En témoignent, pour s’en tenir aux événements les plus récents, le Manifeste adopté en mai 2018 par les 400 organisations réunies pour des États généraux de l’immigration, qui réclame la « liberté d’entrée, de circulation et d’installation dans l’espace européen pour les personnes étrangères à l’Union européenne », ou encore le « Manifeste pour l’accueil des migrants », lancé en septembre 2018 par 150 personnalités et une vingtaine d’organisations, qui a recueilli en quelques jours la signature de 60 000 personnes et qui affirme lui aussi haut et fort la liberté de circulation comme un droit fondamental.
Il existe plusieurs raisons de plaider pour la liberté de circulation, plusieurs façons d’en fonder la revendication. Sur le terrain du droit, d’abord : il s’agit de rappeler que le principe de la souveraineté étatique ne saurait conduire à sacrifier les droits fondamentaux des migrants car il doit se concilier avec un autre principe, solennellement proclamé en 1948 : l’universalité des droits de l’homme. Sur le terrain éthique, ensuite, d’une éthique de conviction, pour reprendre la terminologie wébérienne : peut-on accepter le sort infligé aujourd’hui aux migrants dans le simple but de préserver notre confort ou l’idée que nous nous en faisons ? Enfin, même si l’on entend se placer sur le terrain du « réalisme », d’une « éthique de responsabilité », dirait Weber, il n’est pas difficile de démontrer que la politique présentée comme la seule praticable, quels que soient ses dégâts collatéraux, n’est justement pas aussi réaliste qu’elle le prétend et qu’elle est même vouée à l’échec.
La souveraineté étatique contre la liberté de circulation
Que la souveraineté de l’État entre directement en conflit avec la liberté de circulation, c’est indéniable. On relèvera d’ailleurs à cet égard un paradoxe historique : la liberté de circulation n’a été appréhendée comme un droit subjectif appartenant à chaque individu qu’à l’époque moderne, à partir des XVIe et XVIIe siècles, au moment même où la constitution d’États, jaloux de leur souveraineté, était inéluctablement amenée à en restreindre la portée. La doctrine du droit international, de fait, a été dès l’origine tiraillée entre deux conceptions opposées : l’une, héritière de Vitoria (De Indis, 1542) et Grotius (Mare liberum, 1609), faisant prévaloir la liberté de communication sur les prérogatives des États ; l’autre, représentée notamment par Vattel (Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, 1758), proclamant au contraire le droit des États souverains de défendre l’entrée de leur territoire aux étrangers en fonction de leurs intérêts propres. On trouve ainsi, dans les écrits de ces auteurs considérés comme les fondateurs du droit international, des problématiques qui paraissent aujourd’hui encore d’une brûlante actualité.
Si l’on se tourne vers le droit positif, force est de constater la primauté qu’il accorde à la souveraineté des États, sachant que la première prérogative des États souverains, c’est la maîtrise de leur territoire. Au regard du droit international, aucun État n’est tenu d’accepter l’entrée et la présence sur son territoire d’un individu qui n’est pas son national. Significatif à cet égard est l’article 13-2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui énonce que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays » (souligné par nous). La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) elle-même a rappelé à plusieurs reprises que les États « ont le droit indéniable de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire ».
Cette souveraineté ne cède même pas lorsqu’est en cause le droit d’asile. La Déclaration de 1948 proclame que « devant la persécution toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays » (art. 14) mais elle n’impose pas aux États une obligation corrélative d’accorder l’asile. La Convention de Genève n’oblige pas non plus les États à accueillir les réfugiés sur leur territoire, se bornant à énoncer un principe de non-refoulement.
On ne saurait pour autant interpréter le silence des traités relatifs aux droits de l’homme sur la question de l’entrée et du séjour des étrangers comme signifiant que l’immigration appartient à la compétence exclusive des États : leurs prérogatives souveraines trouvent leur limite, ici comme ailleurs, dans les principes et les règles du droit international au rang desquels figure la jouissance des droits fondamentaux sur une base universelle. Par conséquent, les restrictions apportées à la liberté de circulation transfrontière ne doivent pas aboutir à priver d’effet ces droits fondamentaux, sauf à violer les principes du droit international.
