mineurs par exemple) qui ont précédé mai 68. En 1967 et début 1968, il y eut des grèves et des luttes très radicales où de jeunes ouvriers s’affrontaient aux CRS. Il y eut une lutte très dure des ouvriers du bâtiment en Guadeloupe, après une agression raciste, où il y eut des morts. Puis vinrent mai et juin 68 avec 9 millions de travailleuses et travailleurs en grève durant trois semaines.

Donc, contrairement aux États Unis où il y avait la lutte des Noirs pour les droits civiques, c’était la lutte de classes qui était centrale en France.

Cependant, de nombreuses luttes de travailleurs immigrés ont jalonné les années 1970 : mort de 5 Maliens asphyxiés par un système de chauffage vétuste provoquant des grèves de loyers dans des foyers de Seine-St-Denis à partir de 1970-1971, qui deviennent massives en 1974-75, résistance aux premières mesures d’expulsion en 1972-73, avec un mouvement national pour l’obtention de la carte de travail, souvent sous la forme de grèves de la faim. Le mot d’ordre est « Travailleurs français, immigrés, même patron, même combat ». Après une série de meurtres racistes et une grève très suivie des travailleurs arabes contre le racisme, les syndicats appellent à une journée d’action contre le racisme le 5 septembre 1973.

Pour autant la question du racisme en tant que tel n’apparaissait pas à l’époque comme centrale dans les luttes, en tous cas pas comme aux États-Unis.

Il a fallu attendre la Marche pour l’égalité en 1983, en réaction à des meurtres touchant des jeunes issus de l’immigration dans les banlieues, pour que la société française se mobilise vraiment contre le racisme. Après, c’est la récupération par SOS Racisme, mais c’est une autre histoire.

Le mouvement féministe contemporain qui émerge en France à la date symbolique du 26 août 1970, avec le dépôt à l’Arc de Triomphe de la gerbe « à la femme inconnue du soldat », hérite de cette situation. De ce point de vue, le mouvement féministe ne se situe pas en marge de la société et de l’ensemble des mouvements sociaux. Cependant, il faut souligner, car c’est une réalité occultée, que dès les années 1970, il y a des groupes de femmes dans l’immigration, composés en premier lieu d’exilées politiques : latinas, femmes d’Afrique noire, du Maroc, d’Algérie. C’étaient souvent des militantes politiques, qui se sont élevées dans un premier temps contre la répression des dictatures dans leurs pays d’origine, mais se sont ensuite enracinées en France. Au cours de la décennie 1980, avec notamment la féminisation de l’immigration et le droit de créer enfin des associations loi 1901, il y a la fondation de nombreuses associations, dont les Nanas Beurs, qui concerne la vie des jeunes filles d’origine immigrée en France. 

En tous cas, dès que la mobilisation antiraciste a pris plus de place dans la société française, le mouvement féministe en a été pleinement partie prenante.

Le 8 mars 1984, à la Maison des femmes de Paris, est créé le Collectif féministe de lutte contre le racisme, qui s’est efforcé de faire le lien avec toutes les mobilisations de femmes immigrées, qui existaient déjà depuis plusieurs années. Quand SOS racisme s’est lancé lors d’un grand concert le 15 juin 1985 place de la Concorde, de nombreux groupes féministes étaient là, distribuant un tract liant racisme et sexisme. Le Parti socialiste était alors au gouvernement et personne n’avait conscience de son opération de récupération. À la Rencontre des Lieux d’expression et d’initiatives de femmes les 7 et 8 septembre 1985, il y avait une commission racisme et sexisme.

Que penses-tu de l’exemple des États-Unis et de la pertinence de sa transposition, fréquente dans les discussions, à la situation de la France ? 

Les transpositions qui sont souvent faites des caractéristiques du black feminism à la France sont inappropriées, car il s’agit de contextes totalement différents. Aux États-Unis, le mouvement ouvrier a été littéralement écrasé par le maccarthysme dans les années 1950. De nombreux militants du mouvement ouvrier réprimés se sont « reconvertis », à juste titre évidemment, dans la lutte pour les droits civiques. Aux États-Unis, la question de la « race » a été centrale. On ne pouvait même plus parler de lutte de classes.

