Le contraste est frappant avec la fièvre médiatique, deux ans plus tôt, lorsque la même Margaret Chan annonçait que la grippe H1N1 devait être considérée comme une pandémie. L’impact de celle-ci fut inférieur aux grippes habituelles, 17 171 décès au niveau mondial. En France, le bilan au bout de six mois était de 91 décès, tandis que sur la même période 75 000 personnes étaient mortes de cancer, première cause de mortalité en France, dans une indifférence quasi générale. Là est pourtant la vraie pandémie, en France comme dans le monde.
Cet épisode est révélateur. Nous restons marqués par la peur ancestrale des épidémies infectieuses meurtrières, du type peste ou choléra, et nous n’avons toujours pas pris conscience de l’ampleur de l’épidémie de maladies chroniques…
Pourquoi cette invisibilité de la catastrophe sanitaire en cours que sont les maladies chroniques ? Premièrement, celles-ci sont encore trop souvent présentées comme « naturelles », au motif qu’elles seraient la conséquence du vieillissement, phénomène naturel s’il en est. Deuxièmement, notre modèle de santé est prisonnier du « tout médical, tout curatif ». La croyance domine, depuis les années d’après-guerre, que les progrès de la médecine sont suffisants pour faire face à la maladie en général. Cela repose sur la transposition du modèle de lutte contre les maladies infectieuses à celui de la lutte contre les maladies non infectieuses.
Il y a cinquante ans encore, la majorité des décès dans le monde était causée par des maladies infectieuses. Mais la situation a changé. En 2005, sur 100 décès survenus dans le monde, 60 résultaient de maladies non infectieuses, contre 40 seulement causés par les maladies infectieuses. Et cette tendance s’accentue très vite : le rapport est passé en 2008 à 63/37 et les projections à l’horizon 2030 sont de 88/12.
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La France n’est pas épargnée
Avec son système centralisé d’assurance maladie, la France dispose d’un bon indicateur pour prendre la mesure de l’épidémie de maladies chroniques, celui fourni par les statistiques des affections de longue durée (ALD) du régime général de l’assurance maladie, qui couvre 88 % de la population française.
Il y avait 3,7 millions de personnes en ALD en 1994. En 2009, elles étaient au nombre de 8,6 millions (15 % des assurés), ce qui correspondait à 62 % des dépenses de l’assurance maladie en 2009 (50 % en 1992), et les prévisions pour 2015 étaient de 70 %. À ces malades chroniques en ALD, il convient d’ajouter ceux non pris en compte au titre des ALD et repérés par leur type de consommation médicamenteuse. Ils étaient au nombre de 15 millions et généraient 21 % des dépenses de santé. En tout, ce sont 83 % des dépenses remboursées par l’assurance maladie qui étaient donc attribuables aux maladies chroniques en 2009… Entre 1994 et 2008, l’incidence des maladies cardiovasculaires et l’incidence du cancer, alors qu’il n’y a pas eu de changement majeur de nomenclature, ont progressé respectivement 6,8 et 4,8 fois plus vite que le changement démographique qui était de +16 %.
L’incidence des ALD, hors maladies infectieuses, a presque doublé en 14 ans (+ 96 %) soit 6 fois plus vite que le changement démographique… Dans le même temps, le nombre total de personnes en ALD, c’est-à-dire la prévalence, est passé de 3,7 à 8,3 millions alors que la population du régime général passait de 48,7 à 56,5 millions. Cette progression (+124 %) a été un peu plus rapide que celle de l’incidence (+ 92 %). La différence traduit donc l’impact consécutif aux progrès des traitements, ce qui se retrouve aussi pour partie dans l’effet vieillissement.
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Des dépenses qui explosent
L’assurance maladie fournit pour 2008 des coûts de « dépense par tête » par grandes ALD et un coût moyen de 9500 euros… Sur la base d’un nombre de personnes en ALD de 3,7 millions en 1984, le seul changement démographique aurait conduit en 2008 à un nombre de 4,3 millions. Le nombre réel étant de 8,3 millions, le différentiel est donc de 4 millions, soit un surcoût de 38 milliards d’euros pour 2008 par rapport à 1994 et un coût cumulé sur la période 1994-2008 de 284 milliards d’euros. Si on ajoute les dépenses des malades chroniques non pris en charge par l’ALD, celui-ci est de 378 milliards d’euros. Si l’on ajoute, les dépenses accumulées au cours des trois années suivantes, hors changement démographique, on peut considérer que ce surcoût dû aux maladies chroniques sur à peine 20 ans correspond à environ 4 fois la dette de l’assurance maladie (108,6 milliards) et à 2 fois la dette sociale totale (209 milliards d’euros).
