La stratégie européenne pour l’emploi : une certaine conception de l’emploi des femmes

vendredi 21 février 2014, par Stéphanie Treillet *

La stratégie européenne pour l’emploi affiche comme objectif une augmentation significative du taux d’activité et d’emploi des femmes dans tous les pays de l’Union européenne. Elle semble donc se placer en rupture avec les politiques menées jusqu’alors un peu partout, tentant d’encourager les femmes à rester ou à retourner au foyer [1]. Mais, derrière une inflexion en apparence positive, cette stratégie constitue une pièce centrale de tout le dispositif de flexibilisation et de précarisation du salariat, caractéristique des politiques contemporaines de l’emploi, qui met les femmes en première ligne. Elle constitue également un révélateur des contradictions récurrentes du capitalisme par rapport à l’emploi salarié des femmes.

1. La stratégie européenne pour l’emploi s’inscrit dans l’évolution plus générale que connaissent, depuis une quinzaine d’année, les politiques économiques européennes

1.1 - La stratégie de Lisbonne

En mars 2000, le Conseil européen de Lisbonne présente une stratégie à l’horizon de 10 ans, visant à faire de l’Union européenne l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde : « une économie plus forte stimulera la création d’emplois et favorisera des politiques sociales et environnementales assurant développement durable et cohésion sociale.  »

La stratégie européenne de l’emploi prend place dans ce cadre d’ensemble.

1.2 - Les modalités d’une coordination européenne des politiques économiques

En vertu du principe de subsidiarité, les politiques de l’emploi et les politiques sociales, de même que les politiques fiscales et les politiques industrielles, sont renvoyées à la compétence des États membres. Parmi les politiques dites structurelles, c’est-à-dire orientées vers le long terme, seule la politique de la concurrence est officiellement du ressort de la Commission européenne.

En théorie donc, seules les politiques conjoncturelles relèvent de l’échelon communautaire : politique monétaire unique de la Banque centrale européenne (BCE), politique budgétaire encadrée par le Pacte de stabilité (les 3 % de déficits publics par rapport au PIB à ne pas dépasser), la règle d’or et le TSCG…

En réalité, les instances européennes (Commission et Conseil) imposent une certaine orientation aux politiques structurelles [2].

  • par les directives de la Commission : sur les transports, l’énergie, le temps de travail, les travailleurs détachés, etc., dans le sens de toujours plus de concurrence.
  • par les « grandes orientations des politiques économiques » (GOPE), modalités de coordination des politiques économiques des États membres, ensemble de recommandations du Conseil juridiquement non contraignantes, mais soumises à un mécanisme de surveillance multilatérale destinée à assurer leur respect par les États membres. Ces GOPE sont établies pour trois ans. La Commission en a explicité le contenu en 1998 : en plus de la politique de lutte contre l’inflation menée par la BCE, des politiques budgétaires d’austérité, passant notamment par l’allégement des « impôts et les cotisations sociales, tout en rendant le système d’imposition plus favorable à l’emploi », des politiques de modération salariale, et « des politiques structurelles visant à libéraliser le marché : il s’agit d’intensifier la concurrence pour « améliorer le fonctionnement des marchés de produits et de services et des marchés du travail » [3].

Progressivement, depuis le Conseil européen de Lisbonne en 2000, l’importance des GOPE a augmenté et leur champ d’application s’est élargi à des domaines de plus en plus divers : politiques sociales, politiques éducatives et de formation…

Les recommandations du Conseil sur les GOPE prennent la forme de lignes directrices adressées aux États membres, dont ces derniers tiennent compte dans leurs politiques de l’emploi. L’ensemble s’appuie sur un dispositif de coordination des politiques structurelles qui dessine une cohérence néolibérale. Il s’agit de la « méthode ouverte de coordination » (MOC) : les gouvernements se surveillent mutuellement et sont amenés ainsi à harmoniser leurs politiques, sur la base du benchmarking : on met en avant des modèles (le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni…) des « bonnes pratiques », citées en exemple.