En France, je viens d’essayer de montrer que la situation était totalement différente. Et surtout, en plus il n’y avait pas aux États-Unis l’importance que le Parti communiste a eu en France jusqu’aux années 1970, avec jusqu’à 30 % des voix aux élections. 

Que penser de la notion de « féminisme blanc », souvent mise en avant par les courants de pensée qui font cette transposition ? 

C’est effectivement lié à cette transposition, et en particulier au fait d’assimiler de façon abusive « blanc » et « bourgeois », comme s’il n’y avait pas de prolétaires « blancs », ou des « blancs » victimes de racisme, par exemple de l’antisémitisme. La notion de « blanchité » suggère que le fait d’être blanche ou blanc place du côté des oppresseurs, quelle que soit sa place, en bonne marxiste, dans le processus de production. L’a priori, c’est une homogénéité de la catégorie « blanc », c’est un peu court

Tout le monde ne parle plus que d’intersectionnalité, dans un contexte où l’histoire en France du féminisme lutte de classes tend à être oubliée et ce n’est évidemment pas un hasard. Au colloque commémorant les cinquante ans de mai 68, nous avons rappelé qu’il a existé des groupes femmes d’entreprise, souvent très importants : au Crédit Lyonnais, à la BNP, au Ministère des finances, à Renault Billancourt, aux Chèques Postaux... Cela montre la volonté qu’on avait d’articuler les luttes sociales et les luttes de femmes, même si ce n’était pas toujours théorisé. Il y a eu cependant les recherches de la sociologue Danièle Kergoat, qui a toujours accordé une place centrale au travail, a écrit un livre intitulé Les ouvrières » et a utilisé la notion de « rapports sociaux de sexe » pour rendre compte de l’articulation des différents rapports de domination, bien avant que le terme « intersectionnalité » soit avancé par Kimberlè Crenshaw.

Justement, si ce type d’analyse existait, pourquoi avancer aujourd’hui ce terme d’intersectionnalité ? Qu’apporte-t-il de nouveau à ton avis ?

Ce concept a un succès fou parce qu’il y a de la méconnaissance. Parce que le fait de croire qu’il y a un « ennemi principal » comme l’ont affirmé les féministes radicales dans les années 1970, ne favorise pas la compréhension des différents rapports sociaux de domination, leur imbrication.

C’est un terme importé des États-Unis, dans la foulée du black feminism et il apparaît lié à l’ignorance de ce qu’a été le féminisme lutte de classes. Si nous avions été plus visibles, si le concept de consubstantialité avancé par Danièle Kergoat avait été plus utilisé, l’état du débat serait peut-être différent. Mais c’est vrai que l’on n’a pas eu le temps d’écrire notre histoire.

Maintenant que devient ce concept ? Il y a tout une gamme de compréhension de l’intersectionnalité. Il est vrai que la dimension « raciale » comme je l’ai dit a été longtemps un peu absente des luttes sociales, pas uniquement féministes, mais on ne le reproche qu’aux féministes ! Avec l’émergence des études postcoloniales, il y a une tentative d’articulation entre des luttes féministes et des luttes antiracistes, mais d’une façon qui laisse de côté souvent les luttes sociales proprement dites. Ce qui ne va évidemment pas.

Personnellement, je n’ai pas de problème avec l’auto-organisation des militantes féministes victimes d’oppressions racistes, les afro-féministes par exemple, à condition de bien admettre que ce n’est pas nous (« les vieilles féministes blanches ») qui sommes leurs oppresseuses. Bien sûr que quand on est blanche ou encore mieux blanc, on trouve plus facilement un appartement, du boulot, etc. Mais, moi je suis juive et ma famille a été exterminée pendant la guerre. Je voudrais vraiment que l’on puisse mener ensemble la lutte antiraciste et antifasciste.

Peut-on dire qu’il y a maintenant des féminismes ? 

Je pense qu’il y a des droits que toutes les femmes devraient avoir partout : le droit de vivre sans violence, le droit à une autonomie financière permettant de décider de sa vie, le droit de décider ou non d’avoir des enfants et d’avoir accès à la contraception et à l’avortement… Si on me dit que c’est une conception occidentale des droits, je ne suis pas d’accord. 

