Roms, concitoyens européens ou boucs émissaires ? La responsabilité de la France

vendredi 21 février 2014, par Évelyne Perrin *

La Bulgarie et la Roumanie sont entrées dans l’Union européenne (UE) en 2007. Si les groupes industriels se sont empressés de délocaliser des usines françaises dans ces deux pays à très bas salaires, par contre, certains pays membres de l’UE, dont la France, ont jugé utile de préserver leur marché du travail de l’arrivée de nouveaux travailleurs bulgares et roumains. Ils s’appuyaient pour cela sur deux annexes introduites au traité dit de Luxembourg, signé en 2005 et relatif à l’entrée des deux pays dans l’UE. Ces annexes (VI et VII) prévoyaient, pour les pays qui souhaitaient les appliquer, des mesures transitoires pouvant durer jusqu’à sept ans. C’est ainsi que, du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2013, la France a refusé d’ouvrir son territoire aux travailleurs bulgares et roumains, dont beaucoup étaient des Roms.

Autant dire que les Roms venus malgré tout tenter de vivre en France se sont retrouvés dans des situations précaires, habitant le plus souvent des campements jugés illicites, que les ministres de l’Intérieur successifs se sont efforcés de démanteler de façon brutale.

Le traitement réservé aux Roms en France a suscité à diverses reprises la colère de Viviane Reding, commissaire européenne chargée de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté [1]. François Hollande, avant son élection, avait laissé entendre qu’il reverrait certaines mesures ; arrivé au pouvoir, il s’est contenté de faire signer par sept ministres le 26 août 2012 une circulaire [2] – sans force obligatoire car ne valant pas loi – sur « l’anticipation et l’accompagnement des évacuations de campements illicites ». Or, même cette circulaire, qui visait à tempérer le côté inhumain des expulsions de Roms en recommandant la mise en œuvre de diagnostics sociaux préalables et de propositions d’hébergement alternatives une fois détruits les campements, n’est pratiquement jamais appliquée, comme le souligne le Défenseur des droits dans son bilan de la circulaire, publié en juin 2013 [3].

1. Une très ancienne stigmatisation

Les Roms représentent la première minorité intra-européenne (de 10 à 12 millions de personnes selon la plupart des estimations). Sans État ni frontières, ils sont là depuis des siècles, répartis assez inégalement, dont beaucoup en Roumanie, mais aussi dans des pays comme l’Espagne où ils se sont fondus dans la population. Leur diversité interne est grande, selon qu’ils sont de telle ou telle appartenance culturelle, et ceux appelés « gens du voyage » sont en grande majorité français et abandonnent progressivement leur mode de vie itinérant.

N’ayant pas d’État, cette minorité a subi des persécutions diverses mais constantes en Europe, a connu l’esclavage en Roumanie jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, et a partagé le sort des juifs dans les camps d’extermination, ce qui est souvent passé sous silence. Or, cette stigmatisation continue aujourd’hui encore, et elle s’aggrave avec la crise économique et sociale qui frappe l’Europe, les Roms devenant ou restant partout des nouveaux ou perpétuels boucs émissaires.

Nicolas Sarkozy, en prononçant son fameux discours de Grenoble appelant à la chasse aux Roms en août 2010, avait suscité une levée de boucliers de la part des associations de défense des droits de l’homme et de la gauche, et la création de nombre de collectifs de soutien à des Roumains et Bulgares vivant sur des terrains publics inoccupés. Pourtant, il était difficile de dire que les Roms déferlaient sur notre pays, car l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie n’avait pas suscité d’afflux massif de leur part, comme il était redouté : depuis 2007, le nombre de Roms bulgares et roumains recensés comme migrants est resté à peu près stable et de l’ordre de 15 à 20 000 [4].

Interdits de fait d’accès à l’emploi salarié (sauf à posséder un titre de séjour, ce qui leur était très difficile), les Roumains et Bulgares, Roms ou non, étaient rejetés vers des activités non déclarées comme la récupération et la revente de ferraille et de déchets ménagers, ou vers la mendicité, l’absence d’emploi étant leur principal facteur d’exclusion, bien avant l’absence de logement. Privés de domicile et souvent de domiciliation, et donc de droits sociaux, les Roms ont vécu dans des caravanes ou des abris construits de bric et de broc, sur des terrains inoccupés, le plus souvent publics. Il était alors facile aux préfets et élus locaux de les en expulser par décision des tribunaux administratifs, plutôt que de leur proposer des baux précaires, le temps de progresser dans leur insertion.

