De la valeur-travail aux prix de production ou Les méandres de la transformation des valeurs en prix de production

L’Harmattan, 2013
vendredi 21 février 2014, par Vincent Laure van Bambeke *

Par mon activité professionnelle, j’ai eu la chance d’auditer les bilans de certaines entreprises de la vallée de la chimie au sud de Lyon. Ce qui les caractérise, c’est l’importance des immobilisations au regard du nombre de salariés. Dans certaines d’entre elles, l’intensité capitalistique atteint 500 000 € par personne et la dotation annuelle aux amortissements des immobilisations peut représenter entre 35 à 40 % de la valeur ajoutée. Une majorité des modèles que les économistes élaborent est basée sur l’hypothèse que le capital fixe peut être négligé et qu’il peut donc être amorti en un seul exercice comme le capital circulant. C’est insatisfaisant. Pourquoi une telle hypothèse si éloignée de la réalité ? Que cache-t-elle ?

Le livre Les méandres de la transformation des valeurs en prix de production » [1] est – me dit-on – un livre difficile, qui demande de la part du lecteur un bon niveau de connaissances en économie et en mathématiques. Aussi vais-je en faire une présentation élémentaire, faisant abstraction des concepts ésotériques et des formules mathématiques.

Par mon activité professionnelle, j’ai eu la chance d’auditer les bilans de certaines entreprises de la vallée de la chimie au sud de Lyon. Ce qui les caractérise, c’est l’importance des immobilisations au regard du nombre de salariés. Dans certaines d’entre elles, l’intensité capitalistique [2] atteint 500 000 € par personne et la dotation annuelle aux amortissements des immobilisations peut représenter entre 35 à 40 % de la valeur ajoutée. C’est considérable. En tant qu’économiste, j’ai toujours été interpellé par la façon dont mes confrères économistes abordent la question du capital fixe. Une majorité des modèles qu’ils élaborent est basée sur l’hypothèse que le capital fixe peut être négligé et qu’il peut donc être amorti en un seul exercice comme le capital circulant. C’est insatisfaisant. Pourquoi une telle hypothèse si éloignée de la réalité ? Que cache-t-elle ?

Pour répondre à cette interrogation, il faut faire un long détour et suivre les méandres de la théorie de la valeur, qui est une des pierres angulaires de la pensée économique, une ligne de partage fondamentale de chaque côté de laquelle se sont rangées les différentes doctrines économiques. De toutes les notions autour desquelles se sont affrontés les économistes, elle est sans doute la plus sensible, car la plus directement liée à la position sociale occupée dans la société et aux intérêts sociaux défendus. C’est celle qui permet le mieux de comprendre à quel point l’économie est « politique » et en quoi des prises de positions apparemment purement scientifiques sont également des armes destinées à légitimer, ou à dénoncer, l’organisation sociale actuelle. On peut dire que la question de la valeur est à la fois très simple et extraordinairement compliquée. Très simple, parce que les choix faits par les uns et les autres face à cette question se traduisent de manière limpide dans leurs options sociales et leurs opinions politiques. Extraordinairement compliquée, parce que cette question a soulevé des polémiques d’autant plus riches que, de part et d’autre, les arguments ont connu des raffinements sans cesse croissants et une utilisation d’outils mathématiques de plus en plus sophistiqués.

La théorie de la valeur-travail est au cœur de l’analyse du capitalisme. Toutefois, le passage de la valeur au prix n’est pas sans difficultés et celles-ci n’ont pas été surmontées. Les difficultés méthodologiques de la transformation des valeurs en prix de production, qualifiée de talon d’Achille de la théorie marxiste, ont donné l’occasion de récuser en bloc la critique des rapports sociaux capitalistes et les théories de la valeur et de l’exploitation. Ce débat n’est pas neuf et n’est pas pour autant clos. Nous distinguerons plusieurs points dans cette présentation :

  • nous ferons une brève présentation de la théorie de la valeur ;
  • nous nous interrogerons sur l’origine du profit ;
  • nous soulignerons les difficultés liées au passage des valeurs aux prix ;
  • nous examinerons le rôle des flux de capitaux et du capital fixe (les machines) dans ce processus ;
  • enfin, nous présenterons le cœur de notre apport théorique : le nouveau cadre conceptuel au sein duquel une solution théorique peut être apportée au problème de la transformation.

