Au lendemain du procès, nous avons eu un entretien avec Éric Beynel de Solidaires, qui a accompagné toutes les audiences en organisant la participation de témoins extérieurs – chercheurs spécialisés sur le travail, écrivains, juristes, philosophes, artistes, etc. – chargés de rendre compte à leur manière des audiences auxquelles ils ont assisté (voir la totalité de ces textes et dessins).
Le réquisitoire a été sévère pour les prévenus qui, pourtant, ne risquent pas grand-chose. Pourquoi ne pouvaient-ils pas être poursuivis plus gravement ?
Les procureurs ont requis une condamnation pénale d’un an ferme et 15 000 euros d’amende contre les trois accusés principaux et 75 000 euros contre la société France Télécom. C’est le maximum de ce qui était possible dans le cadre retenu par les juges d’instruction qui ont estimé que les suicides, qu’ils soient volontaires ou involontaires, ne peuvent pas avoir une cause unique. On peut évidemment discuter ce choix sur le fond et en être très frustrés, mais ce sont des règles de droit qui fixent le périmètre des homicides. Mon premier réflexe a été de dire que l’homicide involontaire était évidemment la bonne terminologie si on considère la gravité des faits. D’ailleurs, cela a été dit dans les plaidoiries à la fin : on avait plutôt l’impression d’être dans une cour d’assises lorsqu’on recherchait le mobile du crime et ce qui avait permis de le commettre. Mais le cadre était celui du harcèlement moral et le jugement devra dire s’il confirme les actes des juges d’instruction et l’ordonnance de renvoi.
Mais, de toute façon, quelle condamnation pourrait être réellement à la hauteur ? Si on regarde ce qui s’est passé, impossible de trouver une peine qui puisse satisfaire les victimes. Comme l’a dit très justement l’un de nos avocats, Jean-Paul Teissonnière, ce qui est essentiel dans le jugement c’est qu’il fixe un interdit qui aura une valeur pour tous ceux et toutes celles qui étaient dans l’entreprise à cette époque, ceux et celles qui en sont partis contraints et forcés, et celles et ceux dont un membre de la famille a commis un acte irréparable. Le jugement devra dire avec force que ce qui s’est passé était contraire à la loi et pas juste un malheureux hasard, des ordres qui ont été mal transmis ou mal compris ou des gens qui ont dérivé ici ou là. Ce message-là s’adresse à tout le monde dans la société.
Tous ceux qui ont assisté au procès ont apprécié la qualité des audiences. Qu’est-ce qui à ton avis a contribué à cette exemplarité ?
Ce sont à la fois le nombre des audiences, la présence des prévenus tout au long du procès (alors qu’ils n’y étaient pas légalement tenus) et, surtout, l’exemplarité du tribunal qui dans sa collégialité a permis qu’il y ait un débat de qualité. À aucun moment, et j’en suis témoin puisque j’ai assisté à la quasi-totalité des audiences, la présidente n’a dit à quelqu’un d’abréger ou de se taire ou n’a mis fin à telle ou telle situation. Toutes les questions ont pu être posées – toutes les réponses n’ont pas été fournies, bien évidemment – et le tribunal a eu une maîtrise du contenu, de l’ordonnance de renvoi et des pièces du dossier qui a vraiment permis de poser des questions de fond. On a réellement soulevé le capot et examiné les rouages et le fonctionnement de l’entreprise durant ces années grâce aux témoins cités par les parties civiles et les prévenus, éléments saisis, communiqués, rapports et expertises des médecins du travail et des CHSCT, documents de l’entreprise - organigrammes, données économiques, dossiers de formation des managers... Le jugement quel qu’il soit ne pourra pas faire abstraction de cette mise à nu.
