Financer ce machin, en plus !
Dans le cadre de la suppression, par l’actuel président des États-Unis, de la Global climate change initiative créée en 2010 par le Président Obama pour regrouper toutes les interventions états-uniennes en matière de climat, les deux millions de dollars accordés chaque année par Washington au fonctionnement du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
(GIEC) seront supprimés dès 2019. Cependant, on peut être rassuré, il va lire, a-t-il déclaré, le rapport spécial du GIEC de 967 pages, dont 269 d’annexes et références, après qu’il aura pu vérifier « quels groupes l’ont rédigé ». Un de ses conseillers lui indiquera peut-être que ce sont plusieurs milliers d’études scientifiques sur lesquelles s’appuie ledit rapport, qui a été rédigé par une centaine d’experts de tous pays et approuvé par les 195 États membres du GIEC – à l’exception de protestations de l’Arabie saoudite, experte il est vrai en matière de préservation du climat, et précisément, des États-Unis – gageons que Monsieur Trump aura une lecture très attentive. On sait aussi que le capitaine brésilien laudateur des 21 années de dictature imposées à son pays à partir de 1964 a annoncé que le Brésil quitterait l’accord de Paris sur le climat.
Il y a 400 ans, nous rappelle-t-on en ce moment, s’entamait la guerre de Trente Ans. Elle allait, selon les historiens, provoquer dans la zone ravagée au milieu de l’Europe la mort d’au moins le tiers de la population de l’époque, qui il est vrai ne comptait guère plus, au plan mondial, qu’un demi-milliard d’être humains. Combien des quelque onze milliards à la fin de ce siècle seront-ils menacés dans leur vie ou dans leur santé ?Combien, d’ici là, d’espèces vivantes auront-elles été détruites, la moitié de celles qui existent aujourd’hui ? De combien le niveau des mers se sera-t-il élevé, un mètre ? Combien, si on suit les recommandations du GIEC indiquant que le rejet de CO2 dans l’atmosphère devrait être diminué de moitié d’ici 2050, sera-t-il comparé aux 40 milliards de tonnes annuelles d’aujourd’hui ? Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions abordées par les experts réclamant une augmentation maximale de 1,5° par rapport aux niveaux préindustriels.
Dans sa fable à propos des deux mulets, La Fontaine nous avertissait Quand le malheur ne serait bon/Qu’à mettre un sot à la raison/Toujours serait-ce à juste cause/Qu’on le dit bon à quelque chose. Quelques siècles plus tard, il semble bien, par exemple, que l’arrogance, nimbée d’une pseudo-science, des climato-sceptiques a été mise sous le boisseau, en tout cas les tribunes leur sont comptées. Il faut dire que des chefs d’État leur ont soufflé la vedette. La revue Les Possibles rend compte régulièrement des travaux du GIEC et des analyses qu’ils suscitent ; par exemple, dans les derniers numéros, « Le niveau monte », « Que faut-il donc pour que les gouvernements comprennent ? » Ou encore, « Alors, cette pause dans le réchauffement ? »
Le rapport spécial du GIEC étudiant comment limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C comparé à la période préindustrielle a été publié le 8 octobre 2018. Il constitue la première étape d’un minutieux travail qui devrait conduire, dans le courant de l’année 2022, à la publication du sixième Rapport d’évaluation ; d’ici là, sept autres études suivront celle publiée le 8 octobre. Il semble que les discussions entre les représentants des 195 États aient été ardues. Quand on sait que l’unanimité est exigée pour un texte qui touche au cœur du système capitaliste, on imagine aisément les crispations ! Pourtant, les manifestations climatiques les plus inquiétantes sont de plus en plus nombreuses, largement perçues et documentées : records de température, pluies diluviennes ou sécheresse, ouragans, concentration de CO2 [1] dans l’atmosphère, etc.