Ne pas consentir au sacrifice des droits fondamentaux
Or c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui. En empêchant les migrants d’utiliser les modes de déplacement normaux et légaux – en raison notamment d’une politique restrictive de délivrance des visas, accompagnée de sanctions contre les transporteurs qui amènent aux frontières de l’Europe des étrangers dépourvus des documents exigés –, on les livre aux passeurs et aux trafiquants. En les renvoyant, sur le fondement d’accords de réadmission négociés avec les États tiers, vers des pays de transit guère soucieux du respect des droits de l’homme et du droit d’asile, on leur fait courir le risque – au mieux – de demeurer dans des conditions de vie précaires dans un pays qui n’est pas prêt à les accueillir, mais plus vraisemblablement encore de croupir dans des camps pendant une durée indéfinie, et même d’être finalement refoulés vers des pays où leur vie et leur intégrité physique sont menacées. En érigeant sur leur chemin toujours plus de murs et de barbelés, on les contraint à trouver des voies de contournement dangereuses aux conséquences potentiellement mortelles.
En clair : la politique de fermeture des frontières entraîne inéluctablement la violation d’une série de droits qui sont bel et bien garantis par des règles internationales contraignantes : le droit de chercher asile pour échapper à la persécution, la liberté individuelle qui implique le droit de ne pas être arbitrairement détenu, et même ces droits considérés comme « indérogeables » que sont le droit à la vie et celui de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. Est également oubliée au passage l’obligation de porter secours en mer, elle aussi consacrée par les textes internationaux : non seulement les États européens et leurs agents s’abstiennent de porter secours aux personnes en détresse, mais ils sont déterminés à empêcher par tous les moyens les navires humanitaires de remplir cette mission, préférant laisser place libre aux garde-côtes libyens. Les conséquences meurtrières de la politique européenne sont désormais documentées et reconnues, et nul ne conteste plus que des milliers de migrants trouvent la mort chaque année en tentant de franchir les obstacles dressés sur leur route. Ce bilan macabre ne cesse de s’alourdir [3], au point que François Crépeau, Rapporteur spécial pour les droits des migrants aux Nations unies, pouvait, en 2014, caractériser l’attitude des pays européens par ce mot d’ordre cynique : “Let them die, this is a good deterrence”.
On ne saurait se résigner à ces violations graves et massives des droits de l’homme au motif qu’elles seraient la contrepartie, certes regrettable mais inéluctable, du droit « légitime » des États de contrôler leurs frontières. Mais peut-on, plus généralement, s’accommoder du partage du monde en deux humanités, dont l’une peut circuler librement, tandis que l’autre se voit assignée à résidence et ne peut se déplacer qu’en risquant son intégrité physique et sa vie ? [4]
Ne pas s’accommoder du partage du monde en deux humanités
Revendiquer la liberté de circulation, c’est refuser cette forme extrême de discrimination qui fait que des droits aussi fondamentaux que la liberté de circulation, le droit de gagner sa vie, le droit de vivre auprès de ceux qu’on aime, soient réservés aux habitants des pays riches ; refuser que, dans le but illusoire de protéger le confort des mieux nantis, on se résigne à laisser des milliers de personnes mourir de froid, de soif ou de chaleur, asphyxiées ou noyées, ou encore sous les balles de l’armée ou de la police ; refuser que les gouvernants des États européens passent, dans le cadre de la fameuse « politique d’externalisation », des accords avec des pays aussi peu respectueux des droits de l’Homme que la Libye, le Soudan ou l’Éthiopie pour leur sous-traiter la gestion des frontières. C’est, positivement, une façon aussi de réaffirmer la liberté de chacun de vivre où il veut sur cette planète et de tirer toutes les conséquences du principe d’égalité.
Dans cette perspective, plusieurs voix se sont élevées pour réclamer la consécration d’un droit à l’hospitalité ou d’un devoir d’hospitalité. Par là s’exprime la résistance des citoyens à des politiques publiques inhospitalières, susceptible de déboucher sur des formes de désobéissance civile [5]. Mais, au-delà et en dépit de cette portée potentiellement contestataire, l’hospitalité reste un concept ambivalent, sinon ambigu. Si elle implique de laisser entrer les nouveaux venus, ceux qui arrivent conservent leur statut d’invités ; l’hospitalité a un début et une fin, c’est une condition provisoire. « Donner l’hospitalité », « recevoir l’étranger » : outre que celui qui est reçu met le pied dans l’engrenage de la dette, la relation reste asymétrique entre celui qui accueille et celui qui est accueilli [6]. Appliqué aux migrations, ce « paradigme métaphorique » laisse entendre qu’il y a bien « un territoire “à nous”, sur lequel nous sommes “chez nous” », même si les frontières de ce territoire peuvent ou devraient s’ouvrir plus largement aux étrangers [7]. Le concept d’hospitalité semble finalement entériner la fracture irréductible entre ces derniers et les nationaux-citoyens.
