L’adaptation du néolibéralisme à la crise

vendredi 21 février 2014, par Michel Cabannes

Le projet néolibéral qui inspire les politiques économiques depuis trois décennies se caractérise par le primat de la logique du marché et de la compétition comme fondement de la société. Il englobe l’ultralibéralisme, adepte de l’autorégulation du marché et partisan de l’État minimum. Mais il inclut aussi un néolibéralisme institutionnel, réservé à l’égard du « laisser-faire » et partisan de l’État tuteur du marché.

Introduction

Le projet néolibéral qui inspire les politiques économiques depuis trois décennies se caractérise par le primat de la logique du marché et de la compétition comme fondement de la société. Il englobe l’ultralibéralisme, adepte de l’autorégulation du marché et partisan de l’État minimum. Mais il inclut aussi un néolibéralisme institutionnel, réservé à l’égard du « laisser-faire » et partisan de l’État tuteur du marché.

Le néolibéralisme, qui n’a pas été emporté par la crise dont il est largement responsable, fait l’objet d’une reconfiguration qui s’opère dans deux directions.

D’une part, la crise implique un progrès de l’interventionnisme nécessaire pour sauver le système économique. C’est d’abord un retour de l’État secouriste : le sauvetage des banques, une politique d’aisance monétaire massive et durable, le soutien budgétaire temporaire pour éviter la dépression. C’est aussi un retour de l’État garde-fou de la finance pour tenter de réduire ses risques sans affecter son hégémonie sur l’économie (I).

D’autre part, la crise entraîne un renforcement du néolibéralisme pour soutenir la dynamique du système économique par de nouvelles réformes structurelles. Elle est d’abord instrumentalisée pour obtenir un recul des budgets publics et sociaux, et plus généralement de l’État social. Ensuite, de nouvelles avancées de la libéralisation des marchés sont recherchées au plan interne et au plan international. (II)

Le reflux du laisser-faire et le renforcement de la logique néolibérale peuvent paraître contradictoires par rapport au critère du degré d’interventionnisme, mais ils sont en fait complémentaires au regard du devenir du système capitaliste, qui a besoin à la fois de sécurisation et de dynamisation face à ses déboires. En outre, la coexistence de ces deux tendances confirme qu’une avancée du néolibéralisme peut coexister avec un reflux de l’ultralibéralisme qui en est une composante. Le « retour de l’État », voire le « retour de Keynes », dont il a beaucoup été question depuis 2008, relève de la reconfiguration des politiques néolibérales sans signifier un recul de leur logique.

I. Moins de laisser faire pour sauver le système économique

La crise a impliqué des entorses importantes à l’idéologie de l’autorégulation des marchés pour sauver le système économique et notamment son cœur, le système financier (M. Cabannes, 2013). Ce reflux du laisser-faire concerne trois domaines principaux :

  • un soutien monétaire et financier prolongé,
  • un activisme budgétaire limité dans le temps,
  • une nouvelle régulation financière partielle.

I.1. L’État secouriste permanent en matière monétaire et financière

Un soutien monétaire massif et durable

La panique créée par la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008 a marqué un tournant majeur pour les politiques monétaires. Alors que des divergences subsistaient auparavant de part et d’autre de l’Atlantique (la Banque centrale européenne étant plus proche de l’orthodoxie que la Réserve fédérale américaine), les autorités monétaires ont appliqué partout une politique de soutien depuis l’automne 2008 (Ch. Bordes 2013). Bien que les banques centrales soient généralement indépendantes des États, leurs interventions depuis le début de la crise nous paraissent relever de la logique de sauvetage du système qui est celle de l’État secouriste.

