1. Données de la dérive autoritaire
De l’avis de nombreux observateurs, le point de départ date de la mise en place de l’État d’urgence, dans le cadre de la dite « guerre contre le terrorisme ». Ce régime d’exception, adopté le soir des attentats du 13 novembre 2015 et resté en vigueur 719 jours, a pris officiellement fin le 1er novembre 2017.
Les mobilisations écologistes, qui ont eu lieu lors de la COP 21 (du 30 novembre au 12 décembre 2015), ont été fortement encadrées par les forces de l’ordre, et des militants assignés à domicile ou empêchés de manifester publiquement. Les mobilisations de rue et dans l’espace public contre la première loi Travail ont donné lieu à des répressions spectaculaires, ainsi que les mobilisations lycéennes et étudiantes protestant contre un dispositif sélectif et inéquitable, Parcoursup et la loi relative à l’Orientation et la réussite des étudiants (ORE). Les activités de Nuit Debout – occupation des places, de la République à Paris, du Capitole à Toulouse…– ont été aussi limitées dans le temps, du fait d’intimidations et d’incitations à conclure.
De nouvelles formes de répression judiciaire sont mises en œuvre contre les opposants aux grands projets inutiles et destructeurs (Notre-Dame-des-Landes, Bure…), qui se voient inculpés d’association de malfaiteurs et exclus de leur communauté de vie. Et malgré la restriction du délit de solidarité, certains venant en aide à des migrants en danger se voient encore inculpés.
En réponse au mouvement des Gilets jaunes, des mesures d’exception ont été prises et le degré de violences accru, cette fois-ci en raison de la dite « lutte contre les casseurs ». Les interpellations préventives de masse, qui s’ajoutent aux comparutions immédiates, respectent-elles les libertés fondamentales ? Ces usages d’exception, voire illégaux, s’ajoutent au vote en octobre 2017 de la loi SILT (Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme), qui fait entrer dans le droit commun de nombreuses dispositions de l’État d’urgence [1]. Et, de manière précipitée, a été voté le projet de loi « Prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations » (le 31 janvier 2019).
Selon Amnesty International, « cette loi introduit la possibilité pour les préfets d’interdire à des personnes de manifester, sans aucun contrôle par un juge judiciaire, avec une possible obligation de pointage, sous peine de prison et d’amende. Elle prévoit aussi que ces interdictions administratives s’appliqueront à quiconque « appartiendrait à un groupe ou entretiendrait des relations régulières avec des individus incitant, facilitant ou participant à la commission » d’actes délictueux. Cela n’est rien d’autre qu’une présomption de culpabilité par association. Il sera ainsi possible pour le préfet d’interdire à une personne de manifester, simplement sur la base de ses fréquentations jugées mauvaises par les services de renseignement ou le pouvoir exécutif.
Les préfets pourront aussi interdire à une personne de manifester lorsqu’il existe de « sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». (…) Une telle notion est contraire au principe de droit international de sécurité juridique. En ne permettant pas aux citoyens de connaitre les règles qui sanctionnent leur comportement et d’ajuster leurs choix en conséquence pour ne pas être punis injustement, elle ouvre la voie à l’arbitraire. » [2]
Ainsi, un glissement s’est nettement opéré, d’un État de droit constitué (même relativement) à un régime autoritaire dont le degré d’arbitraire, sur un motif voire un prétexte sécuritaire, est à la convenance de l’exécutif.
2. Contexte géo-historique
Au Brésil, après les États-Unis, l’Italie, la Hongrie, l’Autriche..., la conquête de pouvoirs d’État, dans des pays aussi stratégiquement importants, consacre une nouvelle période, qui fait suite à la gestion austéritaire des économies depuis la crise financière de 2007. Nous en sommes au stade du néolibéralisme autoritaire, l’oligarchie nationale n’ayant plus que la contrainte pour poursuivre sa prédation sur les richesses du pays. C’est une tendance lourde à l’échelle internationale, les forces de l’extrême droite étant requises dans plusieurs cas.