S’il confirme qu’une entreprise de plus de 100 000 salariés a pu mettre en place un harcèlement moral organisationnel et managérial, on aura là un point d’appui extrêmement important pour agir dans nombre d’entreprises. Ainsi que l’a écrit la psychiatre Marie-France Hirigoyen [1] ou l’a dit le Conseil économique, social et environnemental, le harcèlement moral ne réside pas seulement dans les relations interpersonnelles, mais peut être une forme d’organisation collective. Cela dit, ne nous leurrons pas, si le jugement dit cela, dans les heures qui suivent il y aura appel. Quant aux prévenus, ils ne feront probablement jamais de prison. Mais si le harcèlement moral se confirme à chaque marche supplémentaire du procès, ce sera d’autant plus exemplaire.
Quels ont été les moments du procès qui t’ont le plus marqué ?
J’ai été profondément marqué par la mise à nu des parties civiles et des témoins qui auraient pu l’être, mais n’ont pas fait ce choix parce qu’ils ne s’en sont pas sentis capables. C’était extrêmement fort : je pense à un témoin qui a dit avoir perdu toute libido ; je pense à un autre qui n’a toujours rien dit à se fille et n’en a parlé à sa conjointe que quelques jours avant de venir au tribunal ; je pense à ceux qui n’ont pas eu le courage de venir à la barre, comme cette mère qui a envoyé un courrier que son avocat a lu à l’audience. Dans cette mise à nu, on a éprouvé un déséquilibre terrible entre des victimes obligées de se mettre à poil, littéralement, et des prévenus qui, eux, se sont cachés derrière des chiffres et des mots - des petits mots, des gros, des mots de management, des mots auxquels on ne comprend rien. À de rares exceptions, ils sont restés abrités derrière tout cela et leur armée d’avocats. Ce déséquilibre m’a énormément choqué.
La deuxième chose qui m’a marqué est que notre camp se soit si peu mobilisé pendant toutes ces journées d’audience, que si peu de gens aient trouvé le chemin du tribunal pour assister aux audiences. Le premier jour, la présidente avait prévu un auditorium pour toute la durée du procès : il n’a servi que deux ou trois fois... Très peu de médias également ont couvert le procès et je veux saluer L’Humanité qui a été le seul présent de bout en bout - il faut le dire car ce n‘est pas le journal qui a le plus de moyens. Les autres organes de presse se sont déplacés pour les moments importants, comme les réquisitoires ou les plaidoiries, mais quand il s’est agi d’aller sur le fond, de regarder la mécanique de ce qui s’était passé, il y avait moins de monde et c’est vraiment regrettable. Même chose pour notre camp : les syndicalistes et le mouvement associatif ont peu fait le déplacement jusqu’à cette salle d’audience.
Comment as-tu fait pour mobiliser tous ces spécialistes du droit du travail, ces auteurs, la dessinatrice présente à toutes les séances, etc. ?
Quand on a lancé le projet courant avril, on ne connaissait pas encore le planning des audiences, on ne savait pas si on pourrait trouver des gens pertinents pour chaque audience et si le fait qu’ils ne viennent qu’une seule fois permettrait de garder une certaine cohérence sans que tout paraisse ennuyeux, répétitif ou hors de propos. Parce que l’idée n‘était pas d’avoir des comptes rendus factuels, mais des regards personnalisés sur chacune des audiences. Mais la réponse a été formidable. Ceux qui ne sont pas venus ont tous regretté de ne pas avoir pu se libérer. D’ailleurs, je continue à recevoir des propositions de textes. On réfléchit à publier un livre avec tous ces témoignages.
Quand Solidaires a-t-il commencé à travailler sur ce problème de la souffrance au travail ?
On avait commencé à parler du stress au travail au début des années 2000. Puis il y a eu le livre de Marie-France Hirigoyen et celui de Christophe Dejours et Florence Bègue [2] grâce auxquels ont commencé à apparaître dans les organisations syndicales une prise de conscience et une prise en compte de ces situations liées au travail. Une commission s’est alors créée à Solidaires, qui a permis aux équipes qui travaillaient de façon un peu isolée d’avoir un cadre collectif. C’est ainsi qu’on a rencontré beaucoup de ceux qui sont venus aux audiences. Le thème de la souffrance au travail est ensuite entré dans le débat public et a commencé à irriguer la société tout entière, ce qui nous a permis de faire venir au procès des romanciers, des auteurs de théâtre, des metteurs en scène, etc.