1.3 - La stratégie Europe 2020

L’évaluation à mi-parcours en 2005 de la stratégie de Lisbonne aboutit à un bilan mitigé en termes de croissance et d’emploi. Est ensuite formulée la « stratégie de Lisbonne renouvelée », qui débouche en 2010 sur la « stratégie Europe 2020 ». Affichant l’objectif de « créer des emplois plus nombreux et de meilleure qualité », la Commission prévoit d’ « attirer un plus grand nombre de personnes sur le marché du travail  », d’« appliquer des politiques qui incitent les travailleurs à rester actifs », et d’inciter les États à « réformer le système de protection sociale afin de créer un meilleur équilibre entre sécurité et flexibilité »._

Dans ce cadre, sont considérés comme indissociables des ces derniers axes l’approfondissement de la concurrence et de l’ouverture des marchés et des services publics, l’augmentation de la compétitivité, et la réforme des politiques éducatives et de formation, présentés comme des conditions de l’avènement de l’ « Europe de la connaissance et des nouvelles technologies », à laquelle est désormais ajouté l’impératif de la « croissance verte ». Depuis près de quinze ans, l’orientation générale des politiques économiques européennes repose sur le postulat que des politiques conjoncturelles de relance de la demande, de la croissance et de l’emploi (politiques keynésiennes) ne sont définitivement plus à l’ordre du jour, et que seules des politiques structurelles de « réforme des marchés » sont à même d’augmenter le niveau de la « croissance potentielle » de l’économie. La conception des politiques de l’emploi en découle.

2. Les contenus et les objectifs de la stratégie européenne pour l’emploi

La conception des politiques de l’emploi repose en effet sur le diagnostic que le chômage ne provient pas, pour reprendre la terminologie de l’économie standard, d’un problème de demande de travail par les entreprises (insuffisance des créations d’emploi), mais d’un problème d’offre (réticence des chômeurs ou inactifs à se présenter sur le marché du travail ou inadaptation de leurs qualifications aux exigences du marché). [4]

Seules doivent donc être menées des libéralisations des marchés du travail, associées à celle des systèmes de protection sociale et des systèmes de formation, visant à assurer une offre la plus concurrentielle possible des « facteurs de production », notamment du travail. Est ainsi préconisée et mise en œuvre la remise en cause des systèmes universels de protection sociale liés au statut de salarié, avec l’instauration de systèmes d’assurance privés complétant un filet de sécurité d’assistance publique pour les exclus, comme aux États-Unis. 

2.1 - Les bases

Le principe d’une politique européenne de l’emploi est retenu pour la première fois dans le traité d’Amsterdam en 1997 sous la pression du gouvernement français. Le processus de Luxembourg, mis en place la même année, doit organiser la coordination des politiques de l’emploi des États membres sur la base de lignes directrices pour l’emploi, qui doivent inspirer des plans d’actions nationaux (PAN) élaborés par chaque pays. La stratégie de Lisbonne, mentionnée ci-dessus, prolonge en 2000 cette démarche. Les PAN comportent quatre piliers :

  1. Améliorer l’employabilité : transformer des dépenses « passives » d’indemnisation en dépenses « actives » de formation initiale ou continue, stages d’apprentissage, subventions à l’emploi.
  2. Développer l’esprit d’entreprise  : réduire les charges administratives des entreprises et favoriser le développement des entreprises individuelles.
  3. Encourager l’adaptabilité des entreprises et de leurs travailleurs : promouvoir la flexibilité de l’organisation du travail : souplesse dans la durée, réduction des heures supplémentaires, développement du travail à temps partiel et des possibilités d’interruption de carrière.
  4. Promouvoir l’égalité des chances : réduire les discriminations entre hommes et femmes, favoriser la possibilité pour celles-ci de concilier vie professionnelle et vie familiale et de retrouver un emploi après une période d’interruption.