Ce que dit la théorie de la valeur

Il n’est pas question ici d’exposer cette théorie dans tous ces développements. Mais on peut après tout la résumer très succinctement autour de cette idée centrale que c’est le travail humain qui est la seule source de création de valeur. Par valeur, il faut entendre ici la valeur monétaire des marchandises produites sous le capitalisme. On se trouve alors confronté à cette véritable énigme. Les capitalistes achètent des moyens de production (machines, matières premières, énergie, etc.) et de la force de travail ; ils produisent des marchandises qu’ils vendent et se retrouvent au bout du compte avec plus d’argent qu’ils n’en ont investi au départ, ils encaissent un profit [3]. Mais d’où provient-il ? Comment le mesurer ?

Les premières versions de la théorie de la valeur-travail

Avant Marx, les grands classiques de l’économie politique ont éludé cette question, comme Smith ou Ricardo, et procédaient autrement, en se demandant ce qui réglait le prix relatif des marchandises : pourquoi, par exemple, une table vaut-elle le prix de cinq pantalons ? Très vite, la réponse qui s’est imposée consiste à dire que ce rapport de 1 à 5 reflète plus ou moins le temps de travail nécessaire pour produire un pantalon ou une table. C’est ce que l’on pourrait appeler la version élémentaire de la valeur-travail. Ensuite, ces économistes – que Marx appelle classiques et qu’il respecte (à la différence d’autres économistes qu’il baptisera « vulgaires ») – cherchent à décomposer le prix d’une marchandise. Outre le prix des fournitures, ce prix incorpore trois grandes catégories, la rente, le profit et le salaire. Cette formule « trinitaire » semble très symétrique : la rente est le prix de la terre, le profit est le prix du capital et le salaire est le prix du travail. D’où la contradiction suivante : d’un côté, la valeur d’une marchandise dépend de la quantité de travail nécessaire à sa production ; mais, d’un autre côté, elle ne comprend pas que du salaire. Cette contradiction se complique quand on remarque, comme le fait Ricardo, que le capitalisme se caractérise par la formation d’un taux général de profit, autrement dit que les capitaux tendent à avoir la même rentabilité, quelle que soit la branche dans laquelle ils sont investis. Ricardo ne parviendra pas à résoudre cette difficulté. Sraffa (1960) cherchera à réhabiliter ses analyses.

Marx s’est attelé à résoudre ce problème sur lequel avait buté Ricardo : comment concilier l’idée que les marchandises s’échangent proportionnellement à la quantité de travail nécessaire à leur production, avec le fait que les différentes marchandises ne se fabriquent pas avec la même proportion de capital et de travail ; dès lors, la vente des marchandises à leur valeur ainsi définie entraînerait des taux de profit inégaux selon les branches, ce qui est contradictoire avec la formation d’un taux de profit moyen du fait de la mobilité des capitaux entre les branches. La solution proposée par Marx fera, à son tour, couler beaucoup d’encre.

Quelle est l’origine du profit ?