D’une part, les banques centrales ont décidé une baisse massive de leurs taux directeurs le 8 octobre et ceux-ci sont restés à des niveaux très bas depuis plus de cinq ans. Les banques centrales des États-Unis, d’Angleterre, du Japon, de Canada, de Suède et de Suisse ont ramené leurs taux quasiment à zéro. La Banque centrale européenne a fait baisser son taux fortement mais un peu plus lentement. La valeur moyenne des taux directeurs est inférieure à 0,5 % depuis le début de 2009. Par ailleurs, aux États-Unis, la Fed s’est engagée à maintenir durablement des taux directeurs très bas pour inciter les opérateurs à revoir leurs anticipations de taux courts et faire diminuer les taux longs.

D’autre part, les banques centrales ont créé massivement des liquidités au profit des banques en ayant recours à des mesures non conventionnelles. D’abord, elles ont joué un rôle de prêteur en dernier ressort pour aider le refinancement des banques en injectant des liquidités massivement, ce qui a été permis par l’assouplissement du niveau de la qualité des actifs donnés par les banques en garantie. Ensuite, elles ont procédé à des achats massifs de titres sur certains segments du marché afin de faire baisser les taux d’intérêt à long terme et les primes de risques. Aux États-Unis, la Fed a effectué des achats de titres du Trésor et de titres adossés à des garanties hypothécaires (pour environ 3000 Mds de dollars) dans le cadre des programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing QE1, QE2 et QE3). Dans la zone euro, la BCE a approvisionné le système en liquidités à des taux très bas pour des durées allant jusqu’à 3 ans (VLTRO, very long term refinancing operation, lors de l’hiver 2011-2012). Ces politiques ont entraîné un gonflement considérable des bilans des banques centrales, de moins de 1 milliard à 9 milliards de dollars de 2008 à 2013 pour les banques du G4 (États-Unis, Zone euro, Angleterre, Japon).

Le choix des politiques d’abondance monétaire persistantes, au nom de la croissance, montre que les autorités, se sont beaucoup éloignées des prescriptions des monétaristes et des nouveaux classiques sous la pression des circonstances. L’orthodoxie monétaire est la première à avoir fait les frais de la crise.

Ces politiques ont permis d’éviter des crises de liquidité bancaire et de faire baisser les taux d’intérêt. Elles ont contribué aussi à soutenir les prix des actifs patrimoniaux, notamment ceux des actions et des obligations. Depuis l’annonce des QE de la Fed et des VLTRO de la BCE, les cours boursiers mondiaux ont été multipliés par deux. À l’inverse, les annonces d’un futur resserrement monétaire suscitent des baisses de cours. Mais ces politiques n’ont pas réussi à relancer sensiblement les crédits bancaires, tandis que la croissance économique est limitée par les incertitudes des investisseurs et par la stagnation du pouvoir d’achat de nombreux ménages.

Le sauvetage des banques

Les États ont sauvé le système bancaire pour éviter le blocage du financement de l’économie. Trois pistes étaient utilisables : la garantie publique, la bad bank  et la prise de participation. Le modèle de la garantie publique des actifs des banques avantage les prêteurs et les actionnaires, évite une dépense immédiate, mais avec un risque ultérieur pour l’État. Dans le modèle de la bad bank, le rachat d’actifs douteux implique de débourser des fonds et cela ne garantit pas l’accroissement du crédit. Le modèle de la prise de participation dans le capital des banques permet d’influencer la gestion, de relancer le crédit avec des pertes pour les actionnaires. Les plans nationaux ont utilisé ces pistes dans des proportions variables. Aux États-Unis, le Plan Geithner (2009) incluait la reprise des actifs toxiques, un partenariat public-privé et des prêts garantis. La France a choisi un modèle mixte de garantie publique et de participations.

Le sauvetage des banques s’est exercé sous leur pression afin d’éviter un effondrement du système bancaire. Le seul refus d’aider la banque Lehman Brothers a mené le système au bord du gouffre. Le renflouement des banques reste un impératif pour éviter une catastrophe. Mais le soutien des banques pose deux questions. D’une part, la certitude d’un sauvetage pose un problème d’aléa moral : les grandes banques « too big to fail » peuvent abuser du rapport de force et prendre de gros risques. Elles ont continué à grossir sans que rien ne soit fait pour limiter leur taille, y compris en Europe où les autorités vénèrent pourtant par ailleurs la « concurrence libre et non faussée ». D’autre part, le sauvetage des banques pose la question de l’absence grave de contreparties exigées en termes de financement de l’économie.