À partir de 2000, la stratégie européenne pour l’emploi est conçue comme une stratégie à moyen terme, dont l’échéance est dans un premier temps fixée à 2010, et les grands axes confirmés ensuite. Ses trois grands objectifs sont les suivants :

  • accroissement des taux d’emploi et d’activité,
  • augmentation de la qualité et de la productivité au travail,
  • promotion d’un marché du travail favorisant l’insertion sociale.
    • - Une cohérence néolibérale

L’objectif de maximisation du taux d’emploi de toute la population en âge de travailler s’impose aux pays membres en tant que « solution universelle », censée garantir la croissance, la lutte contre l’exclusion et la pauvreté, l’autonomie individuelle.

Ainsi, le sommet de Lisbonne prévoyait l’objectif d’un taux d’emploi [5] de 70 % pour l’ensemble de la population et de 60 % pour les femmes en âge de travailler (soit environ 8 points de plus que la situation de départ en 2000). La « stratégie Union européenne 2020 » a prévu de remonter l’objectif à au moins 75 %, mais en conservant un écart de 10 points entre hommes et femmes.

À partir de cet objectif central, s’articulent les différents axes de la stratégie européenne pour l’emploi [6] : flexibilisation des marchés du travail (« réexaminer les réglementations du marché du travail »), baisse du coût du travail, notamment des cotisations sociales, et surtout développement des politiques d’ « incitation au travail ». « Rendre le travail “rentable”  » devient le mot d’ordre, ce qui implique de rendre plus incitatifs « les systèmes de prélèvements et de prestations tout en rendant plus stricts les critères d’éligibilité aux prestations ». Partant du principe, « selon la théorie dite des « trappes à inactivité » [7], que les chômeurs non qualifiés sont découragés de prendre un emploi par l’importance des indemnisations et des minima sociaux comparés au salaire minimum, on aboutit à :

  • des politiques de sanctions, fondées sur la dégressivité des allocations, cherchant à la contraindre à prendre n’importe quel emploi au rabais (politiques de workfare dans les pays anglo-saxons, imitées un peu partout) Les thèmes de l’ « employabilité », de la mobilité et de l’adaptabilité des chômeurs sont ressassés.
  • des politiques d’impôt négatif, inspirées de l’Earning income tax credit (EITC) des pays anglo-saxons, inaugurées en France par la prime pour l’emploi du gouvernement Jospin (avec l’objectif de rendre la prise d’un emploi, même à temps partiel, au SMIC incitative par rapport aux indemnités ou minima sociaux) ;
  • un encouragement à l’allongement de la vie active au deux extrémités : promotion de l’apprentissage chez les jeunes, stages, etc., et surtout recul généralisé de l’âge de la retraite, dont on voit bien qu’il constitue un des axes majeurs de ces politiques ;
  • des réformes des systèmes de formation initiale et continue pour les adapter plus étroitement aux exigences des entreprises, et thématique des « stratégies d’éducation et de formation tout au long de la vie ».

Il n’est donc pas question de chercher à relancer les créations d’emploi (RTT, création d’emplois publics), ce qui supposerait un affrontement avec le patronat et une remise en cause du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits instauré depuis trente ans.

L’objectif d’augmentation du taux d’activité des femmes prend place dans la logique de ces politiques de l’emploi.

3. L’activité des femmes : un enjeu central de la stratégie européenne pour l’emploi

Le traitement de la question de l’égalité femmes-hommes est ancien dans les institutions européennes, au travers de nombreuses directives et recommandations depuis 1975. La centralité de cette question dans la stratégie européenne de l’emploi confirme et renforce cette orientation [8]. Cependant, on constate que bien des bonnes intentions affichées sont restées lettre morte, tant les obstacles à l’harmonisation par le haut des politiques sociales sont importants, dans une Union européenne conçue pour généraliser la concurrence. À l’inverse, les institutions européennes ont fréquemment contribué à instrumentaliser l’idée d’égalité au service de l’efficacité économique [9] et à promouvoir une conception libérale de l’égalité, consistant en fait en une égalisation par le bas, par exemple en instaurant en 1991 une jurisprudence faisant en sorte que les législations nationales ne puissent plus s’opposer au travail de nuit des femmes dans l’industrie. Aujourd’hui, la façon dont est traitée la question du genre dans la stratégie européenne pour l’emploi est révélatrice du projet de société auquel renvoient les politiques de l’emploi dans leur globalité.

