1. Non-respect des promesses et espoirs envolés
Comment et pourquoi des gouvernements issus de mobilisations populaires antilibérales, élus démocratiquement pendant la première décennie du XXIe siècle, ont-ils pu être accusés de ne pas avoir tenu leurs promesses, se faire attaquer pour corruption ou complicité de corruption et finalement être chassés par des prédateurs néolibéraux ? Soulignant les incertitudes qui planent sur l’avenir de l’Amérique latine, le très libéral Financial Times [1] s’interroge sur « l’ironie du sort qui frappe un sous-continent après qu’a été célébrée une décennie latino-américaine », pendant laquelle, « du Rio Grande à la Patagonie, l’Amérique latine a connu une ère démocratique, bénéficié d’une stabilité macroéconomique, d’une période florissante grâce au boom des matières premières et à la demande chinoise. Chaque année, des millions de personnes venaient grossir les rangs d’une nouvelle classe moyenne, le sous-continent était dénucléarisé (par la signature généralisée du traité de non-prolifération), les droits des communautés indigènes commençaient à être reconnus. Sur un continent longtemps marqué par le machisme, le mouvement des femmes pour leur émancipation prenait son essor. La pauvreté et les inégalités diminuaient. Les multinationales s’empressaient ».
Mais, avec la fin du boom économique et la crise, les scandales de corruption ont explosé, provoquant la colère des citoyens exaspérés par les coteries et les mafias présentes au sein des administrations et des appareils d’État. Relayés efficacement par les médias, ces scandales financiers expliqueraient, selon le Financial Times, les succès électoraux de la droite en Argentine, au Chili, au Brésil, en Colombie, en Équateur, au Paraguay, au Pérou. Le constat est juste mais un peu court.
La révélation des affaires de corruption financière par de grandes entreprises, notamment brésiliennes, concernant des dirigeants politiques de premier plan, a certes joué un rôle dans le basculement à droite des électorats latino-américains. Mais ces pratiques ne sont pas nouvelles sur le continent, même si elles ont pris une dimension plus importante avec la libération des échanges et la mondialisation. Elles ont été, en réalité, instrumentalisées au service d’une stratégie de déstabilisation mise en œuvre par l’administration américaine, dont la domination était menacée dans son arrière-cour. Face au défi hégémonique qui l’oppose à la Chine, Washington s’est engagé dans une épreuve de force contre la pénétration économique grandissante de Pékin sur le sous-continent.
Si la crise vénézuélienne est la plus dramatique, d’autres gouvernements qui ont incarné un espoir pour les peuples de la région se sont effondrés. Le Brésil, l’Argentine, pour ne citer que les plus importants, ont connu des crises politiques et institutionnelles internes très graves. Certains des pays regroupés au sein de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques [2] (ALBA) connaissent eux aussi des tensions très importantes. Rompant avec les orientations de l’ancien président Rafael Correa et reniant les engagements de sa campagne électorale, son successeur, Lenin Moreno, a quitté l’ALBA. Au Nicaragua, les mouvements populaires font vaciller le despotisme familial de la présidence de Daniel Ortega. La Bolivie semble faire exception. Le président bolivien a signé en 2018 à Pékin un pacte qui fait de son pays « un partenaire stratégique » de la Chine. Mais la politique économique d’Evo Morales est contestée par certains mouvements indigènes. Le président bolivien a pour lui la modernisation économique du pays et la reconnaissance de l’indigénisme, mais, contre lui, l’usure du pouvoir personnel. En dépit d’un référendum en 2016, lors duquel les Boliviens avaient dit « non » à une modification de la Constitution permettant à Evo Morales de se représenter pour un quatrième mandat, ce dernier sera bien candidat à la présidentielle d’octobre 2019. L’élection aura donc valeur de test. Pour Cuba enfin, qui avait bénéficié d’un environnement régional très favorable, les conséquences des reculs et des défaites de ses alliés sont d’autant plus graves que l’île est engagée dans un changement générationnel de dirigeants et dans une transition économique et sociale grosse de dangers, alors même que D. Trump a renforcé les sanctions économiques déjà inscrites dans la loi Helms Burton. Pour la première fois depuis la « période spéciale » qui avait suivi l’effondrement de l’Union soviétique, l’île connaît des pénuries alimentaires et médicamenteuses qui menacent la santé de la population et peuvent ébranler le régime.