Ce sont les pays les plus vulnérables qui avaient demandé, lors des Accords de Paris en 2015, de poursuivre les recherches pour que soit documentée la nécessité de maintenir le réchauffement « largement en dessous des 2° C ». Le résultat est ce rapport spécial. La liste de quelques-uns des dégâts de ce « petit » demi-degré obtenu ou franchi est impressionnante : 1° C de différence mesuré lors des vagues de chaleur de plus en plus fréquentes ; risque plus élevé de pluies torrentielles dans les latitudes élevées de l’hémisphère Nord ; perte de rendements pour les cultures céréalières, particulièrement en Afrique et en Amérique du Sud ; perte de la moitié de l’habitat naturel pour 8 % des vertébrés, contre 4 % à 1,5° C, pour les insectes ce sont 6 % et 18 % et pour les plantes il s’agit de 8 % et 16 % ; à 1,5 °C la perte des récifs coralliens est estimée entre 70 % et 90 % alors qu’à 2 °C, ce sont 99 % qui disparaîtront ; en 2100, l’élévation du niveau de la mer atteindrait de 26 centimètres à 77 centimètres avec un demi-degré en addition, ce sont 10 centimètres de plus mettant en péril dix millions d’êtres humains supplémentaires ; la réduction annuelle de la pêche est évaluée à 1,5 million de tonnes dans l’hypothèse 1,5 °C et 3 millions de tonnes à 2 °C ; enfin pour la banquise de l’Arctique, le risque de fonte totale en été passerait de centenaire à décennal.
À fin 2018, l’augmentation moyenne de température depuis le début de l’ère industrielle est de 1 °C ; il s’ensuit que, pour rester dans l’objectif indispensable de 1,5 °C, il faudra s’inscrire dans une augmentation maximum de 0,5 °C d’ici la fin de ce siècle. Pour y parvenir, tous les experts s’accordent sur la nécessité de réduire, d’ici 2030, toutes choses égales par ailleurs, les émissions de gaz à effet de serre de 45 %. Mais, pour ne pas compromettre la croissance – le message caché étant préserver le capitalisme – sur l’air du « la science a la solution », on entend de plus en plus que, après tout, ce qui compte c’est la quantité de CO2 présente dans l’atmosphère, ce qui est exact ; aussi, nous dit-on, il suffit de capter l’excédent de gaz carbonique ; les sols et les forêts savent faire, il faudra alors que ce CO2 soit non seulement capté, mais encore stocké. Quid dans ce cas des productions agricoles dans le cadre d’une gestion intensive et industrialisée, qui engendrent des superficies très importantes et requièrent des intrants à l’origine d’une part importante des GES ? Pourtant, elles ne nourrissent qu’à peine 30 % de la population [2].
Mais alors, devant de telles évidences meurtrières, que font les « responsables » mondiaux ? Rien ! On se souvient que, dans le cadre de l’Accord de Paris signé par 180 États, ceux-ci s’étaient engagés à communiquer leurs promesses précises spécifiant les mesures qu’ils adoptaient pour assurer, d’ici à 2050, un « développement à faibles émissions de gaz à effet de serre ». Seuls, aujourd’hui, neuf d’entre eux ont fait état de leurs engagements. Plusieurs études rendent compte de ce triple constat ; on pourra notamment lire une communication publiée le 29 octobre 2018 par le Centre for Climate change Economics and Policy, qui mesure l’écart entre les engagements pris et les politiques réelles adoptées. En revanche, ce sont quelque 500 milliards de dollars de subventions annuelles que les États accordent généreusement aux producteurs de pétrole, gaz et charbon, alors qu’il faudrait pratiquement avoir tout éradiqué. Ce n’est pas grave, puisqu’au rythme actuel d’émissions, le franchissement de ce fameux 1,5 °C pourrait être réalisé dès 2030 ! Que dirait Keynes aujourd’hui, lui qui il y a près de 90 ans voyait l’amour de l’argent comme « un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales [3] » ? Sans doute, les propriétaires du capital ne sont-ils pas les seuls responsables de la dégradation anthropique de l’environnement, mais de nombreuses études montrent que le capitalisme en est un puissant initiateur et un robuste accélérateur. On pourra se reporter à Financing climate futures, une synthèse commune de l’OCDE, des Nations unies et de la Banque mondiale, publiée le 25 septembre 2018, qui annonce le document normalement communiqué lors de la COP 24 en décembre 2018. Les auteurs identifient six domaines d’intervention pour que la finance suive un cours vertueux ... Sans action déterminée des citoyens, il nous resterait à rêver ! Il faut, nous disent en effet les auteurs :
- Adopter, partout dans le monde, des budgets ayant supprimé toute subvention en faveur des énergies fossiles aussi bien pour l’extraction que pour leur exploitation [4].