Cette dérive prend une tournure particulière dans notre pays, la Ve République étant en elle-même un régime autoritaire : ainsi, l’état d’urgence date de la guerre d’Algérie. Sa capacité de nuisance est renforcée par le passif néo et post-colonial, comme le montrent les nombreuses opérations militaires extérieures (OPEX), peu ou pas contrôlées, trop souvent au profit de dictatures complaisantes à l’égard des intérêts des multinationales françaises ou de l’État [3]. Les armes françaises tuent-elles des civils au Yémen ? L’enquête inédite menée par trois journalistes français prouve que cela est possible. Et pour avoir enquêté et diffusé des documents classés secrets défense le démontrant, ils sont convoqués par la DGSI. [4]
Les quartiers populaires sont les premiers secteurs impactés par l’arbitraire policier et judiciaire, avec des morts d’homme régulières, certes moins qu’aux États-Unis, mais de manière systémique. Ces violences sont les plus marquées de l’Union européenne, d’où des révoltes urbaines d’un niveau correspondant, comme celles de 2005. En fait, les forces de l’ordre françaises sont les plus lourdement armées de l’UE [5].
Dans la dernière décennie, d’anciens ministres de l’Intérieur sont devenus ou président (c’est le cas de Nicolas Sarkozy) ou premier ministre (Manuel Valls, Bernard Cazeneuve). L’appel largement partagé à la démission de Christophe Castaner, actuel titulaire de ce ministère, résulte de ses trop nombreuses provocations et incitations à une répression gratuite.
3. Un objectif d’hégémonie idéologique en arrière-plan
Dans les institutions à vocation d’éducation populaire, Université, Éducation nationale, médias publics…, l’heure est à la censure ou à la désinformation des sujets « sensibles » et controversés. Voyez les blocages officiels de colloques ou de rencontres sur le thème du racisme institutionnel qui encourage ce qu’il faut bien appeler de l’islamophobie ; il en est de même à l’encontre des recherches et des initiatives qui visent à faire comprendre la réalité de la racialisation de nombre de situations cumulant les discriminations d’origine, de sexe, de genre… La remise en cause des libertés académiques se banalise de manière générale à l’Université, singulièrement dans le champ des sciences humaines et sociales. Quant à « l’École de la confiance », version Blanquer , elle est, dans les faits, celle du devoir de réserve imposé (dit « devoir d’exemplarité »), de la remise en cause de la liberté pédagogique et de régressions au plan programmatique, en philosophie [6], en histoire-géographie, en Lettres [7]…. Pour les enseignants et les publics, il est temps de résister à cette culture de l’autoritarisme et de la sélection sociale, dont l’administration dans les établissements se fait trop souvent l’écho au quotidien.
Dans le cadre de la loi de Sécurité intérieure, des fonctionnaires pourront être radiés, au motif que leur comportement ne serait pas compatible avec leurs fonctions. Ces politiques institutionnelles et en matière de service public participent du déséquilibre du pays et de l’affaiblissement de l’État social et de droit, pendant que les pouvoirs régaliens (les forces dites de l’ordre) ont été accrus d’une manière significative, en termes budgétaires, de promotion médiatique également. Face à cette gestion, un objectif principal de l’heure est d’associer à la défense et à la promotion des acquis sociaux et des services publics, celles de l’État de droit et des libertés publiques et professionnelles.
Désinformations, voire mensonges, caractérisent souvent le traitement médiatique des activités publiques du mouvement social et des Gilets jaunes. Les filières d’information soumises à l’État et à quelques milliardaires participent ainsi à l’impunité gouvernementale, cherchant à justifier arrestations et condamnations, et entretenant la peur et la confusion, comme dans l’épisode de la Salpêtrière à la manifestation parisienne du 1er mai 2019. A contrario, 300 journalistes indépendants dénoncent les violences policières menées à l’encontre de ces professionnels ou de leurs confrères. [8]
Comment contrecarrer cet état de fait, avant que l’autoritarisme ne soit durablement banalisé dans l’opinion publique, les médias dominants insistant quotidiennement sur des violences perpétrées par les Gilets jaunes ou des casseurs qui peuvent être en fait infiltrés par l’extrême droite ou des forces de l’ordre ? Sans nier des phénomènes ponctuels de cet ordre, il est indispensable de rétablir l’ordre des causes et des effets. Faute de répondre suffisamment aux revendications de justice sociale et fiscale, le gouvernement a fait le choix de la répression.
