Comment allaient-ils assurer leur sécurité si le protecteur traditionnel et omniprésent faisait subitement défaut ? Était-il, de surcroît, moral et pertinent d’abandonner les Kurdes, qui avaient joué un rôle important dans la lutte contre Daech, à leur propre sort ? N’était-il pas prématuré de se retirer de Syrie avant que Daech soit définitivement et complètement vaincu ? Il y eut une tempête de protestations. Le secrétaire à la Défense James Mattis – il est vrai donné sortant depuis déjà quelque temps – annonçait sa démission le 1er janvier 2019. S’ensuivit une succession d’annonces contradictoires sur l’ampleur et le calendrier du retrait.
1. Le gendarme du monde à la retraite ?
Les propos de Trump sont-ils scandaleux ou infondés ? Barack Obama avait déjà fait le même constat, en ne souhaitant pas être entraîné dans une intervention militaire en Syrie, et en ayant résisté au maximum à celle en Libye, à laquelle il n’avait fini par consentir qu’après une pression maximale d’Hillary Clinton. Il devra d’ailleurs, par la suite, regretter d’avoir cédé. De même, les États-Unis sont intervenus de façon très minimale au Sahel, en se limitant à un soutien logistique à la force internationale. Mais si B. Obama avait déclaré que les États-Unis ne pouvaient plus être le gendarme du monde, comme l’a fait D. Trump, il aurait été immédiatement dénoncé pour défaitisme et accusé d’affaiblir le leadership américain. Or, D. Trump, en prenant pour slogan de campagne « Make America Great Again », n’avouait-il pas déjà implicitement que les États-Unis n’avaient plus les moyens d’être comme auparavant le gendarme du monde, rejoignant ainsi le constat de B. Obama ?
La communauté stratégique américaine [1] a quasi unanimement critiqué cette déclaration de D. Trump. Pourtant, son argumentation ne vaut-elle pas d’être prise en considération quand le président déclare que les interventions militaires américaines du XXIe siècle (Afghanistan, Irak, Libye) ont été des catastrophes ? Celles-ci se sont effectivement avérées extrêmement coûteuses sur le plan économique, sans apporter aucune victoire stratégique, et de surcroît, en augmentant l’hostilité à l’égard des États-Unis dans les régions concernées. Bref, les vies des soldats américains avaient initialement été perdues pour aider des peuples ingrats, qui n’en tiraient aucune reconnaissance à l’égard des États-Unis. C’est en négligeant les besoins intérieurs américains (sociaux, infrastructures, etc.) que Washington avait dilapidé des fortunes pour des contrées lointaines et ne présentant pas d’intérêts stratégiques majeurs.
Les alliés avaient déjà paniqué lors de l’élection d’un président qui avait annoncé haut et fort sa fatigue des alliances et des coûts qu’elles représentaient pour les États-Unis et sa volonté de normaliser les relations avec la Russie. Heureusement, à leurs yeux, la relation Washington-Moscou ne s’est pas améliorée depuis 2016, malgré la volonté de D. Trump. Au contraire, des sanctions additionnelles ont été adoptées et le président, satisfait de l’engagement de dépenses militaires – et de l’achat d’armes américaines – des différents alliés, ne remettait plus en cause le système existant. Les émissaires américains et leurs relais en Europe, voulant étouffer toute perspective d’autonomie stratégique européenne, allaient répéter dans les différentes capitales du Vieux Continent qu’une telle perspective serait dangereuse, car elle accélérerait un éventuel découplage de la sécurité de l’Europe et des États-Unis, au moment même où D. Trump s’était rallié à cette idée. Ils argumentaient aussi sur le fait que, s’il y avait, du fait des déclarations du président américain, des turbulences au sein de l’Alliance atlantique, la structure civilo-militaire nécessitait, pour sa part, une base solide et pérenne.