L’hospitalité est également appréhendée comme l’expression d’un droit cosmopolitique : droit de la cosmopolis, de la cité universelle, de la société des citoyens du monde, à laquelle appartiennent l’ensemble des habitants de la planète. La référence à Kant, promoteur de l’idée d’un « droit cosmopolitique » définissant les conditions de « l’hospitalité universelle », est ici incontournable, mais elle est loin de lever l’ambivalence du concept. Hospitalité, dit Kant, signifie « le droit qu’a l’étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier », aussi longtemps qu’il reste paisiblement à sa place. Il ajoute que l’étranger ne peut pas invoquer un droit à l’hospitalité – qui ferait de lui l’habitant de la même maison, mais seulement un droit de visite, « le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société, en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre, […] personne à l’origine n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la terre » [8].
Par conséquent, comme le souligne Achille Mbembe [9], l’hospitalité selon Kant est loin d’être « universelle » : non seulement elle est conditionnelle, mais elle se fonde clairement sur une distinction entre « le droit de l’habitant » et « le droit du visiteur ». Consacrer un droit universel, c’est-à-dire inconditionnel, à l’hospitalité, présuppose, conclut-il, la « dés-absolutisation des frontières, c’est-à-dire la restitution, à tous les habitants de la Terre, humains et non-humains, du droit inaliénable de se déplacer librement sur cette planète ». « La liberté de circuler, dit Michel Agier, est la condition de la “citoyenneté du monde” parce qu’il faut pouvoir passer les frontières pour faire l’exercice du monde et des autres, sortir […] du périmètre assigné » [10].
La même inspiration sous-tend la « Charte de Lampedusa » adoptée le 2 février 2014 [11], en réaction aux naufrages survenus au large de l’île en octobre 2013, dont la répétition transforme la Méditerranée en cimetière marin. Contestant une politique fondée sur la distinction entre ceux qui ont l’entière liberté de se déplacer et ceux qui, pour ce faire, doivent surmonter d’innombrables obstacles, souvent au risque de leur vie, elle proclame que « toutes et tous, en tant qu’êtres humains, nous partageons la terre » et que de cette appartenance commune doit découler « la liberté de circulation de toutes et tous » ; car il est « inacceptable de distinguer entre les êtres humains en conditionnant la liberté de se déplacer à leur lieu de naissance et/ou leur nationalité, leur situation financière, juridique et sociale, ainsi qu’aux besoins des territoires d’arrivée ».
Le cosmopolitisme signifie que chacun a des droits liés à son appartenance au monde, des droits dont l’exercice ne saurait donc être limité par la souveraineté des États. Il implique, dit Alain Policar [12], la transposition des principes de justice distributive de la sphère étatique ou nationale à la sphère globale, autrement dit la délégitimation des privilèges du citoyen. Or, précisément, la régulation de l’immigration fondée sur le principe de la fermeture des frontières fait obstacle à la réalisation de l’égalité des chances entre les citoyens des pays riches et ceux des pays pauvres, et contredit donc le principe de l’égalité morale entre tous les habitants de la planète.
Mettre à nu l’irréalisme d’une politique
Si l’on quitte le terrain du respect des droits de l’Homme et de l’éthique pour le point de vue du réalisme politique, pour ne pas dire de la Realpolitik, la politique suivie depuis plus de trente ans est tout autant sujette à critique.
Le discours dominant martèle comme une vérité d’évidence qu’il n’y a pas d’alternative à la fermeture des frontières – il serait plus exact de dire : à l’ouverture contrôlée des frontières à une immigration soigneusement triée en amont. Mais cette évidence fait bon marché des conséquences néfastes qu’engendrent les politiques répressives et des contradictions sur lesquelles elles reposent. Autrement dit, le réalisme n’est pas forcément du côté où il prétend être.