L’offre et la demande n’expliquent pas le niveau des prix

Pourquoi une baguette de pain se vend-elle 75 centimes, alors qu’une voiture se vend environ 15 000 euros ? Bien sûr, on peut toujours dire : « c’est l’offre et la demande ». Il est vrai que les prix montent quand la demande est supérieure à l’offre et descendent quand l’offre est supérieure à la demande. L’offre et la demande expliquent les mouvements, les oscillations des prix sur de courtes périodes. Mais, sur le long terme, du fait des flux de capitaux, on peut supposer qu’en moyenne, l’offre et la demande s’équilibrent, alors la théorie de l’offre et de la demande n’explique plus rien. La question de savoir pourquoi certains objets coûtent en moyenne plus cher que d’autres reste donc entière. Mais si l’offre et la demande peuvent expliquer les variations des prix, et pas leur niveau moyen, comment celui-ci est-il déterminé ? La réponse des partisans de la valeur-travail consiste à dire qu’en moyenne, dans une économie capitaliste, le prix d’une marchandise doit couvrir ses frais de production et le profit moyen (on parle alors de prix de production). Un produit dont le prix serait durablement inférieur aux frais de production ne serait tout simplement plus fabriqué ; l’offre baisserait et rapidement, la demande excéderait l’offre et son prix grimperait, rétablissant le profit. Inversement, un produit dont le prix dépasserait largement le prix production attirerait les capitaux en quête d’affaires juteuses ; et la concurrence ramènerait rapidement le prix à sa grandeur « normale », son « prix naturel », pour parler comme Smith ou Ricardo, son « prix de production » pour parler comme Marx. En disant cela, on fait un premier pas, mais on se heurte à un autre problème : comment est déterminé le niveau du profit ?

L’origine du profit [4]

Les auteurs classiques n’expliquent pas le profit mais le présupposent. Marx propose une solution originale. Il applique à la « force de travail », cette marchandise un peu particulière, la distinction classique, qu’il fait sienne, entre valeur d’usage et valeur d’échange. L’idée est la suivante : le salaire est le prix de la force de travail dont le montant est socialement reconnu à un moment donné comme norme sociale. Le salaire est alors le prix du « panier de consommation moyen » du salarié nécessaire pour faire vivre sa famille et ne se confond pas avec un minimum vital. De ce point de vue, l’échange entre le vendeur de force de travail et le capitaliste est en règle générale un rapport égal. Mais la force de travail a la propriété particulière de créer de la valeur. Le capitaliste, propriétaire des moyens de production, s’approprie l’intégralité de cette valeur produite, mais n’en paie qu’une partie, parce que le développement de la société fait que les salariés peuvent produire durant leur temps de travail une valeur plus grande que celle qu’ils vont récupérer sous forme de salaire. Le temps de travail de l’ensemble de cette société peut à son tour être décomposé en deux : le temps consacré à produire les biens et services de consommation qui reviennent aux travailleurs, qui est appelé par Marx le travail nécessaire, et le surtravail, qui est consacré à la production des biens d’investissement (bâtiments et machines) et des biens de luxe (diamant, or, etc..).

La question du partage de la journée du travail entre travail nécessaire et surtravail reste d’une grande d’actualité (les trente-cinq heures, la question des retraites et de l’allongement de la durée de cotisation, l’augmentation des marges des entreprises pour rétablir la compétitivité, etc.).

Les critiques de la solution de Marx

Mais tout se complique quand on prend en compte non pas un seul secteur mais plusieurs. Les secteurs qui emploient relativement peu de salariés et utilisent des moyens de production importants (la chimie par exemple) devraient avoir un taux de profit moins important que ceux qui emploient beaucoup de main-d’œuvre et peu de capital (textile). Non, répond Marx, il y a péréquation de la plus-value et vente des marchandises aux prix de production.

Les équations de Marx sont-elles frappées d’une incohérence logique ?

Cette articulation proposée par Marx entre valeurs et prix, entre la création de la plus-value (théorie de la valeur et de l’exploitation) et la répartition de celle-ci entre les capitalistes (théorie du profit et des prix) a fait l’objet de nombreux débats.

On a principalement mis en cause la cohérence logique des équations de Marx, qui seraient entachées d’une erreur logique. Pour aller à l’essentiel d’une controverse très formaliste, les moyens de production (C) et la force de travail (V) seraient exprimés en valeurs [5] et la transformation ne concernerait que la production finale de chaque branche, qui serait elle seule valorisée sous forme de prix de production [6], soit P. Ce qui est erroné selon l’opinion dominante. Un prix de production serait défini par l’équation, en notant r le taux moyen de profit : (C + V) (1 + r) = P.

Prenons l’exemple de la branche qui produit des matières plastiques, dans l’expression précédente, à gauche on a des valeurs, à droite un prix. À gauche, sont pris en compte les moyens de production [7] évalués en valeur ; à droite, il s’agit d’une évaluation en prix de ces mêmes marchandises. Le même bien serait donc évalué de deux façons différentes, en valeur quand il est considéré comme entrant dans le processus de production, en prix quand on l’examine comme sortant de ce même processus. Mais, puisqu’il s’agit du même bien, il doit avoir une évaluation cohérente, car le prix de cession est identique pour celui qui achète ce moyen de production et pour celui qui le vend. Et il est impossible qu’une même marchandise soit vendue à un prix différent de celui auquel elle a été achetée. La transformation doit être totale – au sens de F. Seton – et doit être appliquée aussi bien aux consommations intermédiaires qu’aux produits.

En poussant cette critique jusqu’au bout, on débouche sur un système d’équations qui suffisent à déterminer les prix de production et le taux de profit, indépendamment donc de toute théorie de la valeur. Le détour par la valeur serait devenu inutile. Si cette critique était vraiment fondée, la construction marxiste serait profondément remise en cause, et il resterait peu de chose de la théorie de la valeur.

Il faut tenir compte de la mobilité du capital et du capital fixe

Nous développons dans les « Méandres » l’idée que cette critique bute, elle aussi sur une incohérence logique. Elle n’est que partiellement juste et cela pour au moins deux raisons. Quid du capital fixe, est-il inclus dans les consommations intermédiaires ? Quid de la mobilité du capital entre les branches sans laquelle il ne peut y avoir un taux de profit moyen ?

L’idée même de transformation est associée à la mobilité du capital entre les branches

Ceci avait préalablement fait l’objet d’un article dans la revue Innovations [8], soulignant qu’il existait une contradiction entre le système analytique de Bortkiewicz et ses exemples numériques en ce qui concerne la répartition du capital entre les branches. Si l’on admettait une mobilité du capital entre les branches, il est tout à fait possible de construire un exemple numérique cohérent avec les identités remarquables attribuées à Marx. Ce n’est pas sa méthode de calcul des prix de production qui est erronée mais la répartition du capital entre les branches qui est arbitraire et mal choisie. La question de la transformation doit être liée à celle de la répartition du capital entre les branches. En termes mathématiques on dira que le système est bilinéaire, c’est-à-dire que la solution dépend de deux inconnues : les coefficients de transformation et la répartition du capital.

Le capital fixe

Il faut différencier le capital fixe et le capital circulant

Nous avons vu ci-dessus que les critiques de Marx affirment que les consommations intermédiaires et les produits doivent avoir le même prix. D’un côté il nous semble exact de dire que les marchandises produites et achetées durant une même période (par exemple l’énergie, les matières premières, les biens de consommation, etc.) doivent être valorisées de la même façon, surtout si la période de référence est courte : le mois ou le jour. D’un autre côté, il nous semble inexact d’affirmer que toutes les marchandises sont produites et achetées pendant la même période car cette conception reviendrait à faire abstraction du capital fixe (les moyens de financement qui sont immobilisés sur une longue période) et les marchandises (telles que les bâtiments et les machines) qui sont achetées avec celui-ci et dont l’usage dure plusieurs années, le capital fixe. Cette nuance est fondamentale et révolutionnaire.

Le capital fixe est-il usé en une seule période ?

