La présente réflexion, basée sur la « mutation génétique » des disciplines en charge de l’aménagement du territoire, part de la proposition écologiste multiforme et, racontant la trahison effectuée (à quelques exceptions notables près) par les urbanistes, aboutit à l’idéologie actuelle basée sur le gigantisme urbain.
1. Le cadre de vie : soins, relations, production et reproduction
Dans l’optique écologiste, l’entretien de l’habitat garantit un équilibre stable entre les actions anthropiques et la vie extra-humaine dans des espaces micro-régionaux (ou bio-régionaux). En retour, l’équilibre est une garantie de transmission d’un bon territoire/ville, intact voire amélioré, aux générations futures. La construction de relations fécondes entre l’individu, la société (humaine et non humaine) et leur environnement commun conduit à un rapport vertueux entre la reproduction du vivant et la production des matériaux nécessaires à la vie.
De ce point de vue, qui oppose le paradigme génération-reproduction au dogme de la productivité et de la croissance infinie, la révision de la logique propriétaire est essentielle. La critique de la notion de propriété trouve une réponse dans le système archaïque des biens collectifs gérés à des fins civiques, où propriété et usage sont intimement liés. Et où la valeur d’usage additionnelle d’un bien est inhérente aux qualités d’inappropriabilité, d’indivisibilité et d’inaliénabilité du bien commun.
Comme il a été reconnu dans de nombreux milieux, le mérite de la pensée écologiste est d’avoir surmonté l’antinomie culture-nature par la conscience que l’être humain fait partie de la nature, et que, écrit Vandana Shiva, il n’y a aucune séparation entre l’esprit etle corps.
La critique du progrès, fondement de l’écologisme, part de matrices théoriques de toutes sortes. Les maîtres sont « inconfortables » : Ivan Illich, Jacques Ellul, Lewis Mumford, Gandhi, Gregory Bateson. André Gorz a, quant à lui, tenté une synthèse entre les positions marxistes et écologistes.
Les courants écologistes critiques s’inspirent de la reformulation antagoniste et antithétique du paradigme réductionniste et mécaniste pour lequel, si le monde est composé de parties qui fonctionnent comme des machines, le monde entier serait comme une machine. Un positionnement critique qui s’écarte radicalement de la pensée extrapolante et linéaire qui sépare la nature et la culture (thème aujourd’hui au centre de l’écologie politique), mais qui, en sapant les modes actuels de gestion et de transformation de l’existant, est capable de reformuler les pratiques de la vie et du vivant.
Le nouveau paradigme écologiste conduit donc inévitablement à repenser le modèle du logement urbain. Énergivore, désocialisante, Megalopolis est, pour les écologistes, un « parasite écologique », un « facteur écologiquement pathogène qui répand ses déchets partout », comme l’écrit Kirkpatrick Sale [1].
D’autre part, la reformulation industrielle du logement implique inexorablement, comme le dénonce Gorz, la « culture de la vie quotidienne » [2].
2. Micro-territorialité et alternatives d’existence
Dans les années 1970 et 1980, une multitude d’expériences mettent en pratique l’exercice du « droit à la campagne ». Comme le droit à la ville, c’est un droit « qui, selon Henri Lefebvre, n’est ni mendié ni revendiqué » [3], mais qui doit être imposé grâce à un rapport de forces : dans ce conflit, s’opposent d’une part le capital et ses troupes de serviteurs volontaires – déployés comme un seul homme – et d’autre part, une coalition multiforme et riche en contradictions.
Les collectifs expérimentent des alternatives d’existence, des expériences micro-territoriales qui représentent encore aujourd’hui des visions utopiques pertinentes [4].
Ce sont des pratiques de contre-offensive à l’exploitation effrénée des ressources naturelles, à la croissance continue, à l’hyper-production.
En particulier, les contre-projets s’opposent à l’hypertrophie du bâtiment et à l’agro-industrie, aux« espaces de mort » [5] : des espaces sans vitalité, et donc sans avenir, insérés dans la chaîne consommation-déchets-rejet-destruction des ressources territoriales.
Par conséquent, selon les écologistes, les villes doivent se réfugier dans des réserves [6]. Ce n’est qu’ainsi que la ville redevient une ville et que la nouvelle campagne redevient un ensemble ayant du sens. Dans les campagnes, où se pratique la réappropriation sociale des espaces abandonnés, ces écologies de l’existence, ces « mouvements qui inventent des pratiques communes dans une politique de vie quotidienne » [7] , ont pourtant des relations fécondes, communicantes et convergentes avec les citadins. L’objectif est de renverser et d’annuler la relation de domination capitaliste et culturelle de la ville sur son territoire rural, et même de produire, en agissant sur les relations sociales urbaines et suburbaines, une alliance ville-campagne.