On comprend aisément au vu des ordres de grandeur que le déficit de l’assurance maladie n’a rien d’une fatalité, mais aussi qu’il n’aurait pas été utile d’aller emprunter sur les marchés pour couvrir les déficits de la Sécurité sociale.
Ces chiffres montrent que la crise du système d’assurance maladie n’est pas une crise économique comme on le dit trop souvent, mais qu’elle est avant tout une crise sanitaire. C’est parce que les maladies chroniques explosent que les comptes de l’assurance maladie et plus largement ceux de l’ensemble de la Sécurité sociale sont en permanence déséquilibrés.
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Le cancer, maladie du PIB
Le cancer est la seconde cause de mortalité dans le monde avec 7,6 millions de décès en 2008. L’OMS prévoit un presque doublement de l’incidence annuelle sur deux décennies (12,7 millions de nouveaux cas en 2008 et 21,4 millions en 2030), les deux tiers survenant dans les pays de revenu faible ou intermédiaire.
Dans les pays riches et les pays intermédiaires supérieurs, les cancers les plus fréquents sont les cancers de la prostate et du sein, qui sont principalement des cancers hormono-dépendants. Dans les pays à revenu intermédiaire inférieur, c’est aussi le cas pour le cancer du sein, soit en tout près de 90 % de la population mondiale. Le cancer du poumon est en seconde position chez les hommes dans les pays riches et les pays intermédiaires supérieurs, mais passe en première position dans les autres pays. Dans les pays les plus pauvres, par contre, le cancer de la prostate est quasiment inexistant.
Chez les femmes, le cancer du col de l’utérus est dominant dans les pays les plus pauvres mais quasiment inexistant dans les pays les plus riches.
Dans le cas des cancers hormono-dépendants, la contamination chimique de type perturbateurs endocriniens est en cause alors que pour le cancer du col de l’utérus, l’origine est infectieuse. C’est actuellement la grande différence entre pays riches et pauvres, mais la situation est en train d’évoluer.
Dans les années 2000, les États-Unis avaient le taux le plus élevé de cancer du sein (taux pour 100 000 personnes standardisé sur la population mondiale), mais l’Europe de l’Ouest est passée devant avec 90 contre 77 en Amérique du Nord, 39 en moyenne mondiale et 25 en Asie orientale. La première place revient aujourd’hui à la Belgique (109), devant le Danemark (101) et la France métropolitaine (100). À titre de comparaison, l’incidence en Chine (22) et en Inde (23) était cinq fois moindre. La différence en termes de mortalité était moins marquée, mais néanmoins clairement différente (18 en France contre 6 en Chine et 11 en Inde).
Le Haut Conseil de santé publique faisait le constat, dans son rapport de mars 2012, de la mauvaise situation de la France en Europe, en ajoutant : « Si un tel résultat peut laisser supposer des faiblesses en matière de prévention, il peut toutefois traduire en réalité une excellente qualité de dépistage. » Les chiffres montrent pourtant que ce n’est pas le cas. En 2009, le taux de dépistage était de 52,3 %. À titre de comparaison, ce taux était de 55 % en Belgique en 2006 et supérieur à 80 % en Suède. Or, la Suède a un taux d’incidence de 80, soit un taux inférieur au taux de 100 en métropole. Un taux plus élevé de dépistage n’est donc pas obligatoirement synonyme de taux plus élevé d’incidence. Il faut ajouter que le dépistage ne concerne que les cancers du sein et de la prostate. Les cancers du pancréas, du cerveau, du rein, du foie, les lymphomes… progressent en France régulièrement, sans qu’il y ait eu de changement majeur concernant leur dépistage.
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L’industrie du doute
« Il existe une histoire honteuse et bien connue concernant certains acteurs de l’industrie qui ignorent la science, parfois même leur propre recherche… Ce faisant, ils placent la santé publique en situation de risque afin de protéger leurs propres profits. »
Ainsi parlait Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, à l’occasion de la conférence de New York. Était visée en priorité l’industrie du tabac, qui a conçu un modèle de contestation des faits scientifiques pour retarder au maximum la prise de décision. « Le doute est notre produit… C’est le moyen d’établir une controverse », écrivait un dirigeant de l’industrie du tabac dans un mémo adressé à ses subordonnés. C’est ce modèle qui a été repris par d’autres secteurs industriels, notamment dans le cas des OGM ou du réchauffement climatique.