Les questions de santé au travail n’ont jamais été simples dans le syndicalisme, même si, dans l’histoire du mouvement ouvrier, c’est un thème puissant qui a permis de conquérir des droits importants. Mais la contrepartie est qu’il faut souvent faire un travail de mineur de fond pendant plusieurs années avant que les scandales soient révélés. Le procès de France Télécom a représenté un de ces moments d’irruption de la question dans le débat public. Cette irruption, c’est l’aboutissement d’un travail de plus de dix ans de formation des équipes et de contacts avec des chercheurs et des artistes pour essayer de construire une réflexion. Tous ces chantiers que nous avons lancés, comme la journée « tout le monde déteste le travail » ou l’initiative « libérer le travail » avec Attac et Thomas Coutrot, irriguent le mouvement social et doivent nous permettre à terme de reconstruire les rapports de force. Car cette question du travail ou plutôt « des travails » est hyper importante : on la retrouve partout, dans le mouvement Nuit debout comme dans celui des Gilets jaunes.
Nous reproduisons ici encore quelques extraits des réactions recueillies par Éric à l’issue du procès ainsi que le début de sa propre intervention à la barre des témoins.
« Ce n’est pas anodin d’être ici et d’y prendre la parole. En tant que porte-parole je devrais y être habitué, mais ce que cette parole porte ou va tenter de porter aujourd’hui, j’en mesure la force et le symbole. Cette nécessité est renforcée par une présence et une écoute depuis le 6 mai sur les bancs des parties civiles. Être à la hauteur pour celles et ceux qui ont joué leur vie, pour celles et ceux qui l’ont perdue, pour celles et ceux qui ont eu le courage de venir se mettre à nu dans cette enceinte parce qu’ils pensent parfois ne plus avoir rien à perdre pour avoir déjà beaucoup perdu. Mais en fait ils affrontent eux la vérité, ils ne se cachent ni derrière des mots, ni derrière une posture. Ils sont juste humains et, comme on me l’a soufflé à l’oreille il y a quelques jours, ce sont des héros » - Éric Beynel.
« Je suis très impressionné de mon côté par la qualité et la densité des articles quotidiens qui ont été produits et par la mobilisation assez colossale qu’Éric a réussi à articuler. Cette pléiade de sociologues, philosophes, artistes, chercheuses, militants, juristes, etc., qui ont mouillé le maillot force le respect et est en soi une réponse à tous ceux qui trouvent que le milieu intellectuel ne s’engage plus. Cela dit, quelque chose du moment que nous traversons et de la solidité des bases arrière prêtes à monter au combat, fût-il d’abord de mots. Quelque chose aussi de la fertilité du terreau politique qui se forme contre – et à travers – la chape du macronisme, comme des touffes d’herbe plus puissantes que ce béton, par leur tension osmotique – Alain Damasio, écrivain.
« Le travail extraordinaire réalisé par Éric et les équipes de Solidaires et Sud PTT a été décisif pour le succès de ce procès ; il serait étonnant que le verdict blanchisse les prévenus. L’écho considérable (et inattendu pour moi) du procès dans la presse et l’opinion publique montre qu’il touche bien au-delà des sphères militantes. Le silence des politiques noté par Ivan du Roy est d’autant plus choquant : comme si la question de la maltraitance managériale institutionnelle était une affaire privée qui n’appelait pas d’intervention de l’État. Je trouve moi aussi que le collectif que nous avons formé grâce à Éric a une diversité et une légitimité intéressantes. Du coup, je me demande s’il ne serait pas utile, en vue du jour de l’annonce du verdict (le 20 décembre), que nous préparions (avec d’autres éventuellement) une expression collective sur les 3, 4 ou 5 mesures législatives essentielles à l’issue de ce procès, qui vient couronner à la fois vingt années de débat social récurrent sur la souffrance au travail et les ravages du management néolibéral et vingt années d’inaction législative. En tout cas, si Éric en prend l’initiative, je suis prêt à participer à cette réflexion » - Thomas Coutrot.