La gauche radicale n’a plus que 39 députés au Parlement européen, soit 20 % de moins que durant la précédente mandature (52 eurodéputés). La France insoumise réalise son plus mauvais score depuis sa création. Podemos est marginalisé en Espagne. En Grèce, la défaite de Syriza a poussé Alexis Tsipras à convoquer des élections générales anticipées. Enfin, le Labour de Corbyn, prisonnier de son ambiguïté sur la question du Brexit, ne réunit que 14,1 % des voix alors qu’il en avait obtenu 40 % aux élections générales de 2017.
Analyser ce recul « à chaud », en prenant en compte le contexte national forcément diversifié des vingt-huit pays membres, n’est pas une tâche aisée. Peut-être faut-il d’abord souligner l’existence de facteurs exogènes, indépendants de la volonté des acteurs. La focalisation sur les enjeux migratoires, la demande de sécurité dans un contexte post-attentats et la montée des nationalismes desservent la gauche radicale, ainsi d’ailleurs que la gauche social-démocrate, qui passe de 186 à 150 eurodéputés et n’a jamais été aussi faible. On peut aussi reconnaître, sans pour autant souscrire à la thèse du « Mélenchon-bashing » (et du Iglesias-basing, du Corbyn-bashing, etc.) véhiculée par les premiers concernés, que les grands médias nationaux et même le système judiciaire ont parfois réservé un traitement de (dé)faveur aux populistes de gauche, en flirtant par moments avec les frontières de la légalité. Un exemple emblématique est celui de l’Espagne où, en 2016, de hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur ont produit de faux documents, rendus publics par le journal de droite OKDiario, censés démontrer que Pablo Iglesias était financé par le Venezuela et cachait l’argent dans un paradis fiscal… Heureusement, par la suite, la justice espagnole a fait son travail et a mis au jour ce véritable complot visant à décrédibiliser la gauche radicale. Il n’empêche, le mal était fait : alors même que l’accusation ne repose sur aucun fondement, 50 % des Espagnols demeurent convaincus que le parti de Pablo Iglesias est financé par Caracas. Dans le cas français, il est frappant de voir comment, dans une forme de prophétie autoréalisatrice, les grands médias ont remis en selle le Rassemblement national quelques mois avant les élections européennes, prophétisant sur son formidable retour en forme, alors même que le parti était affaibli par le piètre débat de l’entre-deux tours, par l’affaire des faux assistants au Parlement européen et par le départ de personnalités de premier plan comme l’ancien n°2, Florian Philippot. Enfin, en réduisant les européennes à un affrontement entre nationalistes et libéraux, les mêmes médias ont invisibilisé toute idée d’une alternative à gauche. Mais, au-delà de ces facteurs structurels, le recul de la gauche radicale ne s’explique-t-il pas également par ses choix stratégiques, en l’occurrence par le tournant « populiste » adopté ces dernières années ?
Il convient de définir ce terme si flou et si galvaudé. Durant les années 2000, les états-majors de la gauche européenne – en particulier Iñigo Errejon et Pablo Iglesias, François Delapierre et Jean-Luc Mélenchon – regardèrent avec intérêt les succès électoraux de leurs homologues latino-américains Hugo Chávez, Rafael Correa et Evo Morales. Ils en tirèrent une série d’enseignements à même de redonner des couleurs à une gauche européenne coincée dans la double impasse d’une extrême gauche aussi impuissante qu’incantatoire et d’une social-démocratie convertie à la doxa néolibérale. Cette troisième voie dite « populiste », théorisée par les philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, se caractérise par quatre éléments : substituer le clivage « peuple / oligarchie » au clivage « gauche / droite », se doter d’un leader charismatique apte à incarner les aspirations populaires, prendre appui sur les mobilisations sociales en leur offrant une articulation politique et réinvestir des signifiants traditionnellement accaparés par la droite (l’ordre, la nation, l’identité).
Cette stratégie « populiste » a porté ses fruits sur le vieux continent, surprenant même parfois ses propres promoteurs. Elle a permis à Podemos de mettre fin à trente ans de bipartisme en Espagne, à Jean-Luc Mélenchon de se hisser à 600 000 voix du second tour de la présidentielle ou encore au Labour d’effectuer la plus forte progression de son histoire aux élections législatives de juin 2017. D’autres partis de gauche radicale ont eux aussi connu de récents succès électoraux en s’inspirant de la stratégie populiste, mais sans la revendiquer ouvertement. C’est le cas du Parti du Travail de Belgique. D’origine marxiste-léniniste, resté trois décennies à moins de 1 % des voix, le PTB recueille désormais 13,5 % en Wallonie.