On retrouve dans les expressions du féminisme les rapports de force géopolitiques au niveau mondial. Dire qu’un des éléments du féminisme est le droit de porter le voile ou pas, ou refuser cette affirmation, ne signifie pas selon moi qu’il y aurait plusieurs féminismes, cela ne constitue pas un marqueur en ce sens. Il faut combattre le racisme antimusulman, et il existe de nombreuses femmes musulmanes qui refusent de porter le voile ! 

La mondialisation contemporaine, les mouvements altermondialistes révèlent-ils une unicité des luttes féministes à travers le monde ?

Unicité, je ne sais pas. On assiste à une résurgence très massive des luttes féministes dans certains pays comme l’Argentine, l’Espagne, des mouvements féministes extrêmement puissants qui ont réussi à mettre certaines divergences (les mêmes que partout) de côté pour un objectif commun et sur des bases de lutte de classes. Ce qui se passe aujourd’hui est extrêmement intéressant. En Espagne, il y a eu une attaque frontale du pouvoir sur la question de l’IVG, qui a suscité une très forte réaction. Dans les deux pays, la question féministe est une donnée importante de la situation politique, du rapport de forces, ce qui n’est pas le cas en France où les mouvements sociaux nous ignorent la plupart du temps ! 

En Algérie, les mouvements féministes, qui luttent notamment contre le Code de la famille, sont partie prenante du mouvement actuel, même s’il n’est pas toujours facile pour elles d’apparaître comme telles.

Pourquoi cette articulation apparaît-elle plus difficile et conflictuelle aujourd’hui ? Peut-on parler d’une rupture de génération ? 

Sur le dernier point, certainement car je crois qu’il y a aujourd’hui une méconnaissance de l’histoire du mouvement féministe, dont nous parlions au début. Un des problèmes est qu’une grande partie de cette histoire n’a pas été écrite, même s’il existe des textes qu’on peut trouver sur internet si on veut vraiment chercher. Mais on voit émerger de très jeunes féministes qui veulent passer par dessus ces divergences. Y arrivera-t-on, je ne peux le dire à l’heure actuelle.

Il y a aussi une exacerbation des rapports de force au niveau mondial, encore plus avec Trump qui met plein d’huile sur le feu, qui renforce les incompréhensions et les difficultés à pouvoir vraiment discuter de ces sujets. Ce que je voudrais vraiment aujourd’hui, c’est pouvoir participer à de vraies luttes antiracistes. 

Pour revenir sur la question des débats autour du voile, depuis 2004, notre parole, celle du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), n’a souvent pas été comprise parce que l’on s’exprimait dans la complexité. Le fait de nous exprimer contre le voile a conduit certaines et certains à nous traiter de racistes ! Des militantes de pays musulmans tenant le même type de discours se sont vu accuser de traîtrise. 

Or, nous avons tenu une position médiane : des militantes pensaient que la lutte la plus importante était contre l’intégrisme, principalement islamique, d’autres considéraient comme prioritaire la défense des femmes et des jeunes filles voilées. Le CNDF étant une structure unitaire large, rassemblant des associations, des syndicats et des partis, nous n’avons pas pris position sur la loi de 2004 afin de maintenir notre unité. Toutes les structures étaient divisées. Mais nous avons affirmé que nous considérions le voile comme un instrument d’oppression, ce qui est une position politique, de principe, mais ne voulait pas dire jeter l’opprobre sur les femmes voilées. Et nous avons affirmé la nécessité de combattre TOUS les intégrismes religieux. De ce point de vue la Coordination des associations pour le droit à l’avortement et la contraception (CADAC) était bien placée, étant en première ligne pour combattre l’intégrisme catholique dans la défense du droit à l’IVG ! Et enfin, nous avons mis au premier plan la lutte contre la politique économique et sociale du gouvernement.

Cette position a eu du mal à se faire entendre parce qu’elle était complexe. Nous avions à l’époque fait paraître deux tribunes dans Libération (27 janvier 2004 et 8 mars 2005) : « Contre le racisme et pour les Femmes  ». et « Femmes la lutte est complexe  ».

On en est encore là….

Peut-on dire qu’il y a un étau à desserrer, entre des positions qui relativisent les droits des femmes et des positions qui, instrumentalisant l’égalité, occultent le racisme et les inégalités sociales ? 

Tout a fait, aujourd’hui comme en 2004. Nous voulons mener des luttes féministes et antiracistes, dans l’optique d’un nouvel universalisme comme nous l’affirmions en conclusion du colloque de l’année dernière.

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