Ces concitoyens européens – sans les droits des Européens, et subissant donc un apartheid social au sein de l’Union – vécurent d’expulsion policière de leur campement en expulsion policière, à 6 heures du matin, dans le froid, y compris en plein hiver, avec destruction de tous leurs biens et saisie non récupérable de leur caravanes, sous les yeux des enfants terrorisés et durablement traumatisés, femmes enceintes, malades et personnes âgées se voyant jetés sur les chemins sans ménagement et sans proposition d’hébergement durable, en dehors d’appels au 115 saturé pour quelques nuitées d’hôtel social.

On aurait pu attendre d’un président se disant socialiste et de son gouvernement, en mai 2012, un autre comportement, plus respectueux des droits de l’homme et de l’enfant, et de notre conception de l’hospitalité.

2. Sous Hollande et Valls, la valse sans précédent d’expulsions de campements

Or, la politique d’expulsion des Roms s’est poursuivie sous Hollande avec la même intensité que sous Sarkozy, sinon plus [5].

Le bilan récemment publié par l’ONG européenne ERRC [6] (European Roma Rights Centre) et par la Ligue des droits de l’homme des évacuations forcées de Roms de leurs lieux de vie par Manuel Valls est accablant [7] : ils ont été 21 537 Roms étrangers à subir une évacuation forcée durant l’année 2013, contre 9404 en 2012 et 8455 en 2011, certains subissant même plus d’une expulsion dans la même année, puisque la totalité de ceux vivant en bidonville ou en squat est évaluée à 16 949. Sur le total, 165 évacuations ont été perpétrées par les forces de l’ordre, et 22 ont eu lieu suite à un incendie. Mais des bidonvilles ont aussi été abandonnés par leurs occupants préalablement à une évacuation policière pour éviter les traumatismes et la perte de leurs biens.

Sachant que ces expulsions de terrains – la plupart restés vacants encore aujourd’hui – n’ont été accompagnées d’aucune alternative crédible en termes de relogement et d’accompagnement social, contrairement aux recommandations de la circulaire interministérielle du 26 août 2012, ERRC et la LDH concluent à la mise en œuvre d’une politique purement répressive et stigmatisante, avec un seul but : rendre la vie de ces concitoyens européens intenable et les forcer au départ de France.

En effet, les solutions de relogement proposées sont d’appeler le 115, qui est saturé et peut au mieux proposer un hébergement d’urgence de deux ou trois nuits – voire plus dans certains cas – dans des hôtels du SAMU social, souvent très éloignés des lieux de vie, de scolarisation, de soins, ce qui a pour effet de disperser les membres d’une même famille et de casser les solidarités et l’accès au travail ou à une activité de fortune.

Ce bilan est déjà dramatique en soi, car il est en totale contradiction et en violation des droits de l’homme et de l’enfant tels qu’inscrits dans notre constitution, la Charte européenne des droits de l’homme, ou la Déclaration des droits de l’homme. Mais le pire est que, dès l’arrivée de Manuel Valls au ministère de l’Intérieur, il est légitimé par ses nombreuses déclarations publiques comme étant la seule solution envisageable. En effet, selon ses termes, «  Les Roms ont vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie » (cf. Libération du 24 septembre 2013), car ils seraient incapables ou non désireux de s’intégrer en France, se livrant au trafic, au vol, à la mendicité, et étant organisés en réseaux mafieux.

Ces prises de position publiques sont à dénoncer comme des appels à la haine raciale, car elles désignent de façon négative un groupe ethnique. Aussi le MRAP a-t-il récemment déposé plainte contre Valls pour ses propos discriminatoires ; de plus, ce discours gouvernemental de rejet, accompagné d’une politique de démantèlement brutal et systématique de campements, alimente et légitime la montée de l’intolérance et de l’extrême droite en désignant à la population un bouc émissaire comme responsable supposé de la crise sociale et du chômage. 