Alors que la pénétration croissante de la Chine, devenue le premier consommateur de matières premières de la planète, facilitatrice de prêts et de crédits, avait été mise à profit pour moderniser les économies, la baisse des prix des matières premières a provoqué une décélération, voire une interruption de la croissance dans la plupart des États de la région. La re-primarisation des économies, liée au boom des prix des matières premières, a eu des conséquences environnementales importantes. La surexploitation des ressources naturelles et les politiques extractivistes ont provoqué des mobilisations indigènes importantes en Équateur, en Bolivie, au Brésil, en Colombie, au Pérou, au Chili, entre autres. Quant aux politiques sociales mises en œuvre dans la première décennie du XXIe siècle – des transferts sociaux conditionnés, des programmes assistancialistes –, elles ont été remises en cause, fragilisées par une conception politique court-termiste.
2. La contre-offensive américaine
Pékin est désormais désigné par Washington comme « un adversaire stratégique » [3]. L’administration américaine a préparé sa riposte afin de préserver son hégémonie déclinante dans son périmètre de sécurité. Dans une interview publiée le 9 avril 2019, des journalistes de l’agence Reuters ont rapporté les propos de deux très hauts fonctionnaires de l’Administration Trump sur la stratégie du président américain à l’égard de Cuba et du Venezuela. À la question des journalistes s’interrogeant sur l’efficacité de la politique mise en œuvre à l’égard de ces deux pays, la réponse des deux hauts fonctionnaires fut sans ambiguïté : « Il faut prendre au sérieux nos déclarations concernant Cuba et le Venezuela. Certains pensent, ou espèrent peut-être, que le président Trump bluffe et que nous n’avons pas de stratégie. Nous avons une stratégie d’ensemble. Il s’agit de notre arrière-cour, c’est très sérieux ». Une affirmation confirmée depuis le 2 mai par le secrétaire d’État Mike Pompeo, « Toutes les options sont sur la table » a-t-il affirmé.
En instrumentalisant la crise vénézuélienne, la Maison Blanche a pu mettre en place un nouveau dispositif régional sur le sous-continent,« afin d’aider l’opposition à libérer le pays de la tyrannie de Maduro ». Avec PROSUR, Trump a créé en mars 2019 son propre bloc sud-américain contre le Venezuela, la Bolivie, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), l’Union des nations sud-américaines (UNASUR [4]), et la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC), des processus d’intégration dont les États-Unis étaient absents. Tous les membres de PROSUR font partie du Groupe de Lima [5], un bloc qui s’est constitué pour désavouer Nicolás Maduro. Le vice-président américain, Mike Pence, était présent lors de sa dernière réunion ainsi que Juan Guaidó, président autoproclamé du Venezuela.
L’administration Trump a également réorganisé sa domination dans les Caraïbes, ébranlée par les réseaux diplomatiques construits par Hugo Chávez autour de Petro Caribe, un accord d’approvisionnement en pétrole aux conditions préférentielles, très bénéfiques pour les petites îles caribéennes. Les nouvelles initiatives américaines – l’Initiative de Sécurité énergétique pour les Caraïbes et la Stratégie 2020 pour les Caraïbes – sont destinées à faire contrepoids à Petro Caribe. De même, les nouveaux investissements américains promis visent à contrebalancer les effets de la présence croissante de la Chine auprès de certains États caribéens (Trinidad et Tobago, Grenade, Dominique, Antigua et Barbuda et la République dominicaine) qui ont rejoint le projet des Routes de la soie.
Avec l’élection d’Hugo Chávez, des progrès significatifs avaient en effet été réalisés en matière d’intégration régionale, l’espoir d’un rapprochement latino-américain indépendant de son grand voisin du Nord avait paru se concrétiser, grâce notamment à l’accord conclu entre le président brésilien Lula et le président vénézuélien à Mar del Plata en 2005, qui avait permis de faire échouer le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou ALCA) impulsé par Washington. Mais le projet bolivarien d’émancipation de la tutelle du grand voisin du nord s’est évanoui. L’échec de la ZLEA fut une défaite pour l’administration américaine de portée stratégique. Cette zone de libre-échange devait s’étendre de l’Alaska à la Terre de Feu. Regroupant presque un milliard d’habitants, ce projet géopolitique aurait modifié les rapports de force internationaux. Souhaitée par Washington, sa capitale, Miami, aurait sanctuarisé la prépondérance américaine.