Les économistes n’ont pas une attitude claire sur ce point. Généralement les auteurs réduisent le capital fixe à du capital circulant. Marx aussi a un traitement inadéquat du capital fixe dans le processus de transformation des valeurs en prix de production. Bien sûr, il donne des définitions claires des concepts de capital constant, fixe, circulant et variable, mais le traitement qu’il fait dans le cadre de son exposé sur la transformation ne nous paraît pas satisfaisant. Pour expliquer l’origine du profit, il lui semblait suffisant de décomposer le capital engagé en deux éléments principaux : le capital constant et le capital variable. La prise en considération de la circulation du capital (les cycles du capital) le conduit à introduire la distinction complémentaire, au sein du capital constant, entre le capital circulant (les matières premières) et le capital fixe (les machines, les bâtiments et les autres éléments dont l’usage dure plus d’un cycle de production). Mais l’usage qu’il fait de ces concepts dans le processus de transformation des valeurs en prix de production ne nous semble pas clair. Dans le courrier qu’il adresse à F. Engels le 2 août 1862, il déclare que l’introduction de la distinction entre capital fixe et capital circulant rendrait la formule de transformation trop compliquée. Par ailleurs dans l’exemple numérique qu’il présente dans le Livre III du Capital, il adopte une attitude ambiguë. D’un côté il dit supposer, pour simplifier, que le capital constant entre entièrement dans le produit annuel de chaque branche, car cela est totalement indifférent pour calculer le taux de profit. De l’autre, il admet que le capital constant avancé dans les branches s’élève à une certaine somme, mais que le capital constant consommé dans ces mêmes branches durant l’exercice est très inférieur à cette somme, ce qui suppose qu’il existe une catégorie de capital constant qui n’est pas totalement consommée lors du cycle de production et dont il faut tenir compte, c’est précisément le capital fixe. Mais comment ?

Les économistes utilisent une méthode de calcul du taux de profit inadaptée

Un autre aspect important concerne la critique de la méthode de calcul du taux de profit. La réduction du capital fixe en capital circulant consommé en un seul cycle de production, opérée par la plupart des auteurs permet d’utiliser des systèmes homogènes. D’un point de vue strictement mathématique, le calcul du taux de profit dans le cadre d’un système homogène d’équations linéaires de n équations revient à déterminer les conditions d’homogénéisation du système. Il est devenu le « paramètre d’ajustement » qui permet de rendre le système d’équations cohérent. On parle aussi de système consistant. Dans les théories du début du XXe siècle, le taux de profit est défini comme la solution de l’équation caractéristique de la matrice des coefficients socio-techniques ; dans la seconde moitié du XXe siècle, la solution mathématique fait référence au théorème de Perron-Frobenius. Mais sa grandeur devient indépendante des montants des capitaux engagés dans les branches. Évidemment, avec une telle hypothèse, le taux de rentabilité est invariant aux transferts de capitaux entre les branches, invariant à la croissance (ou décroissance) de la composition organique du capital social et la baisse tendancielle du taux de profit n’a plus aucun objet.

L’erreur des auteurs académiques est de penser que les systèmes homogènes sont « naturels » et les seuls existants ou possibles, alors qu’il ne s’agit que de cas particuliers de la grande famille des systèmes d’équations linéaires. Mais est-ce que l’utilisation de systèmes homogènes est incontournable ? Nous avons révélé qu’il n’en est rien et nous avons montré que l’utilisation de systèmes d’équations avec seconds membres est le cas général quand l’emploi de machines est la règle – ce qui est le cas dans un système capitaliste développé.

Malgré une très grande diversité de formes, ces modèles sont tous construits sur la base de systèmes d’équations sans seconds membres, dits systèmes homogènes. La mise en évidence et la critique des hypothèses communes à ces différents systèmes sont des apports appréciables de notre travail. Dans celui-ci, nous avons montré que le système analytique académique (les systèmes homogènes) est inadapté pour rendre compte du système économique dominant, caractérisé par une immense accumulation de capital fixe. Aussi convient-il de réaliser une rupture épistémologique et de construire un nouveau cadre conceptuel.