- Reformater le système financier de manière à le rendre compatible avec les risques de long terme du climat et ses opportunités.
- Libérer l’innovation en matière de technologies, d’institutions et de modes opératoires.
- Repenser les financements du développement [5] .
- Planifier des infrastructures à faible émission de carbone.
- Bâtir des centres urbains à faible émission de carbone.
Pour l’heure, les experts du GIEC ont établi plusieurs données qui, si elles ne sont pas prises en compte immédiatement, semblent bien devoir compromettre le devenir de l’humanité. Les émissions anthropiques de CO2 doivent, d’ici 2030, avoir diminué de 45 % par rapport à celles constatées en 2010 ; à peine un peu plus d’une décennie pour y parvenir ! Faute d’accord en décembre 2018 pour réviser en conséquence celui adopté à Paris en 2015, on enregistrera un réchauffement pouvant aller jusqu’à 3 °C en 2100. Pour parvenir à cet indispensable nouvel engagement, il faut convenir, aujourd’hui, d’investissements publics mondiaux qui se chiffrent en milliers de milliards de dollars – jusqu’à 4 000 milliards de dollars – soit quelque 3 % à 5 % du produit brut mondial [6]. Rassurons-nous cependant, il s’agit seulement du double des dépenses militaires mondiales de 2017 ! Chacun sait, en effet, que de telles sommes n’empêchent pas de célébrer depuis plus d’un siècle la Der des Ders. Comme l’indique l’historien israélien Yuval Noah Harari [7], le monde du XXIe siècle est supposé beaucoup moins dangereux que les précédents dans la mesure où les désastres, nombreux et lourds, sont parfaitement prévisibles parce que provoqués par les hommes. Rassurant !
On remarque, par exemple, que le dernier rapport 2018 de la FAO, paru sous un timbre commun avec l’OMS, a sous-titré son étude Renforcer la résilience face aux changements climatiques pour la sécurité alimentaire et la nutrition. On y lira « nous devons agir rapidement et à une plus grande échelle […] face à la variabilité du climat et aux extrêmes climatiques ». {}
L’Organisation internationale des migrations (IOM-OIM) indique dans son rapport 2018 que le nombre de migrants dans le monde s’élevait en 2015 à 244 millions d’êtres humains (3,3 % de la population mondiale), ils étaient 153 millions en 1990 (2,9 % de la population mondiale). Mais, au-delà de ces migrations de nature politique, économique, sociale et humaine, dont on peut craindre que, dans le proche avenir, elles n’aillent pas diminuant, la dégradation environnementale va ajouter des migrations dites climatiques, notamment en raison de l’élévation du niveau des océans [8], laquelle pourrait aller jusqu’à deux mètres d’ici la fin de ce siècle. En outre, à ces migrations internationales, vont s’ajouter des déplacements intraétatiques [9] que la banque mondiale chiffre à 140 millions d’ici 2050.
On se souvient que la COP 21, en 2015, fixait à 2 °C l’augmentation de la température à ne pas dépasser par rapport à la période préindustrielle ; nous en avons déjà « consommé », la moitié, 1 °C ! Or, les contributions volontaires – dont on a vu la détermination des États à leur sujet – conduisent, à la fin de ce siècle, à une augmentation de 3,2 °C. Rassurons-nous, on trouvera bien des économistes qui nous peaufineront les modèles nécessaires pour comparer le coût des programmes de réductions mis en œuvre à celui des nuisances ainsi évitées. Facile, il suffit de donner un prix à une vie humaine ! Rassurants, lesdits économistes nous diront que la disparition de l’espèce humaine n’est pas acceptable ; il faut donc se placer en deçà. La disparition du Bangladesh, en raison de la montée des eaux ? Ça se calcule ! Wiliam Nordhaus, économiste états-unien réputé mondialement pour sa théorie des choix publics, a conçu un modèle qui porte son nom [10] ; on peut donc dormir tranquille.