Le début de l’année 2019 a été marqué par la démission, au 1er janvier, du secrétaire américain à la Défense, James Mattis, « l’adulte dans la pièce », celui qui rassurait les alliés européens justement parce qu’il était conscient de la nécessité des alliances et du respect des engagements par les États-Unis. Il apparaissait comme un rempart contre l’unilatéralisme de D. Trump. Mais de quel rempart s’agissait-il ? J. Mattis était tout simplement partisan de la politique de l’hégémonie libérale. Il était en faveur de l’Alliance atlantique, parce qu’il avait compris qu’elle était non pas un cadeau fait par les Américains aux Européens, mais le moyen de maintenir l’impérialisme de Washington sur l’Europe et d’empêcher l’émergence d’une quelconque volonté d’autonomie. Certes, J. Mattis avait plaidé pour le respect de l’accord nucléaire iranien. Mais il souhaitait encore augmenter le budget militaire américain, pour le faire passer de 717 à 760 milliards de dollars, alors que D. Trump, qui, lors des deux premières années de son mandat, avait augmenté le budget de 120 milliards, voulait, pour sa part, marquer une pause. J. Mattis estimait que cela était dangereux face à la menace de la montée des crédits militaires russes et chinois, qui pourtant, avec respectivement 61 et 170 milliards de dollars en 2017, sont loin de flirter avec les sommets du Pentagone.
Si la communauté stratégique américaine, néoconservateurs et libéraux réunis, a quasi unanimement fustigé les propos de D. Trump, l’opinion publique, elle, est plus en phase avec l’argumentation du président américain. Toutes les enquêtes d’opinion le prouvent : les élites américaines sont plus « interventionnistes » et le peuple américain plus « isolationniste ». D. Trump remet frontalement en cause l’hégémonie libérale qui est l’alpha et l’oméga de la diplomatie américaine depuis la fin de la guerre froide. Or, cette théorie est également remise en cause, non dans une série de tweets ou de déclaration à l’emporte-pièce, mais dans un livre solidement documenté et magistralement argumenté écrit par un universitaire américain, Stephen Walt [2].
2. L’hégémonie libérale est morte, vive l’hégémonie illibérale !
La critique de l’hégémonie libérale par D. Trump est bienvenue, mais les solutions alternatives qu’il propose sont aussi, voire encore plus néfastes que cette hégémonie. D. Trump, en somme, pose les bonnes questions, mais apporte les mauvaises réponses.
La méthode tout d’abord, tant sur le retrait de Syrie annoncé que sur les autres décisions : aucune consultation avec aucun autre allié. D. Trump décide seul à partir d’un agenda qui lui est propre et sans tenir aucunement compte des effets collatéraux, directs ou indirects, sur la situation stratégique. Le président n’a pas non plus de réflexion globale sur les intérêts américains ni sur les conséquences régionales d’une telle décision – qui pourtant ne peut pas n’avoir aucun effet en retour sur les États-Unis. Il s’agit plutôt d’une réaction épidermique de nature à satisfaire les soifs émotionnelles, apparemment prise sans réflexion globale.
Retrait de Syrie ? Pourquoi pas. Mais ne faut-il pas, dans ce cas, le programmer et ne pas le précipiter ? Sur l’Afghanistan, la décision apparaît plus compréhensible. Depuis des années, l’état-major réclame sans cesse des effectifs supplémentaires pour un « dernier effort » dans ce qui est devenu la plus longue guerre jamais menée par les États-Unis. B. Obama a été le premier à accepter le « surge », l’augmentation des troupes américaines après une forte réduction. Or, malgré les milliers de vies perdues, les centaines de milliards de dollars dépensées, les talibans sont toujours, en 2019, aux portes du pouvoir en Afghanistan et la présence militaire américaine toujours indispensable pour les empêcher de s’en emparer.
Mais, plus encore, D. Trump veut en réalité poursuivre, par d’autres moyens, la politique hégémonique libérale américaine. Il souhaite substituer une hégémonie illibérale à l’hégémonie libérale. Car la fin de cette dernière ne débouche pas sur une politique multilatéraliste. D. Trump veut donc rationaliser l’impérialisme américain, réduisant les coûts et maximisant les profits.
