1. La surmédicalisation, ou le triomphe de Knock
En abordant ces questions sous l’angle de la surmédicalisation, nous tenons d’emblée à souligner que nous n’oublions ni n’occultons les problèmes de sous-médicalisation ou d’inégalités sociales de santé dans notre société et dans de nombreux pays privés du minimum y compris vital. La surmédicalisation est aussi une tendance qui façonne les réponses apportées aux plus en difficulté. On propose de plus en plus de soins en lieu et place du développement socio-économique et culturel, déterminant essentiel de la santé, pour le plus grand profit des dominants économiques. Nous ne développerons cependant que les problèmes liés à la surmédicalisation.
La surmédicalisation, pourquoi ?
Cette dérive de la surmédicalisation est liée à plusieurs causes. Parmi celles-ci :
La médicalisation de problèmes sociaux et sociétaux que le système économico-politique est incapable de résoudre après les avoir créés, et qui sont « reportés » sur la médecine. Ce sont les conditions de vie, génératrices par exemple de stress multiples, en particulier au travail, qui, n’étant pas résolues par les institutions, sont « médicalisées » et rendent compte entre autres des consommations effrayantes de benzodiazépines (notre pays est le plus gros consommateur européen de ces médicaments anxiolytiques et antidépresseurs)… Autre exemple, le rejet de la vieillesse du cadre familial et sociétal vers celui de la maladie et du soin dans un cadre de plus en plus marchand.
Le poids des acteurs économiques dans notre système libéral et financier. Leur intérêt à générer des taux de profit (si possible à deux chiffres) les pousse naturellement à chercher à étendre leur marché. Cela concerne d’abord les grands laboratoires pharmaceutiques, mais aussi les entreprises d’imagerie, de robots biologiques…
Le poids des lobbies, en dehors même de ceux des industries. On ne peut passer sous silence le rôle des diverses professions de santé, des spécialistes et hyper-spécialistes qui, à coup de « journées » du cœur, de l’Alzheimer, etc., visent au même but : étendre leur domaine d’activité et leur assise corporatiste. Les populations elles-mêmes sont parfois demandeuses, ayant subi la pression des propagandes visées plus haut, largement propagées par les médias dominants et par les associations de malades.
Les modes de rémunération : paiement à l’acte en médecine libérale, T2A (tarification à l’activité) en milieu hospitalier jouent leur rôle.
Tout cela entretenu par les multiplesconflits d’intérêtqui ne se limitent pas aux professionnels de santé et aux « leaders d’opinion », mais touchent aussi certaines associations de malades.
La surmédicalisation, comment ?
Notre pays voit uneconfusion entre prévention et dépistage. La France est le pays d’une trop faible prévention et d’un dépistage excessif.
Une prévention efficace doit se donner pour objectif de placer les populations dans des conditions où le risque de survenue de pathologies est le plus faible. Cela touche d’abord le mode de vie, la nutrition, et les conditions de travail. À défaut d’être efficace sur ces points, on dépense plus d’efforts (et d’argent) pour « médicamenter » les situations déclarées comme à risque.
Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. C’est la base du raisonnement qui a conduit àl’abaissement des normescomme en particulier pour le cholestérol dont il faudra distinguer le « bon » et le « mauvais ». On assiste à l’effacement progressif des limites entre le « normal » et le « pathologique », qui englobe une part croissante des personnes « bien portantes » au sein d’une population dont on démontre aisément que 100 % des individus qui la composent sont potentiellement porteurs de signes irrécusables de maladies. Qu’il convient donc de les traiter sans retard, en dépit de l’absence de symptômes, et ce dès le plus jeune âge.
Et c’est parfois purement et simplementl’invention de maladies. Le domaine de la psychiatrie, sous l’influence des États-Unis d’Amérique au travers les DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Psychiatric Disorders) en est une illustration. Ces manuels, largement diffusés et reconnus par les milieux psychiatriques occidentaux définissent les principales maladies psychiatriques et leurs critères d’inclusion. Ainsi dans le DSM V, publié en mai 2013 est qualifié de « dépression majeure » le fait d’avoir du chagrin deux semaines après un deuil (!), alors que le délai était de deux mois dans la DSM IV (!) et de… deux ans auparavant.
2. On aboutit ainsi à de nombreux surdiagnostics
Ceci touche beaucoup demaladies chroniques : discutables hypercholestérolémies, prétendues hypertensions artérielles… Plus encore dediagnostics de cancersdont on ne sait pas toujours s’il s’agit de pathologies véritablement malignes ou de « remaniements », cadres dont la rapidité d’évolution naturelle ne mérite pas forcément d’attitude active. Il en est ainsi de deux des « cancers » les plus fréquents (prostate et sein) et d’un cancer très médiatisé (thyroïde).
Sans parler des surdiagnostics psychiatriques déjà évoqués et auxquels n’échappent ni l’enfance, ni la vieillesse…
3. Les surtraitements en sont la conséquence
Nous ne développerons pas leurcoût économique… Mais on est dans bien des cas dans des situations où lerapport bénéfice/risque est défavorable ! On doit à cet égard avoir un regard plus critique sur les grands essais thérapeutique modernes. En dehors du fait qu’ils sont trop souvent le fait des grandes firmes pharmaceutiques, ils sont conduits sur des populations hyper-sélectionnées, loin des malades particuliers. De plus, notamment dans le domaine cardiovasculaire, ils ont été et sont menés dans des populations totalement différentes de la nôtre en matière de prévalence des diverses pathologies déclarées. Sans parler des révélations de résultats truqués par certaines multinationales « propriétaires de données »
On est là à l’origine d’une iatrogénie importante, médicale et chirurgicale. Accidents thérapeutiques d’autant plus injustifiés que la prescription ne s’imposait pas : nombreuses hypoglycémies et surmortalité liées au traitement trop intensif du diabète, amputation, irradiation, chimiothérapie ou hormonothérapie sans vraie justification de prostates, de seins, de thyroïde.