Ainsi, un réchauffement à plus de 3 °C est, d’ici 2030, en marche avec toutes les conséquences désastreuses abondamment décrites et précisément documentées par le GIEC. Devant l’impéritie des gouvernements poussés par le capitalisme accumulateur, certains disent que l’objectif est inatteignable, il faut donc, selon eux, retrancher du CO2 de l’atmosphère, puisque les activités humaines, elles, vont continuer à en ajouter. La température va, en conséquence, dépasser, temporairement, mais la science trouvera la parade ; par exemple la géoingénierie limitera l’entrée de l’énergie solaire dans l’atmosphère ! Ces bonimenteurs ont-ils lu les exposés des experts ou ne les ont-ils pas compris ? Font-ils semblant de ne pas entendre que le système climatique terrestre est au bord de l’irréversible ? Le GIEC laisse un espoir d’éviter l’abîme à la condition expresse d’une transition immédiate sans précédent. Comment faire sans buter sur ce plafond de verre solidement installé par le système que Keynes, en 1930, décrivait si justement comme rappelé précédemment ?
Les publications scientifiques quant à la responsabilité du CO2 dans le réchauffement climatique sont anciennes. Dès 1965, le président états-unien, Lyndon Johnson, recevait de son comité scientifique un rapport [11] montrant que l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère aboutirait à une augmentation de la température sur la planète. En 1979, sous la présidence Carter, est transmis à la Maison-Blanche, le rapport Charney, scientifique reconnu. On pouvait y lire qu’un doublement de la concentration du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, entraînerait une hausse des températures comprise entre 1,5 et 4,5 °C ! Que c’est-il passé depuis cette date ? Selon les données de la Banque mondiale, en 1979, les émissions s’établissaient à plus de 19 milliards de tonnes ; en 2014, il s’agissait de plus de 36 milliards de tonnes et, selon les observations mondiales, si les émissions avaient cessé de croître après 2014, elles sont reparties à la hausse en 2017. À l’époque du rapport Charney, il aurait été encore possible de modifier cette course folle ; était-ce déjà la dernière chance ? N’allez pas penser que ce serait « l’amour de l’argent » condamné par Keynes qui en serait le moteur ! Mais plus on s’approche de l’irréversible, plus apparaissent des olibrius présentant la solution. Celle avancée par Monsieur Van Beurden, président de Shell [12], a tout pour plaire : plantons des forêts ! Une équipe scientifique publie le 10 octobre dans Nature une étude énumérant les nombreuses difficultés pour atteindre le niveau requis pour absorber la quantité voulue de CO2, ainsi que le financement de l’investissement nécessaire ; gageons que les pétroliers mondiaux, conscients qu’il sont qu’ils accumulent ces profits en faisant disparaître une ressource naturelle finie qui ne devrait pouvoir être considérée que comme un bien public mondial [13], ne devraient pouvoir que s’incliner devant la publication de Nature Climate Change du 19 novembre 2018. Après avoir passé au crible 3 300 études scientifiques publiées depuis 1980, 24 scientifiques avertissent : large menace pour la santé pour la moitié de la population humaine d’ici à 2100.
C’est extra !
Cette touffe de noir Jésus/Qui ruisselle dans son berceau/Comme un nageur qu’on n’attend plus. C’est ce que chantait le poète Léo Ferré en 1969 dans C’est extra !
N’est pas poète de la dimension de Ferré qui veut. En revanche, même si les propriétaires du capital proclament, comme Monsieur Macron, que la théorie du ruissellement n’existe pas, pour eux, ça ruisselle abondement ; on pourrait plutôt parler de torrent ! Vous savez, il faut des profits qui sont la source de l’investissement, le fameux « théorème » inventé en 1974 par le chancelier allemand Schmidt, « les profits d’aujourd’hui sont les investissements [14] de demain et les emplois d’après-demain »
Faut dire que ces gens-là ont accès à de nombreuses sources pour satisfaire leur soif inextinguible : rémunérations multiples pour lesquelles on sait rester entre soi [15], fraude ou optimisation fiscale – même technique mais, elle, légale –, paradis fiscaux, prix de transfert consistant pour l’entreprise à facturer les fournitures aux filiales à un prix qui fera apparaître les activités les plus bénéficiaires dans des pays à faible fiscalité [16] ou, tout simplement, dans des paradis fiscaux, etc. Les 25 plus grandes banques européennes, nous dit une rapport OXFAM, auraient enregistré en 2015, 26 % de leurs bénéfices, soit 25 milliards d’euros, dans des paradis fiscaux ; on apprend aussi que 59 % de celles qui travaillent aux États-Unis sont enregistrées dans l’État du Delaware où, pour peu que les activités comptabilisées aient été réalisées hors de cet État (0,5 % du PIB états-unien), le bénéfice déclaré n’est pas imposé.