S’engouffrant dans la brèche, et faisant feu de tout bois pour grappiller quelques voix à l’approche des élections municipales, des élus franchissent la ligne rouge. Depuis Christian Estrosi, qui déclare à propos des Roms et gens du voyage « J’en ai maté d’autres et je vous materai », diffusant à tous les maires de France son Guide pour mieux les expulser, au député-maire de Cholet Gilles Bourdouleix, regrettant qu’« Hitler n’ait pas fini le travail  », en passant par l’appel au meurtre de voleurs de bijouterie s’ils sont roms, proféré par Régis Cauche, maire de Croix, il n’y a plus ni tabou, ni limite. Comme l’écrit Véronique Nahoum-Grappe dans Le Monde du 12 juin 2013, « Selon un mécanisme sociologique redoutable, la haine collective s’accroît envers ceux qui sont déjà en situation de vulnérabilité […] Actuellement, en Europe, ces leviers de formations haineuses planent au-dessus de la tête des migrants roms sans être clairement dénoncées par les autorités. »

Et pour couronner le tout, le président de la République lui-même, interrogé sur ce doublement des expulsions de terrains en pleine tourmente médiatique sur sa vie privée et en plein désamour des Français, assume haut et fort la valse organisée des Roms, en répondant le 14 janvier 2014 à un journaliste : « Si vous me posez la question : est-ce que nous avons à rougir de ce que nous avons fait ? Non. »

3. « Vocation au retour » et exclusion du marché du travail. La levée des mesures transitoires suffira-t-elle à permettre une insertion normale dans la société ?

Avec la levée des mesures transitoires, les Bulgares et les Roumains ont depuis le 1er janvier 2014 enfin le droit de travailler librement en France sans titre de séjour, comme tout autre ressortissant européen. Et ils ont le droit de s’inscrire comme demandeurs d’emploi à Pôle emploi, ou, s’ils ont de 16 à 25 ans, de demander des formations ou des emplois d’avenir auprès des Missions locales. La situation d’exclusion et d’extrême précarité des Roms va-t-elle se voir adoucir ? Rien n’est moins sûr.

Depuis sept ans les citoyens bulgares et roumains roms sont confinés dans des baraquements jugés illicites entre deux expulsions et doivent s’appuyer sur la solidarité de leur famille élargie et de leur communauté villageoise d’origine, d’une part, sur la débrouille d’autre part. Restés entre eux, ils ont une pratique très faible de la langue française. Rares sont les enfants qui ont pu bénéficier d’une scolarité à peu près suivie, et de nombreux adolescents et jeunes adultes, qui désiraient tous obtenir une formation ou trouver un emploi, ont dû y renoncer, les premières étant inaccessibles pour eux, le second aussi, sauf au noir.

Tous veulent s’inscrire comme demandeurs d’emploi à Pôle emploi, ce qui est loin de se faire facilement. Plusieurs d’entre eux, au cours de la première quinzaine de janvier, arrivés à leur premier rendez-vous d’inscription, ont été refusés au prétexte d’un arrêté préfectoral à venir, ce qui est exclu. Erreur involontaire ou non de directions régionales de Pôle emploi, craignant peut-être d’être envahies de demandes qu’elles n’ont pas, avec plus de 200 chômeurs par conseiller, la capacité humaine de gérer.

Et quand ces nouveaux arrivants sur le marché du travail se seront inscrits à Pôle emploi ou dans les Missions locales pour les plus jeunes, ou lorsqu’ils rechercheront un emploi, ils vont être durablement handicapés par leur méconnaissance du français, l’absence de formations accélérées – il n’en existe que très peu désormais à Pôle emploi –, une scolarité hachée, une expérience professionnelle antérieure non reconnue – beaucoup ont travaillé au noir en Roumanie, en quasi esclavage –, et les préjugés durables des employeurs potentiels contre une population désignée au sommet de l’État comme in-intégrable…

Certes, il existe quelques milliards de fonds européens, notamment au Fonds social européen (FSE), pour favoriser l’intégration des Roms et des groupes vulnérables. Et ces fonds ne sont pratiquement pas utilisés (entre 3 et 10 % en ce qui concerne la France et la Roumanie), comme le souligne Catherine Grèze, députée européenne EELV. Pourquoi ne pas les débloquer d’urgence afin de rattraper le retard dont ont pâti ces populations du fait des mesures transitoires et des la stigmatisation dont elles sont l’objet ? Diverses associations vont l’exiger.