Chaque expérience de ruralité socialement reconquise produit un micro habitat, un microenvironnement de vie, environnements différents les uns des autres et de leur matrice. L’espace rural reconquis devient un lieu de vie différencié, soustrait à cette « homologie de tous les espaces » que Lefebvre dénonçait comme la plus efficace des idéologies réductrices. Rendre les espaces reproductibles, les milieux de vie identiques et les territoires interchangeables sont un outil ’utilisé pour la reproduction des relations sociales existantes’ [8].
3. Les archétypes : le village, la biorégion, le municipalisme libertaire
Les archétypes de peuplement auxquels se réfèrent les écologistes peuvent être résumés dans le « village » : autonome, mais fédéré avec une multitude de villages dans les territoires biorégionaux marqués par le polycentrisme urbain.
L’autonomie des villages a été théorisée et partiellement mise en pratique dans lesashramspar Gandhi, qui, en Inde sous le joug anglais, lui a donné une signification politique anticolonialiste. Le modèle du village autonome, mais interdépendant du réseau des autres villages, est fondé sur l’autonomie et l’auto-organisation (swaraj) ; sur l’autonomie, ou l’art de se donner ses propres règles selon la sagesse populaire (swadeshi) ; sur l’utilisation prévoyante des ressources, ou autosuffisance, à poursuivre dans le cadre de la non-violence (sathyagrah) [9]. Au cours du XXe siècle, le concept sera ensuite décliné par les urbanistes « organiques » dans les unités de quartier (neighborhood units) ou dans les communautés, qu’Adriano Olivetti imaginait pleines de valeur politique. Dans les villes, entre les années 1960 et 1970, le modèle polycentrique et micro politique a été perçu et transposé, du point de vue administratif, dans les conseils de quartier.
La biorégion– ou région de vie – est considérée, depuis les études de Patrick Geddes, comme l’échelle idéale pour l’autodétermination des populations sédentaires, pour l’exercice des formes d’autonomie gouvernementale. Selon le poète biorégionaliste Gary Snyder, vivre dans la biorégion signifie habiter la terre avec la sagesse des « indigènes ». C’est prendre conscience des limites des ressources vitales, assumer la responsabilité directe de leur gestion, aborder la question de l’autonomie énergétique et agroalimentaire. Enfin, il s’agit de produire directement son propre cadre de vie et de remettre au centre des politiques territoriales la qualité de vie des humains et des non-humains, ceux qui le sont déjà et ceux qui le seront [10].
D’un point de vue purement politique, les écologistes ont regardé avec intérêt le municipalisme libertaire. L’écologie sociale s’est concentrée sur des modèles de démocratie directe, de solidarité et de capacité à nouer des réseaux fédérateurs, inspirés par les théories politiques de Murray Bookchin mais ancrés dans les pensées de Proudhon,Kropotkin, et Bakounine.
Bookchin conçoit « une société à taille humaine, décentralisée, composée de communautés politiquement autonomes et regroupées en fédérations ». La formule du municipalisme libertaire est étroitement liée à l’autonomie gouvernementale, fondée sur la propriété collective des terres et des moyens de production. « Ce principe de décentralisation, poursuit-il, vise à parvenir à une gestion locale à l’échelle humaine des affaires publiques, à travers l’établissement de la propriété municipale des moyens de production. Il s’agit de développer un espace dans lequel chacun peut décider avec les autres, trouver sa place et exprimer pleinement ses potentialités et ses désirs. » [11]
4. Le tournant néo-capitaliste
Au lieu de tout cela, nous savons comment ça s’est passé [12]. Dans les années où les écologistes se concentraient sur leurs hypothèses, le modèle de peuplement de la « banlieue totale », telle que Charbonneau l’a définie [13] , s’est répandu dans le sens d’un gaspillage du territoire ; la logique de la consommation a déformé les modes de pensée et de vie. À la fin du millénaire, Ivan Illich lui-même s’étonnait de la rapidité avec laquelle la réalité s’était adaptée à ses pires prophéties, et comment le monde s’alignait sur la « pire prédiction de la subordination de l’humanité à une folie d’institutions totalisantes et déshumanisantes » [14].
Au cours des trois dernières décennies, le modèle centre-périphérie s’est consolidé et a couvert l’ensemble de la planète, ignorant la valeur écologique et démocratique du polycentrisme biorégional dont nous avons déjà parlé. L’aspiration au gigantisme, l’accélération vers une dimension globale, accentue le dualisme insoutenable entre la mégalopole et les territoires dénués de sens, pillés, désertés. La société des « hyper et méga » [15] a imposé idéologiquement sa propre forme d’implantation spécifique, totalitaire et sans précédent : Megalopolis, agglomérations de dizaines de millions d’habitants, qui couvrent déjà aujourd’hui 3 % de la superficie de la planète.