On reproduit ci-dessous un graphique présenté par le quotidien Les Échos, à partir des données de Vernimmen.
On observera qu’en 2018, la distribution globale, au sein des entreprises du CAC 40, a retrouvé la bonne santé d’avant la crise de 2008/2009. Tout juste remarque-t-on une préférence marquée pour le numéraire ; les propriétaires du capital s’en sont peut-être tout simplement tenus à l’aphorisme déjà largement utilisé avant l’apparition du capitalisme financiarisé : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ! Après tout, une crise est si vite venue.
Au niveau mondial, le Janus Henderson [17] global dividend index (JHGDI) étudie, à partir des données portant sur les dividendes versés par les compagnies présentant les 1 200 plus grosses capitalisations boursières au niveau international (qui comptent 90 % des dividendes versés dans le monde). La vingtième édition a été publiée le 30 septembre 2018. En 2017, le total des dividendes versés s’est élevé à 1 252 milliards de dollars. On y relève que les dividendes distribués au troisième trimestre 2018 ont augmenté de plus de 5 % (354 milliards de dollars) par rapport au troisième trimestre 2017. Prenant l’année 2009 comme référence, le JHGDI est calculé dans cette vingtième édition à 184,4. N’exagérons-rien, pas même le double en neuf ans ; sur la même période, le SMIC, en France, est passé de 8,82 €/l’heure à 9,88 ; mais quoi, comme l’indiquait Monsieur Macron, parmi ces gens-là, surtout parmi les femmes, « il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées ». Non seulement elles sont pauvres, mais elles sont ignares. Selon l’INSEE, les dépenses d’éducation ont crû de 1,9 % en euros constants pendant qu’il s’agissait de 1,8 % pour le PIB. Les chiffres du total des dividendes distribué sur toute l’année 2018 ne sont pas encore publiés lors de la rédaction de cet article, mais on peut d’ores et déjà être rassuré, le montant sera supérieur aux 1 252 milliards apparaissant pour 2017 sur le tableau reproduit ci-dessous et extrait de cette vingtième édition. Simplement, pour indiquer des ordres de grandeur, on peut noter que ces dividendes versés en 2017 représentaient un montant supérieur à celui du PIB de la sixième économie de la planète, la France, et à peu près équivalent à celui du Mexique, qui compte 125 millions d’habitants. On nous expliquera sans doute que, grâce au ruissellement que ne vont pas manquer de provoquer ces dividendes, les Mexicains ne seront plus contraints de risquer leur vie à tenter de franchir une frontière que Monsieur Trump s’ingénie à rendre infranchissable.
Décidément, c’est extra ! Mais enfin, vous n’allez quand même pas prétendre que ces extravagances morbides, pour reprendre le mot de Keynes, auraient quelque chose à voir avec la marche habituelle, normale, du capitalisme ! La Banque mondiale publie le 8 janvier 2019 Global economic prospects, où elle y fait part de ses remarques et analyses sur l’état du monde, en commençant par avertir que la croissance moyenne globale devrait ralentir. La fille aînée de Bretton Woods a fait de grands progrès depuis qu’elle a renié, et souvent savamment critiqué, le consensus de Washington ; las, malgré ses engagements contre les dérèglements environnementaux, elle reste profondément ancrée dans cette sorte de pensée religieuse résumée dans un hors la croissance point de salut [18] . Dans le rapport paru en janvier 2019, c’est sa vice-présidente, en charge de l’expertise de la Banque, qui déclare : « en raison de l’assombrissement des perspectives économiques mondiales, il sera primordial de renforcer la planification de mesures d’urgence [...] et donner un coup de fouet à la croissance ». D’accord pour les mesures d’urgence, mais le « coup de fouet » sans autres précisions, c’est un peu court, non ? Il est vrai que, un an plus tôt, dans le plan d’action de l’institution de Washington Action plan on climate change, on pouvait lire : « les mesures de lutte contre le changement climatique offrent de véritables possibilités pour parvenir à un développement mondial durable et relancer la croissance économique ». Ladite croissance pourrait donc s’appliquer à lutter contre le fléau vital menaçant l’humanité.