I.2. L’État secouriste temporaire en matière budgétaire

Le soutien budgétaire initial : l’appel à Keynes

La plupart des pays ont adopté des plans de relance à la fin 2008 et en 2009 pour limiter l’ampleur de la crise et éviter la transformation d’une récession en une dépression. Ils ont non seulement laissé jouer les stabilisateurs automatiques mais ils ont ajouté un soutien par des mesures discrétionnaires. L’impulsion budgétaire prévue de 2008 à 2010 a été bien plus forte aux États-Unis et au Japon que dans les pays européens comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et surtout la France et l’Italie. Par ailleurs, la Chine a adopté un plan de relance budgétaire massif pour compenser l’effet dépressif d’une baisse de ses exportations du fait de la crise dans les pays développés.

Ces plans de soutien furent très largement acceptés par les milieux économiques et financiers, y compris par ceux qui étaient habituellement les plus fervents adeptes de la rigueur. On n’a plus entendu parler d’« État en faillite » durant la grande peur de 2008-2009. Devant les risques de propagation de l’incendie, il était impératif de prendre des mesures budgétaires d’urgence pour sauver le système. Ces dispositifs budgétaires ont effectivement permis de retrouver temporairement la croissance économique dans la majorité des pays développés (zone OCDE 3,1 %, États-Unis 3,0 %, zone euro 1,8 % en 2010).

Les États ont tiré les enseignements de la crise de 1929 et tenu compte des idées de Keynes pour éviter la dépression. Sous la pression de l’imminence d’une catastrophe, ils ont rompu avec toute référence à l’orthodoxie budgétaire. À l’automne 2008, devant la simultanéité des plans de relance, y compris en Europe, on a pu proclamer : « Nous sommes tous keynésiens ! ». La suite a prouvé le contraire.

L’austérité budgétaire ultérieure : l’adieu à Keynes

Les déficits publics et la dette publique se sont envolés entre 2007 et 2010 sous l’effet de trois facteurs : l’effet mécanique de la crise sur la baisse des recettes et la hausse des dépenses, les mesures de relance budgétaire délibérée et les mesures de sauvetage des banques. Dès que la crainte d’une rupture dans le système économique et financier s’est éloignée, les marchés financiers ont déclenché en 2010 une crise des dettes souveraines en attaquant les titres publics des pays les plus fragiles au regard de la compétitivité et des finances publiques (d’abord la Grèce, puis l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie).

Les États européens ont alors choisi l’austérité budgétaire dès 2010, alors que le sous-emploi était encore très important, pour garder ou pour tenter de retrouver la confiance des marchés. Ils ont choisi une stratégie de réduction des déficits, soit de façon draconienne sous la contrainte des marchés (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne), soit de façon délibérée (Royaume-Uni notamment).

Tout cela montre que le rejet dans l’urgence de l’orthodoxie budgétaire en 2008 n’a pas signifié un véritable retour de Keynes. D’abord, les pays européens ont eu recours à des politiques d’austérité budgétaire alors que le sous-emploi était encore important, ce qui est contraire aux idées de Keynes. Ensuite, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de 2012 prévoit la « règle d’or » de l’équilibre budgétaire, considérée comme satisfaite si le déficit structurel est inférieur à 0,5 % du PIB. L’attrait de l’orthodoxie budgétaire reste plus fort en Europe qu’aux États-Unis. L’idée d’un retour de Keynes était une illusion. Les dirigeants européens n’ont utilisé qu’un keynésianisme tronqué pour sauver le système.