La construction d’un nouveau cadre conceptuel

Celui-ci est fondé sur les hypothèses suivantes :

  1. Le capital constant et le capital variable sont des masses de moyens financiers qui permettent aux capitalistes d’acquérir les moyens de production. Ils sont donc quantifiés par des quantités d’équivalent général : la monnaie qui prévaut dans la zone géographique considérée (et pas en heures de travail). La transformation traite des modifications quantitatives des grandeurs qui caractérisent les productions des branches.
  2. Dans notre modèle le taux de profit dépend de trois facteurs : les compositions organiques des branches, le taux d’exploitation et la répartition du travail social entre les branches [9]. Celle-ci influe bien évidemment sur la valeur de la composition organique sociale qui est définie comme la moyenne des compositions organiques de chaque branche, pondérée par la proportion de travail social dont dispose chaque branche par rapport à la quantité totale de travail disponible dans le système économique considéré.
  3. Nous estimons que la valeur d’une marchandise est constituée de deux éléments : la valeur transmise des périodes antérieures et la valeur additionnelle, communément appelée valeur ajoutée nette [10], créée lors de la période de production analysée. Le premier élément vient du capital fixe dont l’immobilisation dure plusieurs exercices. Les modalités de transfert de sa valeur reposent sur la notion d’amortissement linéaire [11].
  4. La grandeur de la production totale d’une économie évaluée en valeur est égale à ce même agrégat exprimé en prix de production de marché et la somme des plus-values égale la somme des profits.
  5. Au niveau analytique les systèmes d’équations simultanées avec seconds membres constituent le nouveau cadre d’analyse qui permet de déterminer grandeurs absolues.
  6. Nous prenons en considération le temps et nous articulons diachronie et synchronie dans une conception basée sur la théorie du cycle de mutation du capital.

Les cycles du capital

Le capital revêt successivement et simultanément trois formes :

A : le capital-argent,

M : le capital-marchandise,

P : le capital productif, où A - M - P ... M - A’

La distinction entre capital variable et capital mort est au cœur de l’analyse de l’exploitation et de l’explication rationnelle du profit (passage de A à A’ au niveau du capital productif [12]).

Mais, dans l’analyse de la transformation des valeurs en prix de production, il est indispensable de lui ajouter la distinction entre capital fixe et capital circulant, car ces deux éléments qui composent le capital constant n’ont pas le même rôle vis-à-vis du processus de transformation.

D’un point de vue de la valeur nous avons les séquences suivantes.

Le cycle du capital fixe (les machines)

Du côté du producteur de machines :

Moyens financiers production transformation des valeurs en prix de production vente Argent

Ce cycle est généralement intra-annuel.

Du côté de l’acheteur de machines :

Moyens financiers nécessaires à l’acquisition de la machine achat de la machine au prix courant puis transfert progressif du quantum de valeur correspondant au capital fixe engagé [13]

Le prix d’achat courant correspond au prix de production de marché de l’année de la production de la machine.

Ce cycle est pluriannuel.

Le cycle du capital d’exploitation et des matières premières

Du point de vue de la valeur nous avons l’enchaînement suivant :

Moyens financiers production transformation des valeurs en prix de production vente moyens financiers

Ce cycle est généralement intra-annuel.

Il se décompose ainsi du côté de l’acheteur :

Moyens financiers achat des matières premières aux prix courants transfert immédiat et total du quantum de valeur aux marchandises produites moyens financiers

Le prix d’achat courant correspond (ici aussi) au prix de production de marché de période.

Ce cycle est généralement intra-annuel.

Le capital parcourt des cycles dont les durées sont différentes, les prix des machines et des matières premières et ceux des produits ne sont pas tous déterminés simultanément. Les éléments du capital fixe (les machines) sont évalués aux prix historiques antérieurs à ceux de la période actuelle de production et les éléments du capital circulant (les matières premières) aux prix courants. Nous réalisons ainsi une synthèse entre diachronie et synchronie.

Le cycle du capital variable et des biens de consommation courante

L’exposé est plus complexe. Du point de vue du capital variable (en tant qu’ensemble de moyens financiers utilisés pour acheter les forces de travail) et dans toutes les branches nous avons l’enchaînement suivant :

Moyens financiers achat de la force de travail production vente des produits moyens financiers

Ce cycle est généralement intra-annuel. Ce qui est important c’est l’utilisation des forces de travail pendant une durée supérieure à celle qui est nécessaire pour la création d’une quantité de valeur équivalente au salaire. Mais le montant du « capital variable [14] » ne subit pas d’altération du fait de la transformation des valeurs en prix de production des biens de consommation courante. C’est une norme sociale qui résulte du rapport de force entre les syndicats et les employeurs.