Ce régime s‘appuie sur un courant d’extrême droite et xénophobe qui, se nourrissant de la crise systémique d’après 2008, a conquis des centaines de places électives (municipales, régionales, européennes...) et alimente en sous-main ce climat de violence. N’oublions pas l’usage dangereux de jeunes recrues de la police pour des tâches de répression – et pas de gardiens de la paix –. 50 à 60 % des forces de l’ordre ont voté pour le RN lors des dernières élections ; d’où des connivences avec ses provocateurs patentés.
Au bout de quatre mois d’affrontements urbains, les ronds-points sont « dégagés », mais, même si, par des sondages aléatoires, on veut nous faire croire que l’opinion bascule en faveur de l’« ordre » républicain, dont le « grand débat » a été une expression lénifiante, le mouvement des Gilets jaunes ne faiblit pas et renforce ses liens avec d’autres composantes du mouvement social et écologique. Pour la démocratie, ce mouvement est loin d’avoir produit tous ses effets positifs, et il faut laisser se développer la critique des inégalités dans ce pays, tout autant qu’une réflexion sur les transformations indispensables des institutions démocratiques. Parti d’une revendication catégorielle, il s’est élargi à une liste de propositions citoyennes qui remettent en question le fonctionnement même de la Ve République. Nous ne voulons pas qu’une politique de la peur puisse l’étouffer.
4. Les mobilisations pour le respect des libertés publiques et des droits humains
Les Gilets jaunes qui, à partir des périphéries abandonnées, remobilisent le pays de manière très majoritairement pacifique, paient un lourd tribut, et l’emploi d’armes meurtrières par les forces de répression françaises fait l’objet de condamnations internationales, de la part de représentants de l’ONU, du Parlement européen, du Conseil de l’Europe, du président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Jean-Marie Delarue.
Cela dit, aucune suite n’a été donnée au rapport du Défenseur des droits de janvier 2018 demandant l’interdiction ferme et définitive de l’usage des LBD 40, demande qu’il a réitérée en janvier 2019. À l’initiative de la CGT et de la LDH, une audience au Tribunal administratif parisien pour l’interdiction des balles de défense a eu lieu le 24 janvier, vainement [9]. Le Conseil d’État, saisi le 30 janvier dernier de trois requêtes de suspension de l’usage des LBD 40 par quatre Gilets jaunes blessés de Montpellier, par la Confédération CGT et la LDH associant le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature, a statué de manière défavorable.
L’agression dont a été l’objet une septuagénaire, Geneviève Legay, présidente du Comité local d’Attac de Nice, a constitué un temps fort de débat national sur cette problématique, incluant le chef de l’État et le préfet de police. [10] Leurs justifications ont été contredites par la vérification des faits, avec l’aide active de notre association qui s’est portée partie civile. D’une manière générale, le meilleur hommage que l’on puisse rendre aux victimes « pour l’exemple », mortes, blessées, poursuivies et condamnées, est de les sortir de leur isolement et de la marginalité, grâce à des collectifs de soutien, l’un des premiers en date étant celui qui a été créé en mémoire de l’écologiste Rémi Fraisse. Il existe des collectifs reliés aux quartiers populaires [11], et d’autres reliés au mouvement social et écologique [12].
À cette étape, il est urgent de constituer une coordination nationale de ces comités de soutien et de promotion des droits démocratiques [13]. Ses objectifs pourraient être les suivants, entre autres :
organiser un meeting national anti-répression et des meetings régionaux, réunissant comités de soutien et organisations du mouvement social et écologique ;
organiser des états généraux qui débattent et listent des éléments programmatiques et stratégiques pour la promotion d’un authentique État de droit ;
constituerune caisse nationale de soutien aux victimes ou aux familles de victimes,alimentée notamment par les organisations qui en ont les moyens dont les syndicats, ainsi que par les citoyens. Pour rappel, au regard des éléments précités, le mouvement social et écologique détient une responsabilité morale et politique, lorsqu’il appelle à manifester dans l’espace public.
Des tentatives ponctuelles ou plus durables sont d’ores et déjà enregistrées, à l’initiative des élus de la France insoumise [14], de la LDH [15] ou du collectif « Retrouver souffle » [16]. Des observatoires des pratiques policières sont mis en place comme à Toulouse [17]. Face à la conjonction dangereuse des institutions répressives – police, justice, armée, médias –, le mouvement social ne pourra seul conjurer cette dérive, une conjonction pérenne des luttes incluant les quartiers populaires s’impose.