À quoi donc pourrait bien servir la science économique si ce n’est à assurer les êtres humains de vivre dans des conditions optimales ? Selon les données de la Banque, la population mondiale s’élevait, en 2017, à 7,5 milliards, elle avait produit, 80 000 milliards [19] de dollars exprimés en dollars constants 2010. La même année, un milliard de personnes vivaient dans les pays les moins avancés (PMA) [20], ces PMA avaient « bénéficié » d’un PIB d’un peu plus de 920 millions de dollars courants. On peut calculer qu’ils représentaient, en 2017, plus de 12 % de la population mondiale mais, par pudeur, on ne fera pas l’évaluation quant au rapport entre le PIB des 47 pays concernés cette même année, comparé aux 80 000 milliards mondiaux. Aragon, il y a près de 70 ans, cruel, interrogeait Est-ce ainsi que les hommes vivent [21].
Dans son rapport 2019 qu’elle sous-titre par cet euphorique, Les cieux s’assombrissent, la Banque se montre préoccupée par la charge de la dette pesant sur les pays en voie des développement (PVD). Cette préoccupation confine même à l’angoisse quand on examine le graphique F figurant à la page 23 de l’étude et reproduit ci-dessous. Les auteurs montrent l’évolution en cinq ans seulement du poids de cette dette, sur les PMA. Celui qu’ils jugent comme conduisant les pays en détresse de ce point de vue (en rouge sur le graphique), a triplé. Ainsi, la vulnérabilité de ces pays a, ces dernières années, considérablement augmenté. Il convient de rapprocher cette observation d’une autre qui démontre combien il ne pourrait en être autrement. On apprend que ces PMA pèsent environ 30 % du PIB de celui de tous les pays en voie de développement – celui-ci représentant un peu plus du tiers du produit brut mondial –, et que 70 % de l’emploi y ressortit du secteur informel. On sait ce que cela veut dire, d’abord pour la population qui vit dans ces conditions, mais aussi pour la fiscalité des États touchés où le secteur public sera affecté d’autant, aggravant encore ainsi la situation des plus défavorisés [22].
Mais d’où viennent donc ces fonds qu’ont pu emprunter ces PVD ? Des marchés financiers [23] bien entendu ; depuis des années ils regorgent de liquidités, qu’ils sont prêts à mettre à la disposition de ces pays, à taux bas peut-être, mais qui sont acceptés pour simplement remplacer des ressources pérennes en diminution constante. De surcroît, le cours des matières premières – très fluctuant sur la longue période au demeurant – qui avait augmenté au début des années 2000 a fortement décru par la suite.
Peut-être, certains tenteront de se rassurer en rappelant que Lehman Brothers n’existant plus, le risque aurait disparu avec elle ! Ce serait vouloir nommer un coupable et le condamner pour que son élimination emporte avec lui tous les péchés du monde. Quel que soit l’animal choisi, ce pauvre bouc émissaire est terriblement pratique. Pratique, peut-être pour que les pécheurs de tous poils soient épargnés mais, ainsi, laissant en place ce qui conduira à la prochaine catastrophe. Nul besoin de la Bible pour inventer un nouveau Veau d’or, le capitalisme en fournit un parfait, en outre, il sait le briquer pour qu’il puisse, perpétuellement, briller. Sa dernière métamorphose est sans doute ce merveilleux capitalisme financier. Quand donc une bulle éclate-t-elle ? Inutile de convoquer quelque devin que ce soit, c’est très simple, quand les spéculateurs cessent de croire que ce sur quoi ils spéculent peut encore grimper. Évidemment, ce peut être aussi soudain qu’imprévisible. Signalons aux anxieux que l’indice géré par Standard & Poor’s à partir de 500 grandes sociétés cotées sur les bourses états-uniennes, le S&P 500, a augmenté de 343 % depuis 2010. Qui, croyez-vous, paiera quand tous ces croyants, cachés derrière leurs savants algorithmes, cesseront, en une nanoseconde, d’allumer leurs cierges ?