I.3. L’État régulateur a minima en matière financière

La réglementation vise à accroître la robustesse des banques face à une nouvelle crise, mais on ne trouve nulle part des mesures pour mettre en cause la domination financière sur l’économie (F. Morin, 2013).

La recherche de sécurité financière

Les premières mesures de régulation financière tentent d’éviter une nouvelle crise systémique. La régulation depuis 2009 a porté surtout sur les règles prudentielles et sur la transparence.

Le régime Bâle 3 (2010) vise à améliorer la capacité des banques à absorber les chocs par des exigences prudentielles progressives d’ici 2019. Il prévoit le renforcement du ratio minimal de fonds propres et l’introduction de deux ratios de liquidité, à court terme et à long terme. Les recommandations devaient être transposées en droit national avant 2013, mais les banques ont jusqu’en 2019 pour les appliquer. Elles se sont mobilisées pour repousser ces nouvelles contraintes en invoquant des risques de contraction des crédits, préjudiciables à la croissance et à l’emploi.

De nouvelles règles visent à augmenter la transparence et la sécurisation des transactions : obligation d’enregistrer des transactions, de standardiser des contrats et de passer par des intermédiaires, obligation d’enregistrement et de chambres de compensation pour les produits dérivés, obligation pour les fonds spéculatifs de s’enregistrer et de fournir des informations. Mais les contraintes sont limitées et les exonérations sont fréquentes.

Une finance toujours pas maîtrisée

La régulation actuelle ne réduit pas l’hégémonie de la finance pour plusieurs raisons.

D’abord, les accords prudentiels ignorent le hors bilan des banques. La finance de l’ombre constituée par les fonds spéculatifs à haut risque et par les véhicules de titrisation des banques, souvent domiciliés dans les paradis fiscaux, restent en dehors de la nouvelle régulation prudentielle.

Ensuite, l’idée de séparer les activités de banque de dépôt et de banque d’investissement rencontre des obstacles. Les États-Unis ont adopté une législation (2010) inspirée de la proposition Volcker, qui est loin de rétablir une stricte séparation des métiers bancaires. Le Royaume-Uni a opté pour une séparation plus franche des activités à la suite de la proposition Vickers. La France a choisi un dispositif très timide au regard des objectifs initiaux. Ces législations restent en deçà d’une séparation complète des deux activités, qui fut instaurée aux États-Unis en 1933 par le Glass-Steagall Act, lequel fut supprimé en 1999.

Enfin, on ne cherche pas à réduire la mobilité des capitaux, ni la spéculation, notamment sur certains marchés (énergie, matières premières, titres publics) et on ne réglemente pas les rémunérations. Les mesures prises contre les paradis fiscaux et réglementaires restent très timides pour pouvoir mettre en cause leur rôle essentiel dans la finance mondiale.

Les freins à une maîtrise de la finance résultent de facteurs politiques et idéologiques.

Au plan politique, le lobbying des banques est très efficace. Aux États-Unis, les liens entre finance et politique sont nombreux : les banques financent les campagnes électorales et leurs anciens dirigeants ont des postes politiques clés. Les États ayant une grande place financière, comme le Royaume-Uni, sont hostiles aux réglementations coercitives. Au plan idéologique, les gestionnaires publics croient souvent que la concurrence financière permet une allocation efficace du capital, que l’innovation financière réduit les risques, que l’intérêt des banques converge avec celui du pays. Le niveau d’aveuglement de la haute fonction publique en matière financière atteint des sommets (G. Giraud, 2012).

Au total, les divers reculs du laisser-faire ont été consentis pour sauver le système économique, mais ils n’ont pas mis en cause ses orientations fondamentales. Ils ont été accompagnés de tentatives de renforcement de la logique néolibérale à travers de nouvelles réformes structurelles.