3.1 – Une convergence des modèles en Europe

Malgré les obstacles, l’activité salariée des femmes connaît une augmentation continue en Europe, poursuivant, et ce en dépit de la crise économique, un mouvement entamé dans les années 1960 [10]. Alors que le taux d’emploi des hommes a reculé (de 71,8 en 2001 à 70,3 % en 2011 pour la zone euro), celui des femmes n’a cessé d’augmenter (de 52,4 % à 58,2 %) [11], même si on observe toujours un écart de plus de 10 %. La tendance est la même pour l’Europe à 27.

Il paraît important de dire un mot sur le choix du taux d’emploi comme indicateur central de la politique de l’emploi, qui est révélateur. Certes, il présente, par rapport au taux de chômage, l’avantage de ne pas être faussé par le biais des « comportements d’activité », qui, notamment dans le cas des femmes, déguisent une situation de chômage véritable en « inactivité ». C’est d’ailleurs en raison de ce défaut du taux de chômage que les statistiques avaient commencé à intégrer dans les comparaisons internationales la notion de « travailleur découragé » pour désigner cette catégorie de chômeurs qui, pour diverses raisons (qualification non reconnue, absence de mode de garde des enfants, absence d’emploi dans la région) se retirent du marché du travail et tombent dans la catégorie des inactifs. Mais en revanche, l’utilisation unique du taux d’emploi comme seul indicateur pertinent pose plusieurs problèmes politiques. Tout d’abord, il conforte les théories des « trappes à inactivité » pour lesquelles, on l’a dit, le chômage est d’abord dû à la réticence des inactifs à travailler et des chômeurs à accepter n’importe quel emploi. Dans ces analyses, chômeurs et inactifs sont rangés dans la même catégorie et renvoyés à leur choix individuel. Enfin, le taux d’emploi ne tient absolument pas compte de la durée du travail, et comptabilise de la même façon les emplois à temps partiel et les emplois à temps plein. Il faudrait donc au moins utiliser un taux d’emploi calculé en équivalent-temps plein.

Les moyennes évoquées ci-dessus recouvrent cependant des disparités considérables entre pays. Mais surtout, cet accès général des femmes à l’emploi salarié s’est effectué, toujours dans le cadre d’une division sexuelle des tâches dans et hors de l’emploi, selon des modèles différents en ce qui concerne à la fois le fonctionnement du marché du travail (précarité, temps partiel, salaires), la conception de la famille et des systèmes de protection sociale.

Plusieurs études établissent ainsi des typologies qui convergent, selon les rôles respectifs de l’État et des régulations collectives, du marché et de la concurrence, de la sphère privée, dans la reproduction de la force de travail (degré de « défamilialisation », de « démarchandisation »).

Ainsi, en croisant les modèles d’activité des femmes et les caractéristiques des modes de garde, on peut trouver différents groupes de pays : ceux où le taux d’activité des femmes est élevé et à temps plein (Finlande) ou à temps partiel long et avec des congés parentaux étendus (Suède, France), et où des modes de gardes publics et collectifs sont importants ; ceux où l’activité des femmes et plus faible avec des temps partiels courts, et les modes de garde très peu développés (Allemagne) ou essentiellement privés (Royaume-Uni) ; ceux où le taux d’activité des femmes est à temps plein mais faible (Italie, Espagne), et les modes de garde peu développés, la garde des jeunes enfants étant renvoyée à la sphère familiale [12]. On arrive ainsi à une typologie identifiant pays « socio-démocrates » « conservateurs », et « libéraux ».

