La guerre sociale en France est déclarée, analyse Romaric Godin

mardi 1er octobre 2019, par Jean-Marie Harribey *

Le journaliste de Mediapart Romaric Godin est connu pour ses analyses décapantes de l’économie française et européenne, en rupture avec la pensée économique qui domine dans les milieux politiques, les médias, sans parler de l’Université. Il publie en cette rentrée un livre au titre dépourvu d’ambiguïtés La guerre sociale en France [1]. Pour les citoyens que nous sommes, intoxiqués journellement par l’idée que modernité égale compétitivité, concurrence, marchés libres et individus responsables de leur sort, ce livre est très utile. Car c’est un livre d’analyse sociologique et politique et aussi un livre d’histoire.

La France en retard sur la voie néolibérale

La France est entrée plus tardivement que les autres pays sous la domination du néolibéralisme, vu comme un ensemble de politiques économiques et sociales au service du capital et comme une pensée censée exprimer « la » science, « la » vérité sur la société. Pourquoi la France a-t-elle sombré dans ce système avec retard ? Parce que la classe dominante française, tant économiquement que politiquement, a eu du mal à se débarrasser du modèle social français et des résistances que le peuple a opposées à sa destruction au cours des années 1970 à 2000. Romaric Godin nous conte par le menu les tentatives, qui, pourtant, n’ont pas manqué tout au long de la période post-fordiste, pour faire prendre à la France le virage néolibéral. Que ce soit sous les présidences de Giscard d’Estaing, de Mitterrand, de Chirac, de Sarkozy et de Hollande, toutes ont été marquées par la mise en place de plans d’austérité, de privatisations successives et de restrictions de droits sociaux et de la protection sociale, pendant que le chômage restait à un niveau élevé et que la précarité s’installait. Mais, chaque fois, les résistances sociales furent fortes, et bien que souvent défaites, notamment lors des luttes contre les réformes des retraites, elles exprimèrent le refus de la population française de s’engager dans la voie néolibérale, en particulier pour se soumettre à la « concurrence libre et non faussée » de l’Union européenne.

Romaric Godin soutient la thèse que les atermoiements, sinon les contradictions, de la classe dominante pour imposer pendant près de quatre décennies le déroulement d’un programme néolibéral complet, tiennent à la difficulté de réunir un bloc social suffisamment homogène et nombreux face aux résistances sociales. Ainsi s’expliquent les échecs des gouvernements de gauche et de droite. De gauche parce qu’ils abandonnèrent les catégories populaires sans pour autant satisfaire pleinement les exigences du capital ; de droite parce qu’ils faisaient un pas de plus que ceux de gauche vers le néolibéralisme tout en exaspérant les chevaux du capital qui piaffaient pour aller plus vite et plus loin.

La revanche du capital

Et vint l’ère Macron. Mis en orbite par les forces les plus avancées de l’économie financiarisée et les têtes pensantes de celle-ci, comme Jacques Attali et Alain Minc, Emmanuel Macron est le président désigné pour enfin sortir la France de cet entre-deux qui la caractérisait et pour la néolibéraliser à marche forcée. « Le néolibéralisme est la réaction au recul du capital dans sa lutte avec le travail depuis les années 1930. La fin du XXe siècle s’annonce comme une revanche, un retour de bâton. La priorité sera désormais donnée au capital sur le travail » (p. 32-33), explique Romaric Godin.

Il faut alors comprendre le changement de la nature de l’État que le passage au néolibéralisme opère : ce n’est plus l’« État social » empreint d’une certaine neutralité entre capital et travail, c’est l’État au service entier du capital, qui dit ouvertement que, « puisque le marché est un outil pour assurer le bien commun, là où la démocratie s’en montre incapable », alors « il faut en quelque sorte, remettre la démocratie à sa place, c’est-à-dire hors des structures économiques et sociales, et faire le bien du peuple malgré lui. Voilà pourquoi le néolibéralisme a besoin d’un État fort : pour garantir que les droits populaires ne toucheront pas au fonctionnement du marché. » (p. 39). En d’autres termes, « le néolibéralisme ne s’oppose pas aux règles pour encadrer le marché, mais ces règles ne sont là que pour permettre le bon fonctionnement du marché. Ce qu’il faut absolument éviter, ce sont des règles qui protègent le travail et lui donnent une capacité de définir le prix en dehors du marché : un système de revalorisation automatique, une lutte syndicale pour les salaires pour des protections légales de l’emploi et des salaires. Car, alors, le travail obtiendrait un prix ’injuste’. » (p. 47). L’une des originalités du livre de Romaric Godin est ici : bien montrer que l’idéologie néolibérale s’évertue à convaincre que la justice procède du marché. Macron ressuscite le penseur néolibéral du XXe siècle : Hayek.