D’abord, quelle peut être la crédibilité d’une politique qui érige barrage après barrage pour empêcher les étrangers d’arriver jusqu’aux frontières de l’Europe, si ces barrages laissent passer des centaines de milliers de personnes ? Aucun dispositif de répression aux frontières, aucun mur, aussi haut et surveillé soit-il, n’empêche ni n’empêchera les migrations. L’expérience des barbelés à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, des barrières de Ceuta et Melilla au nord du Maroc, des dispositifs mis en place dans le Calaisis et jusqu’au bilan de Frontex l’attestent : on peut freiner les migrations, les rendre périlleuses, on ne peut pas les arrêter.
Ensuite, la lutte contre l’immigration irrégulière coûte cher : pour évaluer son coût, il faut inclure non seulement les coûts directs – reconduites, escortes, construction et fonctionnement des centres de rétention… –, mais aussi les coûts indirects, résultant par exemple de la mobilisation d’un nombre toujours croissant d’agents administratifs, à commencer par les policiers, mais aussi de magistrats, qui doivent s’atteler à des tâches peu productives et peu motivantes, aux résultats aléatoires. Tout cet argent et toute cette énergie ne pourraient-ils pas être utilisés à meilleur escient, par exemple – pourquoi pas… – pour protéger les réfugiés et favoriser l’intégration de la population immigrée ? Les sommes que l’Union européenne affecte à la protection des frontières, venant s’ajouter à celles, de plus en plus démesurées, consacrées au même objectif par les États, connaissent une augmentation exponentielle. Ainsi, le budget de l’Agence Frontex, qui s’élevait en 2006 à 19 millions d’euros, atteignait 232 millions d’euros dix ans plus tard ; la Commission propose de le porter à 1,3 milliard d’euros (et à 10 000 le nombre de ses agents) pour la période 2019-2020.
Un véritable marché de la sécurité frontalière s’est de ce fait mis en place dont les principaux bénéficiaires sont les entreprises aéronautiques et de défense comme Airbus, Sagem, Finmeccanica, Thalès ou Siemens, qui profitent de contrats particulièrement lucratifs [13].
Inefficace, coûteuse, la politique de fermeture des frontières entraîne aussi une série d’effets pervers. Elle contribue à entretenir des flux importants d’immigration irrégulière et à alimenter une économie souterraine, les patrons ayant intérêt à utiliser des sans-papiers qui leur coûtent moins cher et sont moins revendicatifs. La preuve en est qu’il n’est pas rare qu’un étranger régularisé perde son emploi une fois régularisé. Cette main-d’œuvre sous-payée et exploitée fait concurrence, à son corps défendant, aux travailleurs français et étrangers en situation régulière. L’expérience montre que ce système ne peut pas être éradiqué par la répression : il suffit, pour s’en convaincre, de mettre en regard l’arsenal impressionnant des sanctions théoriquement destinées à endiguer le phénomène et leur efficacité quasi nulle.
De la même façon, en interdisant aux migrants d’emprunter les moyens de transport réguliers et de franchir légalement les frontières, on favorise l’activité des passeurs et on fait les beaux jours des trafiquants. Là encore, l’aggravation des sanctions encourues, unique réponse imaginée par les États membres, est impuissante à faire disparaître ces pratiques : son seul effet est de renchérir le coût des passages clandestins et, bien sûr, d’accroître parallèlement les risques pris par les migrants pour traverser mers, montagnes ou déserts.
Et, finalement, la fermeture des frontières, en entravant la mobilité, va à l’encontre de ses propres objectifs : elle retient sur place les étrangers, en dissuadant ceux qui souhaiteraient retourner dans leur pays de le faire, par crainte de perdre leur droit au séjour.
Il est difficile, dans ces conditions, de considérer comme réaliste et rationnelle la politique dans laquelle l’Europe s’enferre chaque jour un peu plus. Elle n’est pas réaliste, tout simplement parce qu’elle ne prend pas en compte le caractère inéluctable des migrations. D’un côté, les déplacements sont facilités par le progrès des moyens de communication qui raccourcissent les distances et par l’abaissement du coût des voyages. De l’autre, la propension à migrer, au demeurant indissociable de la mondialisation des échanges, est entretenue par de multiples facteurs : le fossé qui se creuse au lieu de se combler entre les pays riches et les pays pauvres, les guerres et les persécutions qui chassent de chez elles des populations entières, et désormais le réchauffement climatique qui a d’ores et déjà commencé à engendrer des flux de « réfugiés climatiques » ou « environnementaux ».