Mais reste un problème central, si l’on veut que les Roms deviennent des citoyens comme les autres : il faut rejeter au plus haut niveau de l’État la « tentation xénophobe », telle que la dépeint Eric Fassin dans le numéro 19 de Siné Mensuel d’avril 2013, par laquelle la gauche ou se nommant telle reproduit la xénophobie d’une droite décomplexée, et rompre la boucle populiste qui s’auto-alimente et peut entraîner des conséquences imprévisibles, comme le rappelle l’histoire…

Même une fois levées les mesures transitoires, le gouvernement actuel de la France poursuit sa politique de destruction de tout parcours d’insertion et de toute possibilité de vie digne pour les quelque 20 000 Roms migrants des camps. Les victoires juridiques arrachées par des référés « liberté hébergement » contre les préfets – comme nous en avons obtenu une le 22 avril contre le préfet de Paris, comme en ont obtenu le MRAP de Villeurbanne début 2013 ou, le 26 et le 27 décembre, contre le préfet du Nord, les Roms hébergés par Solidaires à la Bourse du Travail de Lille-Fives – sont à peine fêtées que les pouvoirs publics s’efforcent d’en annihiler les effets. Ainsi, suite au refus de Martine Aubry d’accepter le relogement sur la métropole lilloise des 116 Roms expulsés le 28 octobre du parking du campus de l’Université de Lille, relogement exigé par le tribunal administratif, le préfet du Nord, non seulement les a tous dispersés à des kilomètres de Lille, dans des bourgs ou des petites villes où ils ne peuvent ni trouver du travail ni se faire domicilier par des CCAS…Mais il leur a envoyé à tous, dès le début de l’année, la police des frontières, qui leur a délivré des OQTF (obligations de quitter le territoire français).
Dans de telles conditions, seules des sanctions européennes semblent devoir ouvrir aux Roms un avenir digne de citoyen européen à nos côtés. Le 16 août 2012, Viviane Reding écrivait dans Libération  : « Il y a 12 millions de Roms en Europe, qui, comme nous, sont chez eux en Europe. Et c’est notre responsabilité de les aider à s’intégrer. [...] L’Europe reste très vigilante. […] Il nous faut bien plus que des stratégies sur le papier et de beaux discours. L’intégration des Roms doit devenir réalité dès aujourd’hui. »

Notes

[1Le 14 avril 2010, dans un discours à la presse, elle déclarait : « j’ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l’impression que des personnes sont renvoyées d’un État membre uniquement parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Seconde Guerre mondiale ». Même critique violente sur France Info le 25 septembre 2013 : « Nous avons des règles européennes qui ont été signées par la France, des règles sur la libre circulation des citoyens européens. Et ce ne sont pas des Roms, mais des individus. C’est sur décision d’un juge qu’ils peuvent être évacués s’ils ont fait quelque chose qui va contre les lois de l’État en question. »

[4« Les pouvoirs publics et la “question rom” en Europe aujourd’hui - Perspectives de recherche pour une approche comparative », Olivier Legros, Études tsiganes : Roms et Gens du voyage, nouvelles perspectives de recherche, n° 39-40, 2009, p. 43.

[5J’ai ainsi assisté le 27 mars 2013, en bordure du bois de Vincennes près du RER de Joinville-le-Pont, à 6 heures du matin, à l’expulsion par des cars entiers de police des cinq familles roumaines dont j’avais inscrit à l’école la huitaine d’enfants en les domiciliant administrativement chez moi, et en les voyant dispersés au point de ne plus pouvoir retrouver certains d’entre eux.

[6L’ERRC a rédigé un document très intéressant sur le profil de la France par rapport aux Roms .

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