5. Autoritarisme étatique : les préconisations de la Commission Démocratie d’Attac
- Organisation de plaintes collectives en justice, pour mise en danger de la vie d’autrui, violation des droits des mineurs et violation aussi du code de déontologie de la police et gendarmerie.
- Suspension par l’exécutif et interdiction législative de l’usage des lanceurs de balles de défense (LBD) et des grenades de désencerclement, ainsi que de l’emploi des techniques d’immobilisation entraînant la mort.
- Amnistie des manifestants Gilets jaunes poursuivis en justice.
- Indemnisation par l’État des victimes de violences policières.
- Sanction administrative et pénale (pour interdiction effective) des polices parallèles et privées.
- Sanction administrative et pénale des interpellations arbitraires, dites ’préventives’, pour interdiction effective à l’avenir.
- Interdiction des contrôles d’identité au faciès ou répétitifs dans les quartiers populaires (suspension par l’exécutif et vote d’une loi).
- Sanction effective, rapide et proportionnée des bavures et crimes policiers.
- Commission d’enquête parlementaire sur les pratiques policières et judiciaires, et préconisations législatives et judiciaires à l’encontre de leurs dérives.
- Médiatisation et mise en débat des conclusions des enquêtes parlementaires et judiciaires concernant l’affaire Benalla.
Contrôle des services de police et de gendarmerie, en sus de leurs inspections générales propres, par des instances indépendantes de leurs ministères de rattachement (Intérieur et Défense), et si possible dépendant du ministère de la Justice.
Dissolution de la BAC (Brigade anti-criminalité de la Police nationale) et de tous les corps spéciaux, hérités de l’ère coloniale.
Abrogation des lois SILT « Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme » et « Prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations »,.
Opposition à une réinstauration de l’état d’urgence et à une intervention de l’armée, au prétexte du mouvement social des Gilets jaunes ou de nouveaux attentats terroristes.
Mobilisation pour un travail des journalistes, protégé des incursions du pouvoir politique et du marché, et garantissant des règles de déontologie, pour une information démocratique, rigoureuse et contradictoire si nécessaire [18].
Constitution d’une coordination nationale contre la répression, pour le respect des libertés constitutionnelles et des droits humains, ainsi que pour la promotion des droits démocratiques.
6. La convergence des luttes sur le paradigme démocratique
La convergence des luttes sectorielles nécessite un dénominateur commun, et celui du vivre ensemble s’impose naturellement. Quoi de plus naturel que de revendiquer le maintien et le renforcement des libertés publiques et des droits humains ? La multiplicité des faits et des contre-faits recensés dans cet article en démontre la vitalité. Le partage de ces valeurs entre les fronts de lutte, en tant que « commun citoyen et politique » est la meilleure manière de centraliser le combat contre la monarchie républicaine, dont l’affaire Benalla a illustré des dysfonctionnements au sommet de l’appareil d’État [19]. Un élément à faire fructifier, c’est l’offensive gagnante de médias, de juges et de la mission d’information du Sénat sur la question des « dysfonctionnements majeurs de services de l’État », qualifiés de « chaîne d’irresponsabilités », dans le cadre de cette affaire.
Les prochaines manifestations dans l’espace public seront autant de confrontations directes dont la dangerosité n’est plus à démontrer : la responsabilité des directions du mouvement social et écologique est à cette aune. Au-delà du facteur humain, le facteur idéologique est à convoquer : l’élargissement des cercles d’appartenance commence à notre niveau, il passe par la sortie de nos bulles respectives – renforcées par l’élitisme, les sectarismes, le centralisme….– sur la base d’un principe d’inclusivité bien compris.
La même problématique vaut à l’échelle internationale : comment rompre le silence gêné qui prévaut, face à la « dérive anti-démocratique des continents », et face aux séismes brésilien et vénézuelien en particulier, ou face à la Françafrique ? Quelle construction altermondialiste ? Dans la bataille des idées qu’impose pour l’instant l’extrême droite, comme recours à la « stratégie du choc » de régimes politiques devenant de plus en plus prédateurs et parasites, et contribuant à la dépolitisation de jeunes ainsi qu’à l’abstentionnisme électoral et militant, c’est à l’élaboration du paradigme démocratique que nous devons nous atteler.
6 mai 2019
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