3. L’internationalisation de la question vénézuélienne : vers une nouvelle guerre froide ?
La situation catastrophique vénézuélienne dépasse largement le cadre du continent latino-américain. Pour le chercheur Jean-Jacques Kourliandsky [6],« il est en train de se créer au Venezuela un point de tension révélateur de ce que deviennent les relations internationales, au risque de voir se rejouer, d’une autre façon, le conflit qui existait entre États-Unis et URSS au XXe siècle. On en revient à des rivalités entre puissances mondiales. Cette affaire au Venezuela offre un terrain opportun pour cette opposition ». Alain Frachon, éditorialiste au Monde [7], s’interroge lui aussi : « Serait-on revenu à une forme de guerre froide entre l’Occident et le bloc sino-russe ? Non, parce que la globalisation économique a tissé entre les uns et les autres un écheveau de relations économiques sans précédent ». « Non encore, parce que l’Ouest est désuni » constate A .Frachon. Pourtant, l’Union européenne (UE) s’est alignée sur les positions de Donald Trump en soutenant d’emblée et sans réserve le président par intérim autoproclamé Juan Guaidó. Pour le chercheur vénézuélien Edgardo Lander, « le projet de M. Pompeo et de D. Trump repose avant tout sur l’ingérence extérieure des pays du groupe dit de Lima et des États-Unis, qui cherchent à provoquer un changement de régime, une opération au sein de laquelle Guaidó n’est qu’un pion. Il est sorti presque de nulle part, il n’était pas très connu en dehors de son parti, Voluntad Popular », un parti d’extrême droite représentant le secteur le plus violent de l’opposition. « De nombreux politiciens des partis d’opposition ont été surpris par l’autoproclamation de Guaidó, alors que Trump, qui était au courant, l’a reconnue après seulement dix minutes. Il a ensuite été suivi par une cinquantaine de pays » commente E. Lander, dont de nombreux gouvernements latino-américains. N. Maduro bénéficie de soutiens extérieurs, notamment ceux de la Chine et de la Russie. Le secrétaire d’État nord-américain M. Pompeo a accusé la Russie et Cuba d’être responsables de la crise politique vénézuélienne. Moscou a manifesté son intention de relever le défi lancé par Washington. La Russie possède d’importants intérêts financiers dans le pays, via la présence du géant pétrolier d’État Rosneft, qui a accordé des prêts à Caracas. Le Trésor américain accuse Rosneft d’acheter du pétrole à son homologue, la compagnie pétrolière d’État PDVSA (Petroleos de VenezuelaSA), en toute illégalité et a imposé des sanctions à la banque russe Evrofinance Mosnarbank, l’accusant de complicité dans ces opérations. « Rosneft n’est pas impliqué dans la politique et conduit au Venezuela des activités purement commerciales », a répondu la compagnie d’État. Le bureau de l’entreprise pétrolière vénézuélienne PVDSA au Portugal a été fermé et transféré à Moscou. En mars, la présence de deux avions militaires russes transportant une centaine de militaires et 35 tonnes de matériel sur l’aéroport de Caracas a fait monter la tension. Le président Donald Trump a ordonné à la Russie de quitter le territoire vénézuélien [8], tandis que le vice-président Mike Pence dénonçait une « provocation » de la part du Kremlin, et le secrétaire d’État Mike Pompeo une « intrusion persistante de personnel militaire russe » destinée à « soutenir le régime illégitime de Nicolas Maduro ». Les Russes ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient interrompu depuis l’effondrement de l’URSS. « Ils se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires. Caracas permet à ces avions de faire une escale technique » [9].
Poursuivant son offensive internationale, Mike Pompeo a recommandé vivement au gouvernement indien de ne pas acheter le pétrole vénézuélien. Le marché indien est en effet très important pour l’économie vénézuélienne, compte tenu de l’embargo américain sur le pétrole. « Nous demandons à l’Inde, comme à d’autres pays, de ne pas être une bouée de sauvetage pour le régime de Maduro. J’ai confiance, l’Inde a soutenu très activement nos efforts en Iran, je pense qu’il en sera de même et qu’ils comprendront la menace qui pèse sur le peuple vénézuélien » [10].