Ces expériences délivrent un enseignement : les partis populistes effectuent souvent des percées électorales, mais ils se révèlent peu endurants. La stratégie populiste permet, en effet, de faire une irruption fulgurante dans le jeu politique, de passer rapidement de 1-2 % à 15-20 % mais elle s’avère peu efficace, voire handicapante, pour maintenir l’étiage à 20 %. Trois raisons expliquent ce paradoxe. D’abord, les résultats du parti dépendent fortement de la popularité du leader, qui peut s’effondrer suite à une « affaire » (la villa à 600 000 euros achetée par Pablo Iglesias, les perquisitions au siège de la France insoumise, les accusations d’antisémitisme envers Jérémy Corbyn) ou s’éroder lentement en raison d’une routinisation du charisme. La scission entre Pablo Iglesias et Iñigo Errejon à la tête de Podemos, ainsi que les critiques formulées par Clémentine Autain et Charlotte Girard à l’encontre de leur formation montrent d’ailleurs combien la question de la démocratie interne est épineuse au sein d’entreprises partisanes calibrées sur un leader charismatique. La question de la démocratie interne n’est certes pas un déterminant du vote, puisque la grande majorité des électeurs sont loin de s’intéresser au fonctionnement du parti pour lequel ils votent et d’effectuer leur choix en fonction de cet enjeu. Il n’en reste pas moins que le déficit démocratique peut démobiliser la base militante et, indirectement, faire perdre quelques électeurs qui auraient été convaincus moins par les performances télévisuelles du leader que par la discussion avec un militant rencontré au marché ou à la sortie du métro. Deuxièmement, l’électorat des forces populistes (plutôt jeune et urbain) se caractérise par sa volatilité et ses prédispositions à l’abstention. Partant, ces forces peuvent dégringoler aussi rapidement qu’elles sont apparues. Enfin, la rhétorique de l’ordre, de la nation et de la sécurité, qui permet à court terme d’attirer à soi des électeurs modérés refusant de donner leur voix à une force perçue comme « extrémiste » et des électeurs sensibles à un discours souverainiste et des mesures protectionnistes peut, à moyen terme, se retourner contre les populistes de gauche et contribuer à la droitisation de la vie politique.
Les dirigeants populistes de gauche, tacticiens chevronnés, n’ignorent pas les faiblesses et les risques mentionnés à l’instant. C’est pourquoi, quand la situation l’exige, ils savent mettre de l’eau dans leur vin populiste afin de revenir à un discours de gauche plus classique. En Espagne, après avoir proclamé durant deux années que l’axe gauche-droite était périmé, Podemos a fait alliance en 2016 avec les communistes d’Izquierda Unida, renouant ainsi avec une identité de gauche assumée. En outre, alors qu’à sa naissance Podemos vilipendait la « caste » du « PPSOE » (contraction de PP et PSOE, les deux partis de gouvernement espagnols) et promettait de ne jamais s’allier avec elle, le parti d’Iglesias a voté en 2018 en faveur de la mise en place du gouvernement socialiste de Pedro Sanchez. Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon a pour sa part renoncé, aux législatives de 2017 comme aux européennes de 2019, à constituer des listes communes avec des formations voisines, telles que le PCF ou Génération.s. La France insoumise se refuse, du moins pour l’instant, à l’élaboration d’un programme commun et d’une union des gauches. En revanche, elle a intégré sur la liste européennes des candidats d’origine communiste, socialiste, écologiste et chevènementiste, tandis que les tenants de la ligne souverainiste ont quitté la France insoumise ou en ont été évincés. Dans la perspective des élections municipales de 2020, le député des Bouches-du-Rhône a proposé, dans une interview accordée le 23 avril 2019 à Libération, de former une « fédération populaire ». Cette formule signifie que la France insoumise essaiera de ne pas aller seule face au verdict des urnes. Elle tentera, partout où cela est possible et autant que faire se peut, de s’appuyer sur des collectifs plus larges, qui se présenteront sous un label commun et non comme un cartel d’organisations. Ce processus d’élargissement s’adresse à deux types d’acteurs : des citoyens engagés dans des mouvements sociaux, associatifs ou écologiques ; et les autres partis politiques. La question laissée ouverte, et qui divise déjà les insoumis dans plusieurs villes, est de savoir s’il faut s’ouvrir en priorité aux citoyens non encartés ou aux partis.