Personne ne peut avoir l’illusion d’une politique prenant en compte l’existence ou les intérêts des autres nations. Pour D. Trump, les États-Unis doivent diriger le monde. Ils n’ont ni alliés ni amis, ils n’ont que des vassaux. Kim Jong-un est mieux traité qu’Angela Merkel parce que D. Trump a abandonné la politique des droits humains pour satisfaire les besoins de sa propre diplomatie. Mais était-ce mieux avant ? Non. Les apparences étaient plus douces, mais les États-Unis ont toujours, dans leurs dénonciations des violations des droits humains, fait prévaloir le niveau d’alliance sur la réalité de leur respect. La définition des États « voyous », dans les années 1990, censés ne pas respecter les règles de vie commune dans la société internationale, se concentrait sur les adversaires géopolitiques des États-Unis, pas sur le niveau de respect des droits humains.
D. Trump souhaite réduire la facture militaire et baser la domination stratégique américaine sur la menace de cette dernière – en tout dernier recours. Mais, surtout, il veut profiter de ce qu’il lui reste encore de suprématie économique pour faire plier les autres pays, mettant dans un même panier ses alliés et ses rivaux. Il exacerbe les menaces des conséquences des lois extraterritoriales pour faire plier ceux qui n’auraient pas suivi la voie de Washington. Le 13 janvier 2019, D. Trump a ainsi menacé de « détruire économiquement la Turquie », si celle-ci s’en prenait aux Kurdes syriens, ne s’embarrassant donc même pas d’une justification de non-respect d’une norme internationale : seul compte le bon vouloir des États-Unis.
La gestion de l’accord nucléaire iranien en est également emblématique. Non seulement contre l’avis des cosignataires – alliés comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, ou rivaux comme la Russie et la Chine – et de la quasi-totalité des autres États – à l’exception d’Israël et de l’Arabie saoudite –, D. Trump a choisi de rompre l’accord. Mais surtout, il a décidé de sanctionner les sociétés étrangères qui continueraient à commercer avec l’Iran. Quel que soit l’avis du gouvernement français, Total, Air France, Peugeot et d’autres se sont retirés du marché iranien. Parce qu’aussi prometteur que soit ce marché, il ne peut pas valoir le risque de se voir interdire l’accès au marché américain.
Mais si D. Trump pousse à l’extrême la menace de l’extraterritorialité, il ne l’a pas inventée. C’est en effet, entre autres exemples, sous B. Obama que BNP Paribas – accusée d’avoir contourné l’embargo sur le Soudan et l’Iran – a été condamnée à 9 milliards de dollars d’amende par le département américain de la Justice. Et c’est sur la base de cette législation qu’Alstom est passée sous contrôle américain. À partir d’une loi d’abord adoptée pour lutter contre la corruption – à la suite du scandale de l’affaire Lockheed dans les années 1970 – et visant dans un premier temps des sociétés américaines, il y eut un glissement vers les entreprises étrangères pour des motifs de non-distorsion de concurrence, conférant, in fine, au département américain de la Justice un pouvoir de dimension internationale. Si les États-Unis refusent donc toujours la justice internationale, à l’image de la Cour pénale internationale (CPI), ils veulent que leur justice nationale puisse s’exercer à l’échelle mondiale. Mais cet impérialisme économique n’est pas né avec D. Trump, l’affaire Alstom-General Electric ou le cas de BNP Paribas sont là pour le prouver.
3. L’unanimisme idéologique des think tank s américains
Stephen Walt est à la fois un universitaire américain majeur, spécialiste des affaires stratégiques, tout en étant relativement à la marge de la communauté stratégique américaine. Il ne partage pas le consensus qui, selon lui, règne dans la galaxie des experts stratégiques, au-delà des différences apparentes qui opposent conservateurs et libéraux. Tous sont en fait partisans du concept d’« hégémonie libérale », qui caractérise la politique extérieure américaine depuis la fin de la guerre froide. Le dernier livre de Stephen Walt, The Hell of Good Intentions, est un pilonnage en règle, minutieusement argumenté et solidement documenté, de cette stratégie. Il est dérangeant pour ceux qui sont les faiseurs d’opinion dans le domaine stratégique aux États-Unis, et ne devrait donc pas recevoir un accueil chaleureux.
Pour S. Walt, la stratégie d’hégémonie libérale, suivie par toutes les administrations américaines depuis la fin de la guerre froide, a été une faillite coûteuse. Bill Clinton, George W. Bush, Barack Obama, au-delà de leurs divergences, ont en réalité mené une politique assez comparable dans son essence fondamentale. Mais S. Walt ne tombe pas dans les thèses complotistes qui parfois fustigent la politique étrangère américaine en renforçant, par leurs fantasmes délirants, les « raisonnables » qui la soutiennent. La stratégie d’hégémonie libérale n’est pas, selon lui, le fruit d’un complot de quelques privilégiés à la recherche d’un avantage personnel, mais le résultat d’une politique menée par des individus sincèrement convaincus que la domination des États-Unis sur le monde est bénéfique, aussi bien pour les premiers que pour le second. Mais pas davantage que les banquiers qui ont été à l’origine de la crise financière de 2007-2008, ceux qui ont déterminé la politique étrangère américaine n’ont été mis en cause pour les erreurs catastrophiques qu’ils ont pu provoquer.
Il n’est dès lors par étonnant, selon S. Walt, qu’un candidat inexpérimenté, qui remettait ouvertement en cause la politique étrangère de son pays, et dont les positions étaient condamnées par l’establishment stratégique, soit parvenu à la Maison-Blanche. Les experts en politique étrangère de tout bord ont collectivement dénoncé les dangers que faisait peser D. Trump sur la diplomatie américaine. Pratiquement aucun spécialiste ayant pignon sur rue ne l’a soutenu. Mais loin de disqualifier D. Trump aux yeux d’une grande partie des Américains, la confiance qu’ils lui accordent en a plutôt été renforcée. Et lorsque certains républicains ont publié une lettre mettant en doute la maîtrise des dossiers et le tempérament de Donald Trump, celui-ci a répondu que les signataires étaient eux-mêmes responsables des désordres mondiaux actuels. S’appuyant sur de nombreuses enquêtes, S. Walt rappelle que l’opinion publique est nettement moins favorable que les milieux d’experts à une politique extérieure interventionniste. Et c’est pour cette raison que Donald Trump a acquis, y compris dans ce domaine, une popularité en s’opposant aux experts. Qui peut, en effet, estimer que les États-Unis bénéficient de plus d’appuis, de poids ou de sécurité qu’en 1990 ? Les politiques conçues et suivies n’ont en rien amélioré la situation des États-Unis, et une grande partie du public n’est pas dupe sur ce point.
Pour S. Walt, l’élite que représentent les experts stratégiques est une caste dysfonctionnante, faite de privilégiés, qui, généralement, dédaignent les perspectives alternatives et sont immunisés à la fois professionnellement et personnellement des conséquences des politiques qu’ils ont mises en œuvre. Parmi les reproches faits à la profession, transparaît celui de l’endogamie du marché de l’emploi en affaires étrangères et de la nécessité de demeurer dans un consensus respectable pour percer dans ce domaine. Au-delà des différences mineures, libéraux et néoconservateurs défendent l’hégémonie libérale et sont convaincus que les États-Unis peuvent poursuivre cette ambitieuse stratégie sans déclencher de sérieuse opposition.
La puissance militaire des États-Unis les conduit à privilégier l’approche militaire sur l’approche diplomatique. Mais, pour S. Walt, ce n’est pas ainsi que l’on lutte contre le terrorisme, que l’on crée une culture politique ou que l’on bâtit une société. L’échec a donc été patent en Afghanistan, en Bosnie, en Irak, au Kosovo, en Libye, en Somalie et au Yémen. Toutes les interventions dans ces pays, absolument toutes, ont été des échecs. La diplomatie basée sur la menace, les altercations et le refus des compromis produit rarement des succès.