II. Plus de libéralisme pour désembourber le système économique

La crise est mise à profit pour faire passer des réformes structurelles afin de désembourber l’économie dans la logique néolibérale. Elles opèrent principalement dans deux directions :

  • une réduction des budgets publics et sociaux,
  • une intensification de la libéralisation des marchés au plan interne et externe.
    L’application de ces politiques d’ajustement s’opère de plus en plus souvent contre l’avis des peuples. Depuis le début de la crise, on assiste à une accélération de la régression démocratique de la politique économique (M. Cabannes, 2013). Cela vaut en particulier pour l’Europe où les élites néolibérales cherchent à mettre en œuvre des politiques à l’abri des réactions populaires par des contraintes institutionnelles ou par la désignation directe de dirigeants qui ont la confiance des banques du fait de leurs parcours antérieurs (M. Zerbato, 2013).

II.1. L’objectif de compression des budgets publics et sociaux

Avant la crise, le projet néolibéral n’était pas parvenu à atteindre ses objectifs de réduction des budgets publics et sociaux (surtout en France et en Europe) alors qu’il avait réussi à étendre largement la libéralisation des marchés. L’État social a manifesté une forte capacité de résistance du fait d’un large soutien de la population (C. Ramaux, 2012). La crise des dettes souveraines a permis de justifier une relance des coupes dans les dépenses publiques et de tenter de remédier à cette asymétrie.

La priorité à la réduction des dépenses publiques et sociales

La crise est instrumentalisée à double titre pour réduire les dépenses publiques et sociales.

D’une part, elle a provoqué une montée de la dette publique qui est évoquée pour justifier des plans de rigueur afin de réduire les déficits. Ils correspondent à l’attente des marchés financiers et à l’objectif de limitation de la captation de l’épargne par le secteur public au profit du secteur privé, dans l’optique classique d’une substitution entre les deux affectations. En Europe, au-delà des plans d’austérité, le TSCG institutionnalise le plafonnement des déficits publics (0,5 % du PIB pour le déficit structurel).

D’autre part, la crise et les plans d’austérité qui ont suivi ont provoqué une stagnation ou une régression du pouvoir d’achat de nombreux ménages, qui les conduit à une hostilité croissante à l’impôt. Cette hostilité, accentuée par la propagande des médias, conduit une partie de l’opinion à accepter plus facilement les coupes dans les dépenses pour réduire les déficits. Cela rejoint l’approche néolibérale pour laquelle la baisse des dépenses est préférable à la hausse des impôts pour réduire les déficits. Ces plans s’inscrivent bien dans l’objectif structurel de réduction des dépenses publiques et sociales.

Les plans d’austérité décidés sous la pression des marchés et l’injonction de la troïka (FMI, BCE, Commission européenne) incluent des baisses des dépenses en fonctionnement (Grèce, Espagne, Portugal, Italie, Irlande, Royaume-Uni), des réductions d’effectifs (Irlande, Espagne), le non-remplacement des départs à la retraite (Portugal), le gel des embauches (Grèce), des baisses de salaires (Irlande, Portugal, Lettonie, Hongrie, Grèce, Espagne) et des réductions des investissements publics (Grèce, Portugal, Espagne), des baisses des dépenses sociales (Irlande, Portugal, Espagne), des reports d’âge de la retraite (Grèce, Espagne, Irlande), des baisses de pensions de retraite (Grèce, Portugal, Espagne).

Dans les autres pays européens, des plans d’austérité moins sévères ont aussi inclus des restrictions de dépenses. En France, un plan de réduction des dépenses publiques sur trois ans a englobé des suppressions de postes de fonctionnaires, des économies sur les dotations aux collectivités locales, le relèvement de l’âge de départ à la retraite. Les programmes pluriannuels de finances publiques prévoient un ralentissement des dépenses publiques. Au Royaume-Uni, le gouvernement a décidé des coupes dans les dépenses publiques (-14 %), la suppression de nombreux postes de fonctionnaires (-330 000 sur cinq ans), des coupes dans la sécurité sociale et les budgets des services publics, le relèvement de l’âge de la retraite.