Dans ce contexte, les stratégies d’endiguement ne sont pas viables, se barricader n’est ni une solution durable, ni une solution réaliste.
Quelle ouverture des frontières ?
Il faut donc inverser la problématique : se demander non pas comment endiguer les flux migratoires, mais comment se donner les moyens d’accueillir les migrants. Accueillir les migrants, donc ouvrir les frontières. Demander que les frontières s’ouvrent ne veut pas dire demander leur abolition : la frontière, avant d’être une barrière, est d’abord la ligne qui sert à délimiter le territoire des États et leur sphère de compétence territoriale. Une frontière « ouverte », qui laisse circuler les individus ou les biens, n’est pas pour autant niée [14]. Ce qu’il faut reconsidérer, ce sont les conditions de son franchissement, en posant comme principe initial, valable pour tous, la liberté de circulation transfrontière. Et si cette liberté, comme toutes les libertés, peut éventuellement subir des restrictions, c’est sur une base non discriminatoire et dans le respect des droits fondamentaux.
La liberté de circulation implique d’emblée, au minimum, la suppression des visas, le démantèlement des dispositifs physiques ou virtuels – murs, camps, surveillance à distance… – qui entravent les déplacements. Au-delà du droit d’entrer, la liberté de circulation doit inclure le droit de résider et la jouissance, dans le pays où l’on réside, de l’intégralité des droits, sur une base d’égalité : la « liberté de rester en tant que liberté d’habiter n’importe quel lieu, diffèrent du lieu de naissance et/ou de citoyenneté […] et de construire dans ce lieu son propre projet de vie », comme le proclame la Charte de Lampedusa – une liberté qui ne peut en aucun cas, ajoute-t-elle, être subordonnée à̀ une activité professionnelle autorisée sur la base des nécessités du marché du travail du pays d’accueil et qui implique un égal accès aux droits sociaux et aux droits politiques, y compris le droit de vote.
La mention de l’égal accès aux droits sociaux vient rappeler opportunément qu’ouvrir les frontières n’implique pas l’abdication par les États de leurs responsabilités. Ils doivent au contraire assurer pleinement leur mission d’État social, comptable du bien-être de tous, étrangers et nationaux. Ce dernier point est important, car il permet de se démarquer des thèses d’un courant ultra-libéral, influent notamment aux États-Unis, qui réclame l’ouverture des frontières et la suppression des contrôles dans le seul but de laisser jouer la concurrence, sans se soucier de la préservation des droits des travailleurs.
Déconstruire les idées toutes faites
Reste bien entendu une question centrale : comment faire pour qu’un jour ce qui paraît être encore une revendication utopique ait une chance de se réaliser ? Sans doute faut-il se fixer un objectif intermédiaire : vaincre les préjugés et les fantasmes qui empêchent d’appréhender l’immigration autrement que comme une menace, déconstruire les idées toutes faites sur l’immigration qui résultent de ce que, depuis quarante ans – le milieu des années 1970 – le discours officiel a systématiquement martelé que la fermeture des frontières et la répression étaient la seule politique possible.
Il faut faire admettre aux opinions publiques européennes que, dans un monde globalisé, les migrations sont une donnée incontournable. En rappelant parallèlement que les pays du Nord ne sont pas la destination exclusive ni même majoritaire des migrations, les flux migratoires Sud-Nord représentant moins de la moitié de ces flux. Ce constat devrait aider à se défaire d’une vision de l’Europe comme forteresse assiégée. Croisant plusieurs disciplines : la sociologie, l’histoire, la démographie, la biologie, l’ethnologie, l’anthropologie, le tout récent Manifeste de chercheurs du Musée national d’histoire naturelle, après avoir rappelé que la mobilité fait partie de l’histoire des sociétés humaines, bat en brèche, données chiffrées à l’appui, l’idée d’un potentiel raz-de-marée migratoire issu des pays pauvres [15].
En résumé, il faut à la fois faire prendre conscience des impasses d’une politique fondée sur le « tout répressif » et semer les germes d’une autre réflexion. Une réflexion qui prenne en compte la réalité et les conséquences de la mondialisation, qui ne dissocie pas la question des migrations de celle des rapports Nord-Sud, non plus que des menaces qui pèsent sur l’équilibre écologique de la planète. Une réflexion qui devrait aboutir au constat que, contrairement aux idées reçues, il n’y a pas d’alternative à l’ouverture des frontières.