C’est donc à une critique en règle des milieux de l’expertise stratégique à laquelle S. Walt se livre. S’il ne remet pas en cause le patriotisme des experts, il souligne la tendance à multiplier les appels à une politique extérieure active et interventionniste. Cela a d’ailleurs pour conséquence de favoriser le marché de l’expertise stratégique et d’autocréer des débouchés professionnels. « L’hégémonie libérale et l’activisme global incessant constituent une stratégie de plein-emploi pour la communauté stratégique de politique étrangère », écrit-il. Le personnel du Conseil de sécurité nationale est passé d’une vingtaine de personnes en 1960 à environ 200 sous George W. Bush, puis à 400 sous la présidence Obama. Le département de la Défense emploie désormais 700 000 personnes et la communauté du renseignement, dont le budget est de 50 milliards de dollars, emploie 100 000 personnes. Il y a donc, selon S. Walt, une forte incitation au conformisme. Il est préférable d’avoir tort en bonne compagnie que raison de façon solitaire. Walter Lippmann disait déjà : « Quand tout le monde pense la même chose, personne ne pense vraiment. »
S. Walt cite l’exemple significatif d’Elizabeth Warren, nouvellement élue sénatrice, demandant conseil à Lawrence Summers sur sa façon d’être efficace à Washington. Réponse de ce dernier : il faut choisir entre être insider ou outsider. Les seconds peuvent dire ce qu’ils pensent, mais les « gens de l’intérieur » ne les écoutent pas. Les insider peuvent mettre en avant et pousser leurs idées, ils sont écoutés par ceux qui comptent, mais ils comprendront alors la règle essentielle à leurs manœuvres : ils ne doivent jamais se critiquer entre eux. Un insider ne doit jamais critiquer un autre insider. S. Walt peut lui-même être considéré comme un outsider. Il l’assume et a parfaitement conscience que ses valeurs trouvent, dans l’immédiat, un faible écho chez les faiseurs d’opinion. Le système est implacable et ne concerne pas que les États-Unis. L’on pourrait trouver les mêmes phénomènes dans les autres démocraties occidentales. Des sociétés ouvertes, démocratiques, respectueuses des droits individuels et collectifs, de ceux des minorités, mais qui ont une très forte tendance au conformisme intellectuel. Celui qui s’écarte de la ligne dominante n’est pas réveillé par la police à cinq heures du matin, mais il aura à faire à la police de la pensée, qui a des méthodes qui ne sont pas visiblement brutales, mais néanmoins efficaces pour tempérer l’envie de s’écarter du droit chemin idéologique. Il sera déclaré incompétent, ayant la majorité des autres experts contre lui.
Pour S. Walt, la plupart des think tanks américains sont liés à des intérêts particuliers. Leur objectif n’est pas la recherche de la vérité ou l’accumulation de connaissances, mais plutôt le marketing politique d’idées soutenues par leurs sponsors. Ils font l’envie et l’admiration du reste du monde, par la qualité intellectuelle de ceux qui y officient, leur mobilité intellectuelle et les considérables moyens dont ils disposent. Mais ils sont formatés par le consensus du « Washington Belt ». Celui qui s’en écarte a peu de chance de conserver sa place ou de rebondir dans un autre think tank. Les think tanks, qui provoquent toujours l’envie et parfois l’admiration du monde entier, sont devenus, selon S. Walt, des organisations de plaidoyer déguisées en organes de recherche indépendants [3]. Elles servent à donner des munitions intellectuelles dans une guerre politique partisane et sont sensibles aux intérêts des principaux donateurs.
Une fois leurs politiques mises en place et leur caractère désastreux devenu évident, les experts qui ont officié dans les administrations peuvent tranquillement retourner à d’autres activités. Les néoconservateurs n’ont ainsi en rien été discrédités par la catastrophe de la guerre d’Irak. Ils bénéficient des mêmes sinécures richement dotées à Washington et continuent de promouvoir la même version militarisée de l’hégémonie libérale, déplore S. Walt. À l’inverse, la lucidité n’est pas toujours récompensée. En septembre 2002, rappelle-t-il, 33 chercheurs en relations internationales mettaient en garde contre la perspective d’une guerre en Irak, en déclarant qu’elle n’était pas dans l’intérêt des États-Unis. Aucun d’entre eux ne s’est vu proposer, depuis, un poste dans l’administration ou d’audition dans les groupes les plus prestigieux concernant la politique étrangère.