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Une visite sur le site de l’industrie des matières plastiques est toujours très étonnante. Le BPA y est classé à la rubrique des légendes urbaines. Il y est affirmé en réponse à la question : « Que disent les Autorités sanitaires à propos du BPA ? » :
« Les Autorités sanitaires du monde entier ont étudié et testé le bisphénol A (BPA) et ont conclu qu’il est sans risque dans ses usages à la fois pour les consommateurs et les applications industrielles. Le BPA est soigneusement étudié et utilisé sans danger depuis cinquante ans et il a reçu l’autorisation pour le contact alimentaire des diverses autorités sanitaires, y compris la Commission européenne et ses comités d’experts, l’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA), l’Autorité américaine de sécurité des aliments (FDA), et le ministère japonais de la Santé, du Travail et du Bien- être social. »
Par quel tour de passe-passe l’industrie des plastiques peut-elle continuer à défendre l’indéfendable ? La réalité scientifique est en effet écrasante. On dispose aujourd’hui de près de 800 études dont plusieurs dizaines chez l’humain, qui à 95 % montrent une variété d’effets (cancer, diabète-obésité, troubles de la reproduction et du comportement), principalement consécutifs à l’exposition pendant la gestation. L’industrie s’appuie en fait sur les 5 % d’études négatives qui sont majoritairement le fait de laboratoires travaillant pour elle et réalisant des études selon le référentiel dit des « Bonnes pratiques de laboratoire (BPL) ».
Dans son roman 1984, George Orwell décrit une société totalitaire où la langue a été transformée en « novlangue », une langue où les mots disent le contraire de ce qu’ils disaient auparavant comme « la liberté, c’est l’esclavage » ou « l’ignorance, c’est la force ». Avec les BPL, on est dans un processus orwellien. Ce référentiel, mis au point à la fin des années 1970, est aujourd’hui devenu largement obsolète, puisqu’il ne permet pas de saisir les effets des faibles doses. Il est donc le contraire de ce qu’il prétend être !
Il n’empêche : toutes les agences de sécurité sanitaire ont défendu ce référentiel et, à l’exception de l’agence française ANSES depuis septembre 2011, continuent de le défendre pour fixer la dose journalière admissible du BPA et donc de laisser de côté les 95 % d’études qui démontrent pourtant strictement le contraire, mais ont le tort de ne pas avoir été faites sous BPL.
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Pour une révolution de la santé
Nous avons vu l’ampleur de la crise sanitaire et son évolution rapide sur l’ensemble de la planète. Nous avons vu aussi les raisons qui font que cette crise est restée trop longtemps invisible, mais aussi qu’il est urgent d’agir.
Le phénomène qui fait le lien entre tous ces éléments, c’est l’extension du mode de développement occidental à l’ensemble de la planète. On sait que c’est à partir de la révolution industrielle que le taux de CO2 a augmenté et contribué ainsi à la crise climatique actuelle. On a un peu oublié que cette révolution industrielle a aussi engendré des épidémies infectieuses en entassant le prolétariat industriel du début XIXe siècle dans des lieux insalubres et en lui imposant des conditions de travail inhumaines. Louis René Villermé est connu pour avoir publié son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie en 1840, ce qui se traduira par la loi interdisant le travail des enfants dans les manufactures, en 1841 en dessous de 8 ans (!) mais aussi la première loi d’urbanisme en France interdisant la location de logements insalubres, en 1850.
C’est le même qui, à la suite de l’épidémie de choléra de 1832, publiait une étude intitulée « Le Choléra dans les maisons garnies de Paris ». Le choléra, qui a frappé des grandes villes comme Londres ou Paris en faisant des dizaines de milliers de morts, était fils de cette révolution industrielle. Les populations entassées dans des habitats précaires en ont été les premières victimes, mais c’est plus largement l’ensemble de la population qui a été touchée. Casimir Périer, le Premier ministre de Louis-Philippe, en mourut en 1832. C’est en agissant sur l’environnement, principalement l’eau, les déchets, l’habitat… mais aussi l’éducation, l’élévation du niveau de vie et la reconnaissance des droits sociaux que ces grandes épidémies ont disparu des pays développés (en France, la loi Ferry instituant l’école obligatoire et gratuite date de 1881 et celle sur la légalisation des syndicats de 1884).
L’enjeu est aujourd’hui le même. C’est en agissant sur notre environnement qu’il sera possible de stopper les épidémies modernes. L’enjeu est de substituer à ce vieux modèle de développement qui s’est construit au détriment de la santé de la planète et de la santé de l’homme, au point de mettre en péril leur survie même, un nouveau modèle qui préserve l’avenir tout en améliorant dès maintenant le présent.