5. La trahison
Commençons l’histoire de la parabole métropolitaine, depuis l’époque des laudatores urbis disiectae, des chanteurs de la « ville diffuse », dusprawl(mot anglais qui signifie : étalement, débordement). Dans l’imaginaire disciplinaire péninsulaire, à partir de la seconde moitié des années 1980, l’hypertrophie urbaine devient le destin inévitable du territoire italien. C’est à cette époque que le refus d’accepter les normes est devenu de la propagande politique. Le slogan est « empêtré dans les lacs et entrelacs » de la réglementation.
Ainsi, les politiques urbaines se font facilitatrices de construction par les promoteurs immobiliers, servantes de la valorisation des loyers. Nous assistons à l’affirmation incontestée des intérêts privés dans l’urbanisme. Dans les pratiques administratives, la négociation public-privé est esquissée : le « plan dérogatoire lucide » [16] prévoit la négociation de m3– à construire à titre exceptionnel, en dehors de toute règle de planification– entre la collectivité locale et le secteur privé, structurellement plus puissant que les municipalités avec lesquelles il discute. C’est la « planification par l’action » : planification vide, inefficacité de la norme et du plan, absence de projet physique et social pour la ville.
Au tournant du millénaire, au milieu d’une bulle immobilière, les entreprises de bâtiment construisent pour pouvoir continuer à construire : le bâti, même vide et invendable, est le capital fixe avec lequel les nouveaux emprunts bancaires sont garantis. La construction est donc financée. L’effet d’annonce l’emporte sur l’aménagement du territoire. L’achat et la vente de dettes, c’est-à-dire d’hypothèques pour l’achat d’une maison, et l’effondrement résultant de la crise des subprimes, font que des millions de familles continuent à payer un supplément pour la maison qu’elles possèdent. Pendant ce temps, la ville s’agrandit et le taux annuel de consommation de terres monte en flèche.
Les villes de la période néolibérale des trente dernières années [17] , déjà marquées par des désinvestissements et des délocalisations industrielles, procèdent au pillage du patrimoine immobilier public : la vente obligatoire de bâtiments à usage collectif est fortement recommandée par la Deutsche Bank [18] aux organismes publics italiens, notamment aux communes. Ce qu’ils font en se déguisant en agents immobiliers.
Dans cette tempête, l’urgence écologique est anéantie. Ou pire, déformée et défigurée. L’écologie est intégrée dans les politiques territoriales en une version réduite et mécanique, dans le cadre du capitalisme classique et de sa version modernisée et financiarisée [19]. La référence aux hypothèses écologistes se traduit donc par « des remèdes, des ajustements et des dépollutions de plus en plus sophistiqués et artificiels [qui] cherchent à corriger des conditions de vie toujours plus injustes, dégradées, violentes et dénuées de sens » [20].
Mais ce n’est pas tout. La contrainte environnementale n’est plus perçue comme une limite au développement, mais comme une nouvelle opportunité de marché et de profits [21] ; l’économie verte devient le fondement d’un nouveau cycle d’accumulation, d’un nouvel imaginaire et d’une nouvelle rhétorique.
L’idéologie du gigantisme métropolitain – teintée de vert – obéit donc à une logique instrumentale de perpétuation du paradigme hypertrophique et du récit développementiste. La croissance exponentielle de la mégapole – bâtiments nouveaux et toujours plus hauts, infrastructures de transport nouvelles et toujours plus rapides, formes de gouvernance nouvelles et toujours plus privatisées – est assurée par le flux irrésistible de populations dans de grandes agglomérations, aux connotations qui ne sont plus vraiment « urbaines ». Et même la solution au problème écologique est liée à la puissance créatrice, elle-même proportionnelle à la puissance technique de la métropole. Afin de s’assurer une bonne place dans la concurrence mondiale, la mégapole concentre la richesse et l’énergie, polarise les mégafonctions, les infrastructures et les services (privatisés).
C’est un imaginaire de « montée en puissance », inhumain et violent, que la planète ne peut soutenir, comme nous le verrons dans la suite.
Ce texte est la traduction en français par Thierry Uso de la1ère partie de« Per una critica del gigantismo » par Ilaria Agostini publiée surLa Città invisibile.
Ilaria Agostini est urbaniste. Elle enseigne à l’Université de Bologne. Elle fait partie du collectif d’urbanistes perUnaltracittà et est membre d’Attac Italie.