Quand un État est autant en sécurité que les États-Unis, convaincre ses citoyens de prendre l’habit d’un leader mondial n’est pas facile. La position géopolitique providentielle du pays ainsi que son histoire compliquent également cette démarche. Pour des raisons budgétaires, les différentes agences gouvernementales ont un intérêt à plaider pour un plus grand interventionnisme américain. Le grand public défend donc moins l’ambition de croisade que le milieu de l’expertise.
4. Exagérer la menace et contribuer à sa montée en puissance
Selon S. Walt, aux États-Unis, pour convaincre la population, les avocats de l’interventionnisme international amplifient les menaces, affirment que le monde est très dangereux et que la sécurité des Américains dépend d’une intense activité du pays à l’extérieur. Ils exagèrent les bénéfices de cette hégémonie libérale, affirmant qu’elle est la meilleure façon de réduire les dangers et d’augmenter la prospérité et l’expansion des valeurs sacrées. Enfin, ils diminuent les coûts de ces interventions extérieures. Et les partisans d’un leadership international ont l’avantage sur ceux qui plaident pour des restrictions de celui-ci, qui prennent le risque de passer pour des partisans d’États-Unis affaiblis et mettant en danger leur sécurité.
Pour S. Walt, le risque zéro n’existe pas, mais l’actuelle menace que représente Al-Qaïda, Daech ou toute autre organisation terroriste ne mérite pas l’attention obsessionnelle qui lui est portée. Il en était de même pour l’exagération concernant la possession d’armes de destruction massive par Saddam Hussein ou l’existence de liens entre l’Irak et Al-Qaïda. L’on évoque ainsi régulièrement un « nouvel Hitler » ou un « nouveau Munich ». Mais la menace que représentait Saddam Hussein, ou même Oussama Ben Laden, n’a rien à voir avec la puissance nazie. À l’inverse, avoir exagéré la menace que constituait le président irakien a conduit à faire accepter la guerre d’Irak de 2003, qui est elle-même venue affaiblir la sécurité internationale, et notamment celle des États-Unis.
La naissance d’Al-Qaïda, au début des années 1990, est, pour S. Walt, largement due à l’opposition à l’expansion du rôle global des États-Unis, et notamment à leurs interférences au Moyen-Orient. Si les États-Unis s’étaient retirés d’Arabie saoudite après la première guerre du Golfe, O. Ben Laden n’aurait peut-être jamais décidé d’attaquer l’ennemi lointain. Au lieu de rendre l’Amérique plus sûre, les libéraux ont donc diminué sa sécurité. En outre, les 15 000 Américains tués chaque année par arme à feu créent moins de mobilisation que le terrorisme. Même les accidents dans les salles de bain ou la foudre tuent plus d’Américains chaque année que le terrorisme ; aucun politicien n’a pourtant déclaré la guerre ou lancé de campagne nationale contre les carrelages glissants, note S. Walt avec ironie.
Après les attentats du 11-septembre, George W. Bush déclarait à la télévision qu’il ne comprenait pas que l’on puisse détester les États-Unis, sachant combien ils sont bons. Pour les Américains, l’antiaméricanisme est un rejet des valeurs américaines et non la condamnation de la politique du pays. Les experts américains répètent en boucle que les opposants haïssent la liberté existant aux États-Unis, ce qui revient à absoudre de toute responsabilité Washington concernant l’hostilité des étrangers, et permet de dire que rien ne peut être fait pour la réduire, que les ennemis de l’Amérique sont implacables et qu’il n’existe pas d’autres options que de les éliminer. Comme l’a déclaré Dick Cheney en 2003, « on ne négocie pas avec le diable, on lui fait subir une défaite ». S. Walt multiplie, par ailleurs, les citations de présidents et de secrétaires d’État portant sur le caractère exceptionnel des États-Unis, leur rôle unique pour répandre et gérer l’ordre libéral et l’attente, à cet égard, du reste du monde. La technique habituelle consiste à nier le fait que l’hostilité étrangère ait quoi que ce soit à voir avec la politique étrangère américaine, mais n’est que l’expression de la jalousie, du ressentiment ou du rejet des valeurs américaines. Il existe un large consensus à estimer que le reste du monde est reconnaissant aux États-Unis de mener cette politique bienveillante et que seuls quelques dictateurs illégitimes et fauteurs de troubles veulent y résister.