En dépit de ces modèles distincts, qui renvoient à la fois aux histoires différentes des systèmes de protection sociale et des services publics, ainsi qu’à la diversité des normes sociales (dans les pays dits « conservateurs », persistance de la norme du « chef de famille gagne-pain », stigmatisation du travail des femmes ayant des enfants), tout se passe comme si aujourd’hui, à travers les politiques de l’emploi dans l’Union européenne, tous les pays – y compris les PECO - tendaient à converger vers le modèle le plus libéral (développement des modes de garde privés [13], extension de la flexibilité et du temps partiel). Par ailleurs, les pays les plus avancés du point de vue du taux d’activité des femmes, comme les pays nordiques, présentent un degré de ségrégation des emplois (séparation importante entre les métiers fortement féminisés et les autres) particulièrement important et qui ne recule pas [14]. On constate enfin que les indicateurs européens de qualité de l’emploi (indicateurs de Laeken), s’ils accordent une grande place à des indicateurs se rapportant à l’égalité femmes-hommes, occultent largement la question du temps partiel comme des salaires, pourtant largement responsable, dans tous les pays, de l’augmentation de la pauvreté des femmes au travail.

3.2 – Une « égalité » au rabais

Dans la stratégie européenne pour l’emploi, la prise en compte de la question du genre s’est effectuée en trois grandes étapes :

  • L’accord issu du sommet de Luxembourg en 1997, qui inclut la promotion de l’égalité des chances comme quatrième chapitre des politiques d’emploi définies par chaque État. Ce chapitre vient compléter ceux de l’employabilité, de l’encouragement de l’entreprenariat et du renforcement de l’adaptation de la structure de production, qui composent les plans nationaux d’action pour l’emploi.
  • Le sommet de Vienne en 1998, qui recommande aux États d’adopter une « approche intégrée » (mainstreaming) de la question du genre, comme moyen d’atteindre les objectifs d’égalité.
  • Le sommet de Lisbonne en mars 2000, qui définit pour la première fois des objectifs quantitatifs (différenciés selon le genre) de taux d’emploi de la population en âge de travailler.

Les pays sont libres quant à la hiérarchisation de ces objectifs et aux moyens pour les réaliser.

Le complément indissociable de cet objectif est l’augmentation de la flexibilité et du temps partiel. En effet, aucun critère de statut des emplois ni de durée du travail n’est fixé.

On retrouve dans les objectifs intermédiaires l’approche néolibérale des politiques de l’emploi, déclinée selon le genre :

  • l’encouragement de l’apprentissage tout au long de la vie et de l’accès aux mesures actives du travail pour les femmes ;
  • le renforcement de l’employabilité des femmes et de leur accès aux emplois dans les technologies de l’information, en particulier en favorisant leur participation aux dispositifs de formation ;
  • la correction des supposés effets dissuasifs de l’acquisition d’une protection sociale et de la fiscalité sur l’emploi, en particulier sur la participation des femmes au marché du travail.

Enfin l’importance de la thématique de la conciliation (toujours considérée comme l’affaire des femmes) montre bien les limites de l’égalité ainsi conçue. Un effort particulier est demandé aux pays dans lesquels les systèmes de garde d’enfants sont peu développés (comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni). Le Conseil de Barcelone, en mars 2002, fixait comme objectif aux États membres de mettre en place d’ici à 2010 des structures d’accueil pour au moins 90 % des enfants ayant entre trois ans et l’âge de scolarité obligatoire, et pour au moins 33 % des enfants de moins de trois ans. On en est loin ! [15] Et surtout, aucun critère de qualité ni d’harmonisation par le haut n’est mis en avant pour ces modes de garde : on est également loin de l’objectif d’un service public de la petite enfance, les modèles de crèches d’entreprise, crèches privées voire crèches parentales étant considérés sur les même plan que des crèches collectives publiques. De plus, l’accent est mis en permanence sur les congés parentaux, dont toutes les études montrent qu’ils renforcent la répartition traditionnelle des rôles [16].