L’État au service entier du capital

Ainsi s’explique le changement profond des interventions de l’État au cours des années récentes et exacerbé depuis le début du règne de Macron. Le tournant autoritaire et la répression des mouvements sociaux étaient déjà intervenus lors de l’adoption de la loi El Khomry sous le gouvernement Hollande-Valls. Ils se sont accentués fortement lors des ordonnances Pénicaud et lors du mouvement des Gilets jaunes. Remarquons que, dans tous ces cas, il s’agit toujours d’une offensive gouvernementale, appuyée sur la classe capitaliste, contre le travail, afin d’en réduire les droits, ou, dans le cas des Gilets jaunes, contre l’expression spontanée des classes populaires. Progressivement, l’installation du néolibéralisme économique s’accompagne d’une « démocratie autoritaire » assise sur les violences policières. On retrouve chez Romaric Godin une thèse proche de celle qu’a défendue l’an dernier aussi avec brio Grégoire Chamayou [2].

Bien sûr, Macron n’invente pas le fil à couper le beurre. Son programme est théorisé depuis bien des années au sein des institutions multilatérales comme la Banque mondiale ou l’OCDE, qui se gargarisent de concepts bidons mais très idéologiques comme celui de « croissance inclusive ». Romaric Godin donne de celle-ci une définition très parlante : « ce terme dit clairement qu’il ne s’agit là que de fournir à l’individu la capacité d’entrer sur les marchés et d’y être concurrentiel » (p. 50). Le discours sur la France start-up, l’autoentrepreneur, devenir milliardaire s’explique alors : le renvoi à chaque individu de la responsabilité de son sort, hors de tout encadrement social. Le rôle joué par la commission Attali sur la croissance, nommée par Sarkozy (dont Macron fut le rapporteur général adjoint) est ainsi rappelé : « Cette stratégie du tout ou rien est le signe d’une radicalisation des élites néolibérales. Il faut à tout prix abattre l’hybridation du modèle français en le rapprochant de la pureté de la vérité néolibérale. Cette commission marque en cela un tournant. L’offensive culturelle ayant échoué au cours des trente dernières années, vient maintenant cette tentative de passage en force. Le message est clair : les élites ne veulent plus attendre et sont décidées à agir. Le capital entend bien prendre sa revanche sur le travail et sur un système politique qui a trop transigé avec lui. » (p. 123-124). Et cette lutte contre le travail revêt les habits de la lutte contre les rentes, « autrement dit contre les entraves au marché » (p. 147). Assurer un revenu minimum aux chômeurs, oui, mais à condition que ce soit « pour aller sur le marché » car « autrement ce serait une rente » (p. 148). On pense immédiatement au célèbre et cynique « pognon de dingue ».

Un bloc social introuvable

La stratégie politique de Macron, qui lui a permis de conquérir le pouvoir en une guerre éclair contre les partis traditionnels, s’éclaire : cristalliser un bloc politique, certes minoritaire dans le pays, mais suffisant pour apparaître comme un rempart contre le Rassemblement national lepéniste. Et ça a marché. Mais, nous dit Romaric Godin, un bloc politique, a fortiori minoritaire, ne fait pas un bloc sociologique capable d’emporter l’adhésion d’une population. Les choses ne sont donc pas jouées définitivement malgré la pression omniprésente : « Ces arguments destinés à faire taire quiconque s’oppose au néolibéralisme seraient plutôt dérisoires tant le discours est autoréalisateur : on demande à une population rétive ses connaissances en économie néolibérale. On constate qu’elle en rejette les conclusions et, comme on identifie l’économie au néolibéralisme, on estime que l’inculture est la source du malheur du peuple. » (p. 119). Il s’ensuit que, « dans une ’démocratie néolibérale’, les contre-pouvoirs sont ceux des ’experts’, autrement dit ceux qui valident la pensée néolibérale dans des institutions ’indépendantes’ chargées d’assurer une voie politique qui échappe aux ’passions populaires’. C’est tout le contraire des corps intermédiaires qui doivent rendre des comptes à des adhérents, des lecteurs ou des militants et qui mettent le pouvoir face à la volonté de ces derniers. » (p. 209).