Pour faire bonne mesure, l’administration américaine a réactivé le Titre III de la loi Helms Burton (du nom de ses auteurs, le sénateur républicain Jesse Helms et le représentant démocrate Dan Burton). Cette loi fédérale américaine intitulée Cuban Liberty and Democratic Solidarity (Libertad) permet désormais d’engager des poursuites judiciaires contre les sociétés étrangères, notamment européennes, présentes à Cuba. Cette loi dont la portée est extraterritoriale a été promulguée en 1996 sous la présidence de Bill Clinton. Il s’agit notamment d’empêcher la « concurrence déloyale » des investissements directs d’entreprises étrangères à Cuba, alors que les entreprises américaines ne peuvent pas y investir du fait de l’embargo, d’imposer l’extraterritorialité du droit américain sur le plan international (comme en Iran), et d’asphyxier économiquement l’île, déjà étranglée par les conséquences de la crise vénézuélienne.
John Bolton, conseiller national pour la Sécurité auprès de Donald Trump,a révélé les vrais objectifs de l’offensive en cours : « Si les compagnies pétrolières américaines pouvaient investir au Venezuela et y produire du pétrole, cela ferait une grande différence. Ce serait bon pour le peuple vénézuélien. Ce serait bon pour le peuple des États-Unis. C’est un enjeu pour nos deux pays, il faut faire en sorte que l’issue de cette situation nous soit favorable ».
4. L’implosion d’un projet national populaire
C’est dans ce contexte géopolitique qu’il convient de comprendre les échecs des gouvernements progressistes de la première décennie du XXe siècle. Après leurs victoires électorales ils ont été confrontés à un triple défi : économique, social, institutionnel. Le présent texte ne peut analyser les causes politiques particulières des crises en cours dans les différents États latino-américains, dont la catastrophe vénézuélienne est la plus significative. Des erreurs se sont accumulées, notamment sous la présidence de N. Maduro, mais la révolution bolivarienne s’est heurtée dès ses débuts à des difficultés considérables partagées à des degrés divers, au-delà de leurs différences, par les autres pays latino-américains. Critiquant les politiques économiques néolibérales inspirées du Consensus de Washington et leurs échecs aux conséquences sociales désastreuses, les nouveaux gouvernements nationaux populaires ont tiré profit d’une conjoncture favorable pour mettre en œuvre des politiques redistributives. En s’appuyant sur la puissance publique [11],ils ont financé d’importants programmes sociaux, en impulsant des politiques de santé, d’éducation, destinées à réduire les inégalités sociales colossales sur tout le continent, dont les effets d’entraînement devaient permettre des taux de croissance durables. Mais cette stratégie développementaliste fondée sur l’exploitation et l’exportation de matières premières, des minerais, et de productions agricoles, est ébranlée par la chute du prix des matières premières dès les années 2012-2013. Hugo Chávez meurt en 2013. Lorsque son successeur désigné, Nicolas Maduro, accède à la présidence, la crise est là.
Au début des années 2000, Caracas pouvait compter sur une manne pétrolière considérable : le cours du baril de pétrole oscillait autour de 130 dollars, et Chávez avait su utiliser cette rente pour mettre en œuvre des mesures sociales et impulser une politique de solidarité internationale. Mais les effets de la chute du prix du baril de pétrole à 40 dollars à partir de 2013-2014 seront dramatiques, à l’instar d’autres pays, l’Algérie par exemple. Si le Venezuela dispose des réserves d’hydrocarbures les plus importantes du monde, sa souveraineté alimentaire n’est pas assurée. L’économie vénézuélienne dépend à 80-90% de ses exportations de pétrole ; or, malgré la volatilité connue des cours, aucune diversification économique d’ampleur n’a été initiée pour réduire cette dépendance. Dans une économie reposant sur l’exportation des hydrocarbures, l’alimentation et de nombreux produits essentiels dépendent des importations. Avec une monnaie qui s’effondre, les pénuries d’aliments et de médicaments se multiplient et les prix s’envolent. Selon le FMI, le taux d’inflation devrait atteindre 10 000 000 % en 2019 [12]. À quoi s’ajoutent les sanctions américaines. Pour Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs [13] ces sanctions sont une punition collective : « Plus de 300 000 personnes sont en danger par manque de médicaments ou de traitement. 80 000 personnes atteintes du VIH n’ont pas reçu de traitement depuis 2017, 16 000 personnes sont en attente de dialyse, 4 millions de diabétiques et d’hypertendus manquent d’insuline et de médicaments cardiovasculaires ».