5. La faillite de l’hégémonie libérale
La stratégie d’hégémonie libérale est vouée à l’échec, parce qu’elle est basée sur une conception erronée de l’état du monde, qu’elle surévalue la capacité des États-Unis à avoir un impact positif sur les autres sociétés et qu’elle sous-estime celle d’acteurs plus faibles à contrecarrer la politique américaine. En 2016, les États-Unis se sont engagés à défendre plus de pays que jamais dans leur histoire, tout en essayant de pacifier des pays lointains et de mener des opérations antiterroristes dans de nombreux autres. Mais, pour Stephen Walt, « La sphère d’influence de l’Amérique n’a jamais été aussi grande, bien que l’influence que les États-Unis exercent dans ces endroits soit loin d’être claire ». S. Walt estime par ailleurs que l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est une erreur dramatique, car il a inutilement crispé la Russie. Pour lui, l’intérêt des États-Unis serait de décourager la coopération entre la Chine et l’Iran, ce qui implique une autre politique vis-à-vis de Téhéran. Il faut mettre fin au réflexe d’envoyer des armes à l’allié local, à celui de décréter des no-flying zones ou encore de brandir tout type de menaces.
Les États-Unis devraient réduire leurs engagements extérieurs et s’attacher aux enjeux domestiques. Au lieu de cela, toutes les administrations, depuis la fin de la guerre froide, se sont lancées dans une ambitieuse stratégique d’hégémonie libérale. Libérale parce qu’elle se fait au nom de valeurs démocratiques et de la promotion des libertés. Hégémonique parce qu’elle part du principe que les États-Unis sont la seule « nation indispensable » et qu’elle doit, pour son bien propre et pour celui du reste du monde, répandre ces principes. Mais, selon S. Walt, cette stratégie a empoisonné les relations avec la Russie et a entraîné Washington dans les désastreux bourbiers afghans, irakiens et autres, coûtant des milliers de milliards de dollars et de nombreuses vies humaines et encourageant de nombreux acteurs, étatiques et non étatiques, à s’opposer aux États-Unis. C’est le résultat du « Blob », pour reprendre l’expression forgée par l’ancien conseiller national à la sécurité, Ben Rhodes, pour définir l’establishment stratégique de Washington (Beltway Establishment).
Les États-Unis ont des engagements de sécurité avec 66 pays. Ils déploient, à l’extérieur de leur territoire, 175 000 militaires dans des centaines de bases situées, à la fin de la présidence Obama, dans 130 pays. Ils ont dépensé 5 milliards de dollars pour « renforcer » la démocratie dans la seule Ukraine. Même B. Obama n’a pas remis en cause cette perspective. En 2016, sous la présidence du lauréat du prix Nobel de la paix 2009, les États-Unis ont largué 26 000 bombes sur sept pays. En outre, si O. Ben Laden est mort, le « benladisme » est, quant à lui, bel et bien vivant. La guerre contre le terrorisme est une erreur catastrophique qui a accru l’instabilité mondiale et a été extrêmement coûteuse du fait d’une réaction de panique basée sur une mauvaise appréciation des réels dangers que court l’Amérique.
Les États-Unis se sont tenus à l’écart du monde après leur création, mais, au fur et à mesure qu’ils ont accru leur puissance, la tentation d’imposer l’ordre libéral s’est également accrue. S. Walt reconnaît cependant certains succès de la diplomatie américaine post-guerre froide, à l’image du programme Nunn-Lugar destiné à assurer la sécurité nucléaire de l’ex-Union soviétique ou encore la médiation entre l’Inde et le Pakistan dans la crise du Kargil en 1999, les programmes de lutte contre le sida en Afrique, la réconciliation avec Cuba et l’accord sur le nucléaire iranien. Mais ces succès sont survenus chaque fois que les États-Unis ont fait prévaloir la négociation sur l’hégémonie.