Aussi, la « sécession » des élites « correspond à l’avènement du néolibéralisme en France, autrement dit à cette pensée radicale porteuse de l’idée que le capital et la richesse représentent le camp de la raison. Le néolibéralisme courant a renforcé l’esprit de classe, l’unité sociale autour de la défense du capital. Dans la guerre sociale qui est menée, c’est l’identité de cette classe, son existence même qui est en jeu. C’est aussi son échec : celui de n’avoir pu rallier à ses intérêts la masse de la population, comme l’avait fait jadis la Bildungsbürgertum allemande autour du choc de l’hyperinflation. Mais c’est que l’histoire française est différente, marquée par la violence de la lutte sociale, ce qui rend impossible une large union derrière le capital. » (p. 215-216).

Un livre utile pour le débat politique indispensable

Le livre de Romaric Godin est une très bonne ouverture pour comprendre la situation sociale actuelle et surtout décrypter ce qui se dissimule derrière les commentaires médiatiques lénifiants les plus courants. « Parvenu au pouvoir grâce à une alliance de circonstance avec une partie des opposants au néolibéralisme pour empêcher l’extrême droite d’accéder au pouvoir, Emmanuel Macron a estimé que son élection signifiait adhésion à des idées. Mais pour transformer cette illusion légale en réalité et réaliser son rêve de ’transformation néolibérale’, il lui faut davantage que gagner une élection : il lui faut mener un combat culturel et faire accepter aux Français une marchandisation et une individualisation croissantes de la vie sociale, ainsi que l’abandon progressif des systèmes de solidarité et de protection mis en place depuis 1945. Dans ce projet de démolition de l’État social français, il faut passer en force et sans relâche contre le corps social français. Et comme le jeu démocratique ne
peut plus régler ce genre de conflit, c’est ailleurs qu’il se règle. » (p. 236).

Bien sûr, tout livre peut prêter à discussion, celui-ci également. Par exemple, il n’est pas certain que le mouvement des Gilets jaunes soit un mouvement des « classes moyennes » (p. 169). Ce mouvement a justement montré l’évanescence de ce concept de « classes moyennes ». Sur les ronds-points et dans les manifestations, c’étaient plutôt des membres des classes populaires qui étaient majoritairement là. [3] Peut-être aussi, le fait que la crise écologique vienne aujourd’hui renforcer la crise sociale, les deux constituant le caractère systémique de la crise, mériterait d’être davantage souligné, d’autant que cela creuse un peu plus le fossé entre le discours néolibéral et la réalité que le président n’entend pas faire dévier de sa trajectoire. Macron flamboie mais sa stratégie ne peut que nous enfoncer davantage dans l’impasse. Et Romaric Godin a raison de conclure son ouvrage en écrivant que « deux forces formidables sont actuellement en jeu pour permettre de construire une alternative. La première est l’urgence écologique […] La seconde force est le rejet de cet autoritarisme qui vient se nicher au cœur de la démocratie pour sauver les intérêts d’une classe particulière. » (p. 242). [4]

Notes

[1R. Godin, La guerre sociale en France, Aux origines de la démocratie autoritaire, Paris, La Découverte, 2019.

[2G. Chamayou, La société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, la Fabrique, 2018. Une présentation dans M. Cabannes, « L’émergence d’un libéralisme autoritaire : Compte rendu du livre de Grégoire Chamayou », La société ingouvernable  », les Possibles, n° 19, Hiver 2019,

[3J.-M. Harribey, « La sociologie des classes n’est plus une sociologie  », 5 janvier 2019, Blog sur Alternatives économiques.

[4Le livre de R. Godin complète utilement le livre d’Attac et de la Fondation Copernic publié au bout d’un an de présidence macronienne, Macron, Un business model au service des puissants, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.

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