La chute des prix des matières premières a également eu de graves conséquences sociales et politiques sur le reste du sous-continent. Retour de la pauvreté et de la misère, inflation galopante, croissance des flux migratoires, explosion de la violence sociale et de la criminalité liées à l’expansion du trafic de drogue. Les ruptures institutionnelles ont suivi, alimentées par les affaires de corruption qui ont affecté les gouvernements. La crise de la représentation politique est générale, comme en témoignent l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil, d’Iván Duque en Colombie, de Mauricio Macri en Argentine. Tous ces éléments ont provoqué une crise démocratique d’autant plus sérieuse qu’elle annule les espoirs suscités par l’émergence de gouvernements issus de mouvements populaires, dont la légitimité initiale s’est effondrée, facilitant l’ascension de dirigeants de droite et d’extrême droite. Comme le remarque l’ancien ministre brésilien Celso Amorim, « cette ascension s’est faite soit par la voie des urnes – le pouvoir économique et les médias ont joué un rôle très important parfois décisif dans ces élections –, soit par l’intermédiaire de coups d’État parlementaires – des impeachments sans crime de responsabilité – comme au Brésil. » [14]. En effet,la destitution de Dilma Rousseff pour insincérité budgétaire a été menée au profit d’un successeur ultra-corrompu, Michel Temer, aujourd’hui emprisonné. Mais C. Amorim rappelle aussi que le gouvernement de Lula n’a jamais pu compter sur une majorité au Congrès et qu’il a « toujours été obligé de nouer des alliances avec certains secteurs de l’élite conservatrice. Nous avons fait face au même problème avec les médias. Nous avions conscience qu’une réforme de la législation sur les moyens de communication et d’information était nécessaire pour éviter les monopoles et assurer un minimum de pluralisme. Mais nous n’avions pas en réalité le pouvoir de le faire ». Il aurait fallu pour cela une refonte complète du système électoral et institutionnel. Un aveu qui met en évidence les limites d’une « occupation » du pouvoir.
Le parallèle entre la crise vénézuélienne sous la présidence de Maduro et l’éviction de Lula du pouvoir au Brésil est évidemment limité. Le point commun est la contre-offensive américaine. La judiciarisation des responsables politiques accusés de corruption a été instrumentalisée afin de permettre le recours à des dirigeants d’extrême droite. Mais les manipulations évidentes de la diplomatie américaine suffisent-elles à expliquer les déroutes et les défaites ? De nombreux critiques mettent en cause les stratégies économiques et les conceptions politiques adoptées.
5. De Chávez à Maduro : continuité et critiques
Faut-il incriminer la politique d’Hugo Chávez ? Il faut rappeler les contradictions majeures auxquelles il a dû faire face. Toute analyse de la situation vénézuélienne aujourd’hui devrait commencer par un rappel de la situation géopolitique, économique et sociale du pays avant son élection. Le Venezuela était un pays en crise, comme le constataient en 2009 Olivier Compagnon, Julien Rebotier et Sandrine Revet : « la crise est celle d’une économie pétrolière qui n’avait pas su sortir des logiques rentières héritées du passé et qui en 1983 avait subi de plein fouet la contraction du marché pétrolier et la baisse des cours du baril ». Crise économique à laquelle s’ajoutait une « crise sociale lors du Caracazo de février 1989 et sa répression sanglante » [15].
Engager un processus de diversification économique, développer l’industrie agro-alimentaire demande du temps et de l’argent. Or, l’horizon temporel dont disposait Hugo Chávez était limité par le respect du calendrier et des contraintes électorales, et la nécessité de faire face à une opposition qui n’a jamais accepté sa victoire et cherchait dès 2002 à le renverser par un coup d’État. De plus, reconstruire un modèle de développement fondé jusque-là sur la rente pétrolière se heurte aux intérêts de groupes économiques et des secteurs de l’appareil d’État qui leur sont liés. Bénéficiant de majorités électorales très larges et d’une conjoncture favorable, s’appuyant sur une immense popularité, Chávez a cherché à contourner l’ancien appareil d’État en créant des Conseils communaux populaires, instruments d’une démocratie plus participative. Lors de sa troisième réélection, il avait fait de l’« État communal » le cap « irréversible » du pays, avec pour objectif affiché de couvrir tout le Venezuela de Conseils communaux avant 2019, en lieu et place des mairies, tout en restant dans le cadre des institutions parlementaires [16]. Mais, au fil du temps, les tensions entre les institutions étatiques et les Conseils communaux, trop dépendants du pouvoir présidentiel, se sont multipliées.