On observe toutefois un changement dans les recommandations européennes concernant l’emploi des femmes depuis environ deux ans. Après avoir vanté pendant vingt ans le temps partiel comme panacée pour concilier vie familiale et vie professionnelle, elles sont aujourd’hui contraintes de reconnaître sa responsabilité dans la situation de pauvreté et de précarité de nombreuses femmes en Europe, et de reconnaitre à présent qu’un emploi à temps plein constitue le meilleur rempart contre la pauvreté.

3.3 - Les contradictions du modèle

Cette évolution et ces incertitudes des politiques de l’emploi européennes est la traduction contemporaine d’une contradiction vieille comme le capitalisme, concernant la force de travail féminine. Aujourd’hui, les besoins en main-d’œuvre, et notamment en main-d’œuvre qualifiée, sont incompatibles avec des inégalités et des discriminations trop importantes et un modèle trop ouvertement patriarcal [17] : de ce point de vue, la population féminine constitue une réserve de main-d’œuvre qualifiée sous-exploitée, et les discriminations apparaissent comme un obstacle à une allocation optimale des facteurs de production. Mais, d’un autre côté, les exigences de la rentabilité du capital font que la spécificité de la mise au travail des femmes demeure : l’activité des femmes garde un caractère contingent (le salaire d’appoint n’est jamais loin, comme le montre la promotion du temps partiel), et le patronat continue à avoir besoin d’une main-d’œuvre qui ait toujours un pied dans l’armée de réserve et puisse être surexploitée et précarisée, tout en contribuant à abaisser par son rôle social spécifique le coût de la reproduction de force de travail. D’où la défense d’une famille qu’on souhaite néanmoins voir évoluer dans un sens plus égalitaire, plus fonctionnel et « modernisé », mais sans risquer de remettre en cause les rôles sociaux sexués. On est loin d’une égalité véritable.

Conclusion : pour un véritable plein emploi pour toutes et tous

Les politiques néolibérales de l’emploi continuent à avancer et à dessiner une cohérence face à laquelle il faut défendre des politiques alternatives pour le plein emploi de toutes et tous à temps plein.

La thématique de la stratégie européenne pour l’emploi peut sembler converger avec les revendications féministes : augmenter le taux d’activité des femmes, individualiser les prestations sociales et la fiscalité, etc.

L’enjeu est de faire sortir de tels objectifs de la logique libérale et marchande pour les replacer dans une logique d’accès à des droits collectifs, ce qui constitue une véritable rupture, et non une amélioration à la marge. L’articulation entre une véritable réduction du temps de travail (sans perte de salaire, sans flexibilité, et avec interdiction du temps partiel imposé), la défense des systèmes de protection sociale et la défense et extension des services publics, notamment l’instauration d’un véritable service public de d’accueil de la petite enfance, doit rester l’axe central de cette perspective stratégique.

Au niveau européen, cela implique aussi d’approfondir les modalités concrètes d’une logique d’harmonisation par le haut (services publics, protection sociale, temps de travail, etc.). Il faut aussi réaffirmer que le financement de la retraite par répartition à taux plein et à 60 ans pour toutes et tous repose sur une vraie politique de l’emploi et sur une augmentation du taux d’activité des femmes à temps plein [18].

Elle redonne aujourd’hui une actualité à l’objectif de restaurer la norme de l’emploi à temps plein, sans flexibilité. C’est un enjeu central pour l’autonomie des femmes.

Notes

[1Par exemple, l’allocation parentale d’éducation (APE) instaurée en France à partit du 3e enfant en 1985, étendue au 2e enfant en 1994, et remplacée en 2004 par le complément de libre choix d’activité (CLCA) à partir du 1er enfant.

[2Guido Tabellini, Charles Wyplosz, Réformes structurelles et coordination en Europe, Rapport du Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française, 2004.