Si l’expansion de la démocratie est l’objectif de la diplomatie américaine, la meilleure façon de le faire est de montrer un bon exemple d’offshore balancing4. En ce sens, si les présidents de la guerre froide ont fait des erreurs, dont la pire a été la guerre du Viêtnam, ils ont toutefois mieux agi que les quatre présidents de l’après-guerre froide. S. Walt n’étant pas isolationniste, l’option alternative est l’offshore balancing. Selon lui, il faut agir uniquement dans les quelques endroits du globe qui sont d’importance vitale pour la sécurité ou la prospérité des États-Unis, et qui donc valent la peine de combattre, et éventuellement de mourir. Contrairement à ce que pensent les isolationnistes, il y a trois régions lointaines qui sont très importantes pour les États-Unis : l’Europe, l’Asie du Nord-Est et le Golfe persique. L’objectif est d’empêcher un acteur local d’exercer une hégémonie sur ces régions comparable à l’hégémonie que les États-Unis exercent sur l’hémisphère occidental. Les acteurs locaux alliés des États-Unis doivent empêcher cette hégémonie d’apparaître, et ce n’est qu’en cas d’échec que Washington doit déployer sa force. Les États-Unis doivent alors intervenir militairement pour empêcher que n’émerge une puissance hégémonique régionale. Cela permet de limiter les ressources que Washington consacre à défendre des régions lointaines et de prolonger la position de prééminence des États-Unis. La guerre du Viêtnam était clairement une violation de l’offshore balancing, car l’Indochine ne se situe pas dans le périmètre d’intérêt vital et parce que le Viêtnam n’a pas d’impact sur l’équilibre global de puissance.
Mais si S. Walt critique le courant dominant, ceux qui ont regardé avec effroi et mépris D. Trump entrer à la Maison-Blanche, il n’en vient pas pour autant à soutenir ce dernier, loin de là. D. Trump a déclaré vouloir profondément modifier la politique étrangère américaine. Malheureusement, les mêmes politiques sont toujours en place. « Dans la guerre entre Trump et la tradition, c’est la tradition qui l’a emporté », rappelle S. Walt. On peut même dire que l’impact de D. Trump est globalement négatif. Les États-Unis continuent de poursuivre une grande stratégie mal guidée, le capitaine du navire étatique étant mal informé et incompétent.
Si Trump renonce à l’option de l’intervention militaire directe, il n’abandonne en rien la volonté de dominer le monde et d’imposer aux autres nations de suivre la politique américaine. Il veut utiliser l’arme de l’application extraterritoriale de la législation américaine et l’arme économique.
Les pays qui ne suivront pas les désidératas de Washington seront privés de l’accès au marché américain et susceptibles d’être soumis à de fortes amendes. Trump espère aussi, en les étouffant économiquement et par des décisions prises à Washington et suivies sous la contrainte par les autres pays, faire tomber, avant les élections de 2020, les régimes cubain, vénézuélien et iranien. La décision d’un blocus total sur le pétrole iranien et vénézuélien va dans ce sens.
L’Europe proteste, mais réagit de façon limitée. Si les gouvernements français, britannique et allemand refusent de se conformer aux décisions de Trump, leurs entreprises, de peur de se voir fermer le marché américain, le font.
Il serait étonnant, pour sa part, que la Chine accepte docilement l’impérialisme américain. L’Europe sera-t-elle la spectatrice d’un duel sino-américain, ou se décidera-t-elle à frapper fort et à instaurer une réciprocité de sanctions avec les États-Unis ? Car le marché européen est indispensable aux États-Unis. C’est une affaire de volonté politique.
L’enjeu est majeur. Il s’agit tout simplement de faire échouer le projet de Trump de mettre fin à la souveraineté des nations européennes.
Cet article a été publié dans une première version au sein de la Revue internationale et stratégique, n° 113, 2019 (1), p. 18-30, sous le titre « Donald Trump, syndic de faillite de l’hégémonie libérale ».