Après le coup d’État de 2002, l’État-major et les officiers supérieurs de l’armée avaient fait l’objet de mutations importantes. Des milliers de cadres de PVDSA furent également destitués après avoir participé à une grève générale destinée à renverser le gouvernement. Chávez avait instauré un mode de gouvernement populaire validé par les élections, mais paternaliste et autoritaire. Un leadership charismatique fondé sur une légitimité politique dont N. Maduro n’héritera pas. La mort de Chávez en 2013 coïncide avec la crise. Son successeur désigné est élu avec une faible marge. Il va être immédiatement confronté aux conséquences de l’effondrement des cours du pétrole. Très vite, l’opposition, aidée par l’administration Trump, va intensifier son offensive contre un pouvoir fragilisé. Le faible consensus dont le nouveau président bénéficiait initialement s’effrite. Puis, le désastre s’abat sur la population. Quelles en sont les causes ? Les avis divergent. L’ancien conseiller de Chávez, Temir Porras estime qu’« il faut garder en tête que, avant cette dégringolade, le pays avait atteint les niveaux de vie les plus élevés de toute son histoire. C’était il y a cinq ans. Si cette descente aux enfers est aussi importante, c’est aussi qu’on est parti de haut. Beaucoup de gens étaient sortis de la pauvreté, une classe moyenne commençait à se constituer, le salaire minimum avait dépassé les 300 dollars. Il faut aussi prendre en compte que le Venezuela est profondément divisé, depuis 1999, entre deux pôles sociaux : le chavisme et l’anti-chavisme. Ces deux forces existaient donc avant la crise, et cela explique pourquoi l’opposition présente la situation actuelle comme étant le produit direct des mesures de justice sociale entreprises il y a 12 ou 13 ans. À mon avis, il faut plutôt chercher les sources de cette crise dans le plus court-terme, dans ce qu’a réalisé l’administration Maduro au cours des cinq dernières années ».
Le chercheur Thomas Posado [17] critique les décisions de N. Maduro. « Il a enfermé le Venezuela dans ce paradigme extractiviste en promulguant, en 2016, un décret dit de l’Arcminier de l’Orénoque, qui confie 112 000 km2 (l’équivalent de la superficie du Portugal) à des multinationales étrangères pour l’exploitation d’or, de diamants, de fer, de cobalt, de bauxite et autres minéraux ». L’économiste vénézuélien Simón Andrés Zúñiga conteste les choix faits : « Le blocus et le piratage des fonds du gouvernement imposent un moratoire sur le paiement de la dette ». Un jugement partagé par Éric Toussaint, qui dénonce « la poursuite du paiement de la dette externe au lieu de déclarer un moratoire et d’utiliser les ressources financières ainsi épargnées pour faire mieux face à la crise humanitaire qui accable le peuple vénézuélien. Dès 2016 [18], le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) avait exhorté le gouvernement vénézuélien de procéder à un audit de la dette avec la participation des citoyens et citoyennes ». Une proposition théoriquement juste, mais difficile à appliquer compte tenu des rapports de forces. É. Toussaint émet d’autres réserves : « l’absence de combat contre la fuite des capitaux, organisée avec la complicité des plus hautes autorités de l’administration et du gouvernement, la poursuite du modèle extractiviste exportateur favorisant l’épuisement des ressources naturelles du pays, la répression contre des délégués syndicaux et d’autres activistes, le développement de politiques clientélistes ». Des jugements sévères repris par Angel Arias, [19] pour qui « l’une des raisons de la ruine économique du pays est le transfert des revenus de l’État, issus de la rente pétrolière, aux mains d’acteurs privés, autant de revenus qui sont partis à l’étranger et n’ont jamais été investis » alors que « les différents groupes de la bourgeoisie nationale (anciens comme nouveaux) n’ont jamais cessé d’avoir à leur disposition des dollars de la rente pétrolière. Comment expliquer sinon la fuite des capitaux, à hauteur de 500 milliards de dollars, ces dernières années ? »