Collectif OFCE, « Vers une nouvelle politique économique en Europe », Revue de l’OFCE, n° 71, octobre 1999, pp. 139-179.

[3Commission européenne, « Croissance et emploi dans le cadre de stabilité de l’UEM- réflexions de politique économique en vue des grandes orientations de 1998 », http://ec.europa.eu/economy_finance/publications/publication8051_fr.pdf{.

[4Jacques Freyssinet, « L’euro, l’emploi et la politique sociale », Chronique internationale de l’IRES, n° 56, janvier 1999, p. 3-9.

[5Le taux d’emploi est la proportion de personnes disposant d’un emploi parmi celles en âge de travailler, actifs ou non (les statistiques internationales, notamment Eurostat, les comptabilisent de 15 à 64 ans, mais la stratégie 2020 retient la fourchette 20 à 64 ans), le taux de chômage est le pourcentage de chômeurs dans la population active (actifs occupés + chômeurs).

[6Jacky Fayolle, « Politiques économiques et politiques de l’emploi. Reports, reports, reports », Chronique internationale de l’IRES, n° 89, juillet 2004, p. 34-45. Michel Husson « La nouvelle stratégie européenne pour l’emploi », Chronique internationale de l’IRES, n° 82, mai 2003, p. 49-55.

[7Henri Laroque et Bernard Salanié, « Une décomposition du non-emploi en France », Économie et statistiques, n° 331, 2000, p. 299-314. Michel Husson et Henri Sterdyniak, « Faux chômeurs ou vrai dérapage statistique ? », Le Monde, 16 janvier 2001. Henri Sterdyniak, « Économétrie de la misère, misère de l’économétrie », Revue de l’OFCE, n° 75, octobre 2000, p. 299-314.

[8Olivier Thévenon, « Les enjeux pour l’emploi féminin de la stratégie européenne pour l’emploi », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004, p. 379-414.

[9Christiane Marty, « Stratégie européenne de l’emploi versus égalité hommes/femmes », octobre 2004, http://hussonet.free.fr/lisbofem.pdf.

[10Margaret Maruani, « Activité, précarité, chômage : toujours plus ? », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004, p. 95-115.

[11Eurostat.

[12Jeanne Fagnani, « Activité professionnelle des mères et politiques de soutien aux parents qui travaillent : quels liens au sein de l’Union européenne ? », Informations sociales, n° 102, 2002. Françoise Milewski, « Femmes : ’top’ modèles des inégalités », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004, pp 11-68. Hélène Périvier, « Emploi des mères et garde des jeunes enfants en Europe », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004.pp 225-255.

[13Mathilde Guergoat-Larivière, « L’’emploi des femmes en Europe », laviedesidées.fr, 14 janvier 2013.

[14Christel Gilles, « Réduire la segmentation du marché du travail selon le genre et accroître les taux d’emploi féminin : à court terme, est-ce compatible ? » Note de veille du Centre d’analyse stratégique, n° 72, 10 septembre 2007. Lucie Davoine et Christine Erhel, « La qualité de l’emploi en Europe : une approche comparative et dynamique », Économie et statistiques, n° 410, 2007, p. 47-69.

[15Antoine Math, « Structures d’accueil pour les jeunes enfants et stratégie européenne pour l’emploi. Que reste-t-il des engagements de Barcelone ? », Chronique internationale de l’IRES, n° 117, mars 2009, p. 47-53.

[16Hélène Périvier, « Emploi des femmes et charges familiales. Repenser le congé parental en France à la lumière des expériences étrangères », Synthèse des débats, Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004.

[17Stéphanie Treillet, « L’instrumentalisation du genre dans le nouveau consensus de Washington », Actuel Marx, n ° 44, 2/2008, p. 53-37.

[18Christiane Marty, Femmes et retraites : un besoin de rupture, http://www.fondation-copernic.org/IMG/pdf/Femmes_et_retraites3.pdf

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