L’anxiogénèsequi est la conséquence obligée de l’affirmation à un individu en bonne santé qu’il est porteur d’une maladie, en particulier si le diagnostic de celle-ci est lourdement connoté dans la population (cancer, Alzheimer…)
4. Que faire ?
Sans doute ne pas se leurrer : une médicalisation idéale où les médecins et les paramédicaux interviendraient pour répondre aux besoins réels, en modérant les désirs des soignés et des soignants, est sans doute un vœu pieux. Mais essayons de nous en approcher.
Il est essentiel de poser ces problèmes lors de l’enseignement initial et continu des professions de santé.L’éducation sanitaire du publicest aussi un élément important. Un travail d’information indépendante, d’éducation critique et d’implication des personnes dans les débats, les arbitrages et les politiques de santé comme d’amélioration des conditions de vie et de travail (n’est-ce pas un peu la même chose ?) devrait avoir une place bien plus grande, et être d’initiative et de réalisation totalement publiques (comme la campagne « les antibiotiques, c’est pas systématique »).
Développer l’esprit critiquedes professionnels comme de la population doit en être, entre autres, une conséquence : apprendre à distinguer entre ce qui est essentiel et ce qui est futile, risqué, trompeur. Cette distinction, fondée sur des preuves, devient pour la santé une orientation rendue possible par une démarche visant lespersonneset la population, chaque cas exigeant une méthode rigoureuse pour poser le problème et y apporter la solution optimale. Cela vaut pour les dépistages, pour les prescriptions médicamenteuses, pour les examens de laboratoire, pour les examens d’imagerie, pour les traitements chirurgicaux.
Insister au cours de la formation et après sur l’impératif qu’il y a àtraiter des malades et non des maladies, et de plus à toujours traiter un(e) patient(e) en prenant totalement en compte son contexte personnel, familial, social, économique…
Faire converger les travaux des chercheursen santé publique, des cliniciens prescripteurs et des responsables de l’information du public.
Et dans le but d’éviter autant que possible les dérives thérapeutiques, mettre au point et diffuser largement, comme cela est fait en Suède, uneliste de médicaments essentiels, régulièrement mise à jour. Ce travail est en cours au sein des sociétés nationales de médecine interne et de généralistes-enseignants.
La surmédicalisation est aussi, à notre sens, une manifestation de la tendance globale du consumérisme auquel nous amènent les modes de productions et de consommations inhérents au système capitaliste. Surproductions et surconsommations de masse cohabitent avec inégalités et exclusions, y compris du minimum décent pour de larges catégories sociales dans nos pays et dans le monde. La sous-médicalisation contemporaine n’est pas une étape dans le développement de la société, mais, dans nos pays, un recul récent qui est associé à la paupérisation de certaines catégories sociales. Les mêmes éveils et initiatives contre la malbouffe, les gâchis et les excès en tous genres, sont en mouvement dans le domaine médical. En lien avec ces émergences, nous avons initié depuis quelques années en France un espace de débats critiques et de jonctions entre professionnels et représentants de diverses associations et institutions qui s‘intéressent à ce champ [1]. D’autres espaces, plus anciens ou en voie de formalisation, se développent et tentent des jonctions. Au-delà de nos frontières, en Angleterre, dans certains pays du nord de l’Europe, aux États-Unis, des groupes de scientifiques, d’anciens cadres de firmes ou d’institutions nationales et internationales, sont organisés ou s’organisent [2]. Même des revues professionnelles à la notoriété établie rapportentpar convictions ou par adaptations tactiques, des études, des données, témoignant d’un mouvement critique dans les milieux professionnels médicaux [3].
La surmédicalisation, quels qu’en soient les déterminants, prive la société de moyens nécessaires pour agir de façon volontariste contre la sous-médicalisation. Chaque réduction de la surmédicalisation devrait être accompagnée par une réduction de la sous-médicalisation. Ainsi, la réduction du dépistage systématique du cancer du sein devrait être associée à une focalisation sur le dépistage des femmes à risque, au financement de travaux de recherche sur les caractères clinico-biologiques, familiaux et socio-économiques prédictifs de l’évolution des petites tumeurs, au suivi épidémiologique des cancers de la femme et à une campagne de communication sur ce rééquilibrage…
Une approche théorique, pluridisciplinaire et systémique nous semble indispensable pour comprendre mieux les facteurs, les enjeux, les lignes à faire bouger, mais aussi la structure profonde des phénomènes.
Les lecteurs qui souhaitent avoir plus de données et d’analyses sur les sujets évoqués ici pourront se reporter sur le site http://surmédicalisation.fr en cliquant sur l’index « colloques de Bobigny » où les actes des différents ateliers sont disponibles. Le 3ecolloque aura lieu les 25 et 26 avril 2014 à la faculté de médecine de Bobigny. Inscriptions (30 euros) auprès de la SFTG, 233 bis rue de Tolbiac, 75013 Paris.