Une portée encore relativement limitée

En dépit des restrictions, la part des dépenses publiques totales dans le PIB a augmenté entre 2007 et 2012 dans l’UE 27 (+3,8 points) et dans la zone euro (+3,9 points). Cela vaut pour la France (+4,0), l’Allemagne (+1,2), le Royaume-Uni (+4,6), l’Italie (+3,0), la Grèce (+6,1), le Portugal (+3,0), l’Espagne (+8,6), l’Irlande (+5,9). En fait, la hausse du ratio de 2007 à 2009 sous l’effet de la crise n’a pas été compensée par la baisse de 2009 à 2012 liée aux politiques de rigueur.

Dans un premier temps (2007-2009), la crise a entraîné une forte hausse du ratio dans l’UE 27 (+5,5 points) et dans la zone euro (+5,2 points). Cela vaut pour tous les pays, notamment la France (+3,8), l’Italie (+4,3), l’Allemagne (+4,8), le Portugal (+5,4), la Grèce (+6,5), l’Espagne (+7,0), le Royaume-Uni (+7,1) et l’Irlande (+ 11,4).

Dans un second temps (2009-2012), les politiques restrictives ont réduit modérément le ratio dans l’UE 27 (-1,7 points) et dans la zone euro (-1,4 point). Cela vaut pour l’Allemagne (-3,5), le Royaume-Uni (-2,9) et l’Italie (-1,3), le Portugal (-4,1) et l’Irlande (-22,9) de 2010 à 2012. Mais cela ne vaut pas pour la France (-0,2), la Grèce (-0,4) et l’Espagne (+ 1,5),

Dépenses totales des administrations publiques

(en % du PIB)

{{}} 2007 2009 2012
UE27 45,5 51 49,3
Zone euro 46,0 51,2 49,9
France 52,6 56,8 56,6
Allemagne 43,5 48,3 44,7
Royaume-Uni 43,3 50,8 47,9
Italie 47,6 51,9 50,6
Espagne 39,2 46,2 47,8
Portugal 44,4 49,8 47,4
Irlande 36,7 48,1 42,6
Grèce 47,5 54,0 53,6

Source : Eurostat

Les mêmes tendances se retrouvent pour la composante sociale des dépenses publiques. Malgré les politiques de rigueur, la part des prestations sociales (autres que les transferts en nature) dans le PIB a augmenté sur l’ensemble de la période 2007-2012 dans l’UE 27 (de +2,1 points) et dans la zone euro (+2 points).

Dans un premier temps, de 2007 à 2009, la crise a entraîné une hausse du ratio dans l’UE 27 (+2,1 points) et dans la zone euro (+2,0 points), ce qui vaut pour tous les pays membres. Dans un second temps, de 2009 à 2012, les coupes dans les dépenses sociales ont obtenu seulement la stabilité du ratio dans l’UE 27 (16,9 %) et dans la zone euro (17,6 %), avec des évolutions contrastées suivant les pays (baisse en Allemagne et en Irlande, hausse en France, en Espagne, en Grèce, au Portugal et au Royaume-Uni).

Prestations sociales (autres que les transferts en nature)

(en % du PIB)

{{}} 2007 2009 2012
UE27 14,8 16,9 16,9
Zone euro 15,6 17,6 17,6
France 17,7 19,4 19,9
Allemagne 16,5 18,0 16,1
Royaume-Uni 12,5 14,9 15,4
Italie 17,0 19,2 19,9
Espagne 11,6 14,7 16,3
Portugal 14,6 17,0 18,0
Irlande 10,3 15,1 15,0
Grèce 15,3 18,1 19,9

Source : Eurostat

II.2. La poursuite de la libéralisation des marchés

Dans l’optique néolibérale, la sortie de crise passe par un effort de chaque pays pour accroître la compétitivité basée sur la flexibilité, sur la faiblesse des coûts du travail et sur la capacité d’innovation. Cela sert à justifier une libéralisation des marchés internes, particulièrement poussée dans les pays européens qui sont au départ les plus éloignés du modèle anglo-saxon. Cette tendance s’accompagne aussi de tentatives de libéralisation des relations commerciales.