Ajoutons une faute politique majeure : en décembre 2015, l’opposition gagne les élections législatives, une défaite d’abord reconnue par N. Maduro, mais qu’il finira par contester. En juillet 2017, il contourne le Parlement en faisant élire une Assemblée nationale constituante, une élection boycottée par l’opposition qui dénonce une manœuvre politique. Le gouvernement est affaibli, Washington intensifie son offensive, renforce les sanctions économiques. Minée par la crise, l’assise sociale du gouvernement se fracture, les chavistes se réfugient pour une part importante dans l’abstention sans pour autant rejoindre l’opposition. Le prix à payer pour ces erreurs est élevé, des erreurs politiques que Chávez n’avait pas commises. Battu en 2007, lors d’un référendum proposant une réforme constitutionnelle qui devait assurer « la transition du pays vers le socialisme », il avait reconnu sa défaite. Dès lors, Maduro est isolé internationalement, et l’opération Guaidó, préparée de longue date, peut commencer. Face à la démobilisation populaire, l’appui des Forces armées bolivariennes (FANB) est devenu décisif. Très investies dans l’économie, elles bénéficient de nombreux privilèges, certains de ses officiers sont accusés de corruption. Colonne vertébrale de l’État, elles sont essentielles pour la survie du régime. Les désertions tant attendues ont été très limitées.
La gravité de la crise est telle qu’il est difficile d’en entrevoir l’issue. Cependant, comment expliquer que Maduro arrive à se maintenir au pouvoir malgré une crise économique et sociale aussi profonde ? De quels appuis populaires bénéficie-t-il encore ? L’autoritarisme croissant dont il fait preuve est fortement contesté. Mais le respect de l’autonomie des mouvements sociaux et du mouvement syndical n’a jamais été le point fort du chavisme [20]. Les clivages entre autonomie ou dépendance à l’égard du gouvernement, la priorité donnée à la défense de la révolution sur la défense des droits des salariés ont provoqué de nombreuses ruptures au sein des organisations syndicales. Néanmoins, le gouvernement continue de bénéficier du soutien d’une partie du peuple, remarque un universitaire. « Avec Chávez, des changements politico-culturels se sont produits, avec un transfert de pouvoir à la population. Elle avait un sentiment de dignité. Elle se sentait en capacité d’influer sur son propre avenir et comme faisant partie d’un processus de transformation et non plus comme un groupe marginalisé qui, auparavant, n’était même pas présent dans le discours politique. Cela a contribué à construire cette forte loyauté qui est toujours présente, même si les gens vivent aujourd’hui dans de pires conditions qu’avant Chávez. Il existe tout un système de clientélisme et de contrôle politique : de nombreuses familles dépendent surtout des programmes gouvernementaux. Mais il faut prendre en compte la dimension politico-culturelle du chavisme. Sans cette grande fidélité, qui se nourrit des premières années du processus bolivarien, le contrôle clientéliste ne fonctionnerait pas du tout. Mais il y a un autre élément de stabilité : la crainte de perdre tous les droits acquis en cas de victoire de l’opposition ». Rafael Uzcategui, coordinateur de Provea, une ONG qui défend les droits de l’homme, confirme : « l’opposition n’a pas su proposer un projet de pays crédible ».
L’échec des gouvernements progressistes latino-américains, appuyés sur des mouvements populaires massifs, soulève à nouveau des questions fondamentales. Comment développer une politique économique de« protectionnisme solidaire » , telle que l’a menée Chávez, dans le cadre de la mondialisation et des sanctions américaines ? Comment diversifier les ressources économiques et garantir la souveraineté alimentaire dans le cadre d’un développement durable respectueux de l’environnement ? L’appareil d’État, ses institutions, sont restés inchangés au Brésil avec le résultat que l’on sait. Les remaniements institutionnels impulsés par Chavez n’ont pas permis d’approfondir le processus révolutionnaire bolivarien. Finalement, comment affronter les oligarchies nationales, comment faire face à la violence impériale, enfin quelle est la légitimité démocratique possible dans un pays en guerre ? Quarante ans après la chute des dictatures, ces questions stratégiques restent sans réponse.