En ce qui concerne les branches qui produisent des biens de consommation courante.

Moyens financiers achat des forces de travail production vente des produits aux prix courants moyens financiers

Les prix d’achat et de vente courants correspondent (ici aussi) au prix de production de marché de la période.

Ce cycle est généralement intra-annuel. Le montant du panier de biens (en quantité) n’est pas donné, mais établi après détermination des prix de production des biens de consommation et les choix des ouvriers.

Le capital parcourt des cycles dont les durées sont différentes, les prix des « inputs » et ceux des « outputs » ne sont pas tous déterminés simultanément. Les éléments du capital fixe (les machines) sont évalués aux prix historiques antérieurs à ceux de la période actuelle de production et les éléments du capital circulant (les matières premières) aux prix courants.

Le capital fixe et la transformation

Nous avons tiré de cette brève évocation de la théorie du cycle du capital plusieurs conclusions pratiques primordiales pour la transformation des valeurs en prix de production de marché :

  • Le capital fixe est l’interface entre le passé et le présent et, en tant qu’élément du capital mort, il transmet sa valeur au produit total de la période, sans redéfinition, par fractions constantes dont le montant dépend exclusivement de sa durée d’immobilisation.
  • Le processus de transformation des valeurs en prix de production de marché est un moment dans le cycle pluriannuel du capital, mais ne recouvre pas l’ensemble du cycle lui-même.

De façon très synthétique, en utilisant les notations :

ai = amortissement du capital fixe,

fi = le montant de capital fixe,

ei = la consommation d’énergie,

ci = les matières premières,

vi = le capital variable,

mi = la plus-value,

r = le taux de profit,

t = r+1,

wi = la production en valeur,

pi = la production en prix,

xi les coefficients de transformation,

le nouveau système analytique est le suivant :

Système en valeur  : Branche i : ai + ei + ci + vi + mi = wi

Système en prix de production  : les prix de production sont égaux aux coûts de production évalués aux prix du marché augmentés de la quote-part de profit en fonction du montant total du capital engagé dans la branche :

{{}}Branche i : (ai + ei + ci + vi ) + r (fi + ei + ci + vi) = xi wi

Il est primordial de remarquer que, dans cette équation, le coefficient ai n’est pas transformé. Cela s’explique aisément. Le capitaliste qui a acheté une machine 100 000 € dont la durée de vie est estimée à dix ans va récupérer chaque année 10 000 € en « amortissement de son capital », indépendamment de l’éventuelle dévalorisation de la machine sur le marché. Il va donc imputer chaque année dans le prix de revient des marchandises une quote-part d’amortissement égale à ai.

Dans ce système, les inconnues sont les montants des capitaux engagés dans les branches, les coefficients de transformation et le taux de rentabilité. On peut isoler sur la partie gauche de l’équation les variables, et sur la partie droite les éléments constants ou paramétrés. Aussi nous pouvons écrire sous une forme matricielle condensée : YAX = B.

Au niveau global de l’économie considérée, la répartition du capital entre les branches (les Yi) et le taux de profit sont déterminés par le respect des identités remarquables (deux équations).

Les solutions générales des coefficients de transformation (les xi) sont données par la règle de Cramer, laquelle offre une méthode simple de résolution de systèmes d’équations linéaires avec seconds membres, grâce à l’utilisation des déterminants. Soulignons que la matrice A est une matrice paramétrée par t, dont le déterminant doit être différent de zéro pour que le système ait une solution acceptable, différente de la solution triviale xi = 0. Il n’est donc pas possible de calculer t selon la méthode usuelle mise à l’honneur par L. von Bortkiewicz ou par le fameux théorème de Perron-Frobenius. C’est pourquoi nous avons préalablement posé l’hypothèse que le taux de profit est déterminé par les conditions de production, c’est-à-dire qu’il dépend des compositions organiques des branches, de la répartition du capital entre celles-ci et du taux d’exploitation (ce dernier est posé identique dans toutes les branches).