Les réformes du marché du travail

Pour les dirigeants européens, la croissance doit passer par la flexibilisation du marché du travail. À cet égard, les réformes de G. Schröder en Allemagne, antérieures à la crise (1998-2005), constituent le modèle de référence. La Commission européenne préconise la fluidité du marché du travail. Elle demande de flexibiliser et de différencier par branches le salaire minimum, d’abaisser les charges sociales, d’améliorer la fluidité du travail entre pays européens et de transformer une partie des allocations chômage en aides à l’emploi.

Dans de nombreux pays européens, notamment ceux qui sont soumis aux injonctions de la « troïka », les plans d’austérité se sont souvent accompagnés de réformes du marché du travail : refonte du droit du travail et fragilisation des cours prud’homales en Italie, baisse des indemnités de licenciement et facilitation des licenciements économiques en Espagne ; facilitation des licenciements et fragilisation des cours prud’homales en Grèce, réforme du code de travail en Roumanie, réforme des négociations collectives en Irlande, réforme du marché du travail en Pologne et en République tchèque.

Par ailleurs, des politiques de l’offre visent à augmenter la compétitivité et l’attractivité en recherchant prioritairement une baisse du coût de travail. Ceci passe d’abord par des politiques salariales restrictives. Les gouvernements ont accepté de coordonner au plan européen le freinage des salaires lors du pacte « euro plus ». Le paquet sur la gouvernance économique assortit le pacte de contraintes juridiques. Dans les pays où existe un salaire minimum, on peut le réduire (Irlande, Grèce), le bloquer (République tchèque) ou renoncer à des « coups de pouce » (France). La baisse du coût du travail passe aussi par la baisse des cotisations sociales des entreprises, notamment en France.

La relance de la libéralisation des échanges

Dans un premier temps, les tendances protectionnistes liées à la crise ont été limitées. Il existe une grande différence entre les années 1930 et la période actuelle en matière de politique commerciale. Les nations du G20 se sont engagées en novembre 2008, lors de leur réunion de Washington, à ne pas recourir au protectionnisme, ce qui a été confirmé lors des réunions suivantes. Les politiques publiques ne veulent pas s’opposer à la poursuite de la globalisation.

La crise n’a pas interrompu durablement le processus d’intégration de l’économie mondiale. Les exportations mondiales ont chuté d’octobre 2008 à juin 2009, mais elles ont repris dès 2010 et retrouvé leur niveau d’avant la crise. Les flux d’investissements directs ont baissé de moitié entre 2007 et 2009, mais ils ont repris en 2010.

Certes, les mesures de protection existent mais elles sont d’une ampleur limitée. Le volume du commerce affecté par le protectionnisme représente 1,8 % des importations du G20 (1,4 % des importations mondiales). Cela concerne davantage l’Inde et les États-Unis que l’Union européenne (M. Rainelli, 2013).

Les négociations pour une libéralisation commerciale ont été ralenties au niveau multilatéral. Le processus de Doha se heurte aux divergences d’intérêt entre les pays du Nord et les pays du Sud, notamment en matière de produits agricoles et de services. Mais les pays du Nord qui veulent accroître la libéralisation de leurs échanges ont choisi de passer des accords bilatéraux en dehors de l’OMC. C’est le cas des États-Unis et de l’Union européenne qui ont conclu des accords avec de nombreux pays (la Corée du Sud, l’Inde et le Canada notamment pour l’Union européenne). Les nations les plus développées cherchent à établir des espaces de libre-échange en supprimant presque toutes les barrières au commerce entre elles. On assiste à une libéralisation sélective entre nations de même niveau de développement.