Qu’une organisation navigue entre une ligne « populiste » et une ligne de gauche plus classique, n’a rien de surprenant. Cela s’appelle de la tactique, il s’agit de s’adapter aux circonstances. On ne fait pas la même campagne – parler de la « patrie » plutôt que des « travailleurs », terminer ses meetings par l’Internationale ou par l’hymne national, prôner ou non la sortie de l’Union européenne, s’allier avec d’autres organisations ou revendiquer son hégémonie sur un vaste espace politique, mettre en avant des sujets sociétaux ou des thèmes économiques, etc. – selon les candidats qu’on a face à soi. De même, on ne mène pas une campagne européenne, une campagne nationale et une campagne locale sur le même modèle, étant donné les différences de niveau de participation, du profil de l’électorat mobilisé et des enjeux qui dictent les préférences politiques de cet électorat. Si une organisation met sous le tapis certains débats houleux, c’est aussi parce que le noyau dirigeant, la base militante et l’électorat ne partagent pas forcément les mêmes intérêts ni la même culture. Ces trois strates peuvent se trouver prisonnières de tensions parfois insurmontables. Pour ne pas rompre un équilibre instable, mieux vaut éviter les sujets clivants et se concentrer sur les signifiants vides chers à Ernesto Laclau, auxquels chacun peut prêter une signification différente sans que cela ne porte atteinte à la cohésion de l’édifice. Mieux vaut également un mouvement tourné vers l’action – censée souder les troupes – plutôt que vers la délibération – potentiellement fratricide. À cet égard, Jean-Luc Mélenchon définissait ainsi, fin août 2017 à Marseille, la philosophie de la France insoumise : « Pas de blabla, du combat. Pas de discussions, plus d’actions ». Dans le même temps, les instances de base du mouvement, initialement nommées « groupes d’appui », étaient rebaptisées « groupes d’action », faisant ainsi grincer les dents de celles et ceux qui craignaient de se voir ainsi cantonnés au statut d’exécutants. Ces éléments – souplesse tactique, tabous, quiproquos fonctionnels – permettent de comprendre comment peuvent cohabiter, au sein d’une même organisation, des sensibilités différentes, des courants animés par des visions du monde divergentes, comme par exemple ceux qui pensent que les électeurs de l’extrême droite sont des racistes – auxquels on ne doit en aucun cas s’adresser, qu’il faut combattre et non inviter à débattre, car le racisme commence par la complaisance envers les racistes – et ceux qui voient dans ces mêmes électeurs des travailleurs en souffrance – auxquels il faut s’adresser, afin de transformer leur haine de l’immigré en révolte contre le banquier, car les identités politiques ne sont jamais figées.
Le refus de trancher entre deux lignes (pour ou contre un discours populiste, s’adresser ou non aux électeurs lepénistes, mais aussi : pour ou contre la stratégie du plan B ? pour ou contre l’indépendance de la Catalogne ? pour ou contre le Brexit ?) a des effets profondément ambivalents. D’un côté, cela peut fragiliser l’organisation, en suscitant un manque de lisibilité qui désoriente les militants et les électeurs. En voulant ménager tout le monde, on ne satisfait personne. En voulant jouer sur deux tableaux, on est perdant sur les deux. D’un autre côté, entretenir le flou et tenir des propos a priori inconciliables peut aussi convaincre simultanément les partisans de deux lignes opposées, chacun retenant, dans le discours du leader, ce qui va dans son sens. L’ambiguïté peut se révéler payante dans certains cas et perdante dans d’autres. En cas de bons scores électoraux, elle est vue comme un atout, et l’on s’empresse de convoquer la fameuse sentence du cardinal de Retz (« on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment »). En cas de défaite, on impute le revers électoral au manque de clarté politique.
Afin de jauger les forces et les faiblesses du populisme de gauche – j’ai conscience d’avoir apporté plus d’interrogations que de réponses – je me suis ici concentré sur l’aspect stratégique dudit populisme. Je n’ai fait qu’effleurer trois autres questions pourtant décisives : le profil sociologique des électorats, le fonctionnement interne des partis-mouvements et la question du leadership. À mon sens, ces questions restent ouvertes. La déconvenue de la gauche radicale aux élections européennes indique indéniablement certaines limites et impasses du tournant populiste. Mais elle n’en signe pas non plus l’arrêt de mort ou la condamnation définitive. Si la proposition populiste a bien un mérite, c’est d’avoir rouvert le chantier de la réflexion stratégique.