Nous avons présenté les détails de la résolution d’un tel système dans notre livre. Nous avons utilisé une méthode itérative et nous avons illustré notre méthode à l’aide de plusieurs exemples numériques (notamment l’exemple à cinq branches du chapitre IX, Livre III du Capital).

Conclusion

Nous avons formalisé notre propre conception autour des principales hypothèses suivantes : l’utilisation de systèmes d’équations avec seconds membres, l’introduction du capital fixe, la constance de la grandeur totale du capital engagé exprimé en unités monétaires avant et après la transformation, l’affirmation de la double dimension du problème de la transformation [15] et la mise en avant du concept de prix de production de marché.

Avec ces hypothèses nous pensons avoir réhabilité les principales conclusions de l’économie classique, notamment le lien entre valeurs et prix, la détermination du taux de profit et des salaires. Nous avons démontré la possibilité du respect des équations dites fondamentales [16] et nous avons établi l’ensemble des solutions mathématiquement et économiquement possibles dans le cadre général de systèmes d’équations non homogènes (donc en prenant en compte dès l’origine le capital fixe).

On sait que la position dominante à ce jour est que le « problème de la transformation » n’a pas de solution si ce n’est dans quelques cas très particuliers. Nous avons montré que des solutions algébriques existent et nous avons délimité leur champ de validité économique. Il existe généralement une infinité de solutions au problème de la transformation des valeurs des marchandises en prix de production de marché qui appartiennent à un ensemble dont les limites sont connues.

Notre travail a porté sur une critique, interne puis externe, des théories dominantes, une remise en cause, puis un dépassement des hypothèses du modèle académique de détermination des prix et sur la construction d’un nouveau paradigme.

Nous pensons avoir démontré dans les « Méandres » la validité du nouvel algorithme de transformation des valeurs des marchandises en prix de production de marché.

Ce résultat ouvre une réflexion sur la place des théories alternatives dans l’étude du système capitaliste contemporain (notamment pour l’analyse de la crise du système mondialisé, financiarisé et néolibéral) et de la place de la théorie de la valeur au sein de ces théories, sans négliger les dimensions sociales et politiques.

Notes

[1Vincent Laure van Bambeke, Les méandres de la transformation des valeurs en prix de production, Paris, L’Harmattan, 2013.

[2Le rapport entre la grandeur des immobilisations brutes et le nombre moyen de salariés.

[3Le profit est la différence entre le prix de vente d’un produit et son prix de revient.

[4Jean-Marie Harribey, « Retour sur la ’source’ du profit », DEES, n° 119, mars 2000, p. 39-54, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/profit.pdf ; La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[5Au sens d’un prix strictement proportionnel au travail social incorporé.

[6Au sens d’un prix qui permet de rémunérer les capitaux avec un taux identique.

[7Les matières plastiques par exemple, en tant que matières premières.

[8Vincent Laure van Bambeke, « L’incongruence de la prétendue correction par L. von Bortkiewicz de la méthode de calcul des prix de production par K. Marx », Innovation, n° 29-2009/1, p. 197-232, consultable à l’adresse : http://laure.van.bambeke.free.fr/page_1.html.

[9Il est déterminé par la théorie de l’exploitation et est calculé par la célèbre formule : π= e/G +1 = e/Σμgi.

[10Les différences entre valeur additionnelle et valeur ajoutée sont développées dans les « Méandres ».

[11Au sens d’amortissement d’un capital et non d’un amortissement comptable des matériels.

[12Avec A’ > A.

[13Par fractions égales pendant toute la durée normale d’utilisation de la machine (par exemple dix ans).

[14La masse salariale.

[15C’est-à-dire la détermination de prix de production en lien intime avec la question de la répartition du capital social entre les branches.

[16La grandeur de la production totale d’une économie évaluée en valeur égale ce même agrégat exprimé en prix de production de marché et la somme des plus-values égale la somme des profits.

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