Le projet le plus emblématique est celui du « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » (PTCI) entre les États-Unis et l’Union européenne. Les négociations de cet accord de libre-échange ont été lancées en juin 2013. Elles visent à développer les échanges commerciaux et financiers entre les deux rives de l’Atlantique. L’abaissement des tarifs douaniers, d’un niveau faible en moyenne, devrait avoir un impact limité sur l’essor global du commerce ; mais cela devrait avoir des effets destructeurs pour l’agriculture européenne qui bénéficie encore de l’existence de droits élevés à l’importation. La mise en cause des normes sociales de production à l’intérieur des pays pour faciliter l’interpénétration des économies (notamment face à la montée de la Chine) constitue un risque essentiel. L’abaissement ou la suppression des normes revient souvent à diminuer les garanties et les exigences de qualité. Cette perspective pose des problèmes de choix de société (audiovisuel, politique sanitaire, protection des consommateurs). En matière d’investissement, le projet veut atteindre le plus haut niveau de libéralisation existant dans les accords de libre-échange, avec une protection des investisseurs incluant un régime de règlement des différends avec les États. Il vise également la libéralisation totale des paiements courants et des mouvements de capitaux. Derrière le PTCI, comme derrière le projet de l’AMI (accord multilatéral sur l’investissement) négocié secrètement puis retiré en 1998, on retrouve clairement l’influence des multinationales et de leurs lobbies pour établir un ordre économique international à leur convenance (J. Gadrey, 2013). Si les négociations aboutissaient, cela rapprocherait les pays européens du modèle anglo-saxon car le rapport de forces est favorable aux États-Unis. Ce serait un pas en avant considérable dans la progression de l’application du projet néolibéral.

Au-delà du néolibéralisme

Cette adaptation du néolibéralisme ne saurait lui permettre de remédier à la crise dès lors que cela ne change rien au type d’organisation et au régime de croissance mis en place depuis trois décennies. Cela montre toutefois sa capacité à rebondir face à la crise qui aurait pu au contraire y mettre un terme. La poursuite de la trajectoire néolibérale repose largement sur la contrainte des mécanismes de compétition à tous les niveaux, qui réduisent jusqu’à maintenant la portée des capacités de résistance.

Une sortie du néolibéralisme suppose de faire en sorte que la société oriente le fonctionnement des marchés au lieu que les marchés déterminent le fonctionnement de la société. Un tel objectif nécessite au moins d’agir dans deux directions. D’une part, il faut travailler à la rénovation de l’État social en renforçant sa légitimité et en l’adaptant aux caractéristiques d’une société en mutation. On peut s’appuyer pour cela sur le soutien d’une majorité de la population tout en veillant à répondre à ses nouvelles attentes en matière d’efficacité et d’adaptation aux besoins des services publics. D’autre part, il faut agir pour une reconquête de la maîtrise de l’économie en s’attaquant à l’hégémonie des marchés financiers et en régulant l’internationalisation des économies. Cela implique une subordination de la finance aux besoins de la population et une reconnexion des territoires politiques et des territoires économiques.

Bibliographie

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  • Cabannes M., La trajectoire néolibérale, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013.
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  • Gadrey J., « L’accord de « libre dumping » UE-USA, (1) 15.6.2013, (2) 18.6.2013, (3) 19.6.2013, alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey.
  • Giraud G., L’illusion financière, Paris, Éditions de l’Atelier, 2012.
  • Morin F., La grande saignée, Montréal, Lux éditeur, 2013.
  • Rainelli M. 2013, « La politique commerciale à l’heure de la mondialisation », Cahiers Français, HS n°4, septembre 2013.
  • Ramaux C., L’État social, Pour sortir du chaos néolibéral, Paris, Mille et une nuits, 2012.
  • Zerbato M., « Qui a le pouvoir ? Qui gouverne ? Le néolibéralisme contre la démocratie », in Harribey J.-M. et Montalban M., Pouvoir et crise du capital, Lormont, Ed. Le Bord de l’eau, 2012.

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