Comment la théorie de la « ruée vers l’Europe » a pris son envol : Stephen Smith ou le Trump des études africaines

samedi 9 février 2019, par Julien Brachet *

Les médias aiment les duels, et ils ne sont pas les seuls. C’est sans doute ce qui fait que le débat scientifique et idéologique autour de la théorie de la « ruée vers l’Europe » a récemment tourné – en France – à l’affrontement de deux personnalités. Mettant de côté les autres protagonistes de l’histoire, on nous présente un « bras de fer » entre « deux spécialistes des migrations africaines ». D’un côté, l’essayiste Stephen Smith, ancien journaliste, spécialiste de l’Afrique, mais pas des migrations. De l’autre, celui qui a été désigné « sommité de la démographie », François Héran, universitaire, spécialiste des migrations, pas spécialement africaines.

Il n’empêche que ce que l’on retient, ce sont les gros titres : « La bataille des scénarios sur l’immigration africaine » (Libération 2/10/2018). Deux hommes, deux points de vue qui s’affrontent. Que chacun choisisse son camp. Et tant pis si cette réduction des « camps » à leurs figures de proue médiatiques n’aide pas à comprendre ce qui est en train de se jouer.

Ce débat-duel soulève en effet des questions qui dépassent son objet premier, à savoir la validité scientifique de la thèse principale du livre de Stephen Smith, La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018).

Le faux-nez de l’expert qui cachait la forêt idéologique

« I know more about ISIS than the generals do. Believe me » [1] (Donald J. Trump)

Rappelons brièvement cette thèse. Selon Stephen Smith, la croissance démographique du continent africain va entraîner des migrations massives de populations à destination de l’Europe, qui va « s’africaniser ». D’après lui, 25 % de la population européenne sera d’origine africaine en 2050. Pourtant, d’après les démographes de l’ONU et du FMI, et d’après François Héran, cette proportion sera d’environ 3 à 4 %. L’écart entre ces deux prédictions est grand, tout comme celui qui sépare la nature des « points de vue » qui s’opposent ici.

D’un côté, Smith, qui se présente comme démographe (ce qu’il n’est pas, ni de formation ni de par sa pratique professionnelle) et comme professeur d’université, alors qu’il est professor of practice (c’est-à-dire invité à enseigner dans une université américaine en tant que professionnel), et qu’il n’a pratiquement jamais publié d’articles scientifiques dans des revues universitaires, ce qui constitue pourtant le processus élémentaire et fondamental de validation de la production de connaissances scientifiques. Smith parle en outre de son essai comme d’un livre de « géographie humaine » (or, son ouvrage n’est pas un ouvrage de géographie au sens scientifique du terme), au sein duquel il cite de nombreux auteurs de sciences sociales (sans jamais en discuter les idées). En d’autres termes, un auteur qui tente de donner une patine scientifique à son ouvrage.

De l’autre côté, Héran, représentant de la science académique par excellence, qui a souligné les incohérences et les exagérations de Smith à propos du futur des migrations africaines. Je ne vais pas revenir ici sur les aspects techniques et méthodologiques de la critique qui invalident la thèse centrale de Smith en en démontrant le manque de rigueur. Pour cela, il suffit de lire par exemple « Commentse fabrique un oracle » sur le site web de La vie des idées. La projection d’Héran n’en est pas certaine pour autant, comme il le reconnaît lui-même. Elle est sujette à caution et peut être critiquée, d’autant que toute projection en matière de migrations internationales à cette échelle temporelle et spatiale est inévitablement incertaine, tant les facteurs en jeu sont nombreux et divers, et le futur par essence inconnu.

Mais si l’on ne peut rien affirmer avec certitude, il n’en demeure pas moins que la projection de Stephen Smith est invraisemblable au regard de l’état actuel des connaissances scientifiques sur les migrations africaines, là où celle de François Héran est plausible, voire probable. Il s’agit là d’une différence fondamentale et décisive. Ce n’est pourtant pas tant cet aspect majeur du débat qui m’intéresse ici, que d’autres éléments qui me semble hautement révélateurs de ce qui se révèle à travers cette controverse.

Scientificité, croyances et persuasion

« The fact is I give people what they need and deserve to hear, and that is The Truth » [2] (Donald J. Trump)

Le problème que pose l’ouvrage de Smith, comme nous venons de l’évoquer, ne réside pas tant dans son contenu que dans le label qui est apposé dessus. Tout auteur est libre de partager ses souvenirs de voyages en Afrique quand il avait vingt ans, son appréhension d’un monde qui change quand il en a soixante, et sa crainte de voir l’Europe envahie par de jeunes Africains dans le futur. À chacun ses peurs et ses phobies, à tous la liberté d’en faire un livre. On peut appeler cela des mémoires, une réflexion libre, un carnet de voyage ou un essai politique. Au choix. Mais pas un ouvrage scientifique. Lorsque Smith tente de légitimer ses peurs et ses opinions personnelles avec des arguments supposément scientifiques, là commence le mensonge. Certes, les sciences sociales ne constituent qu’un champ de production de connaissance et de débat parmi d’autres, qui n’est pas réservé aux universitaires, qui eux-mêmes n’ont pas le monopole de la connaissance sur les sociétés humaines, ni le monopole de la légitimité à s’exprimer sur ces questions. Mais les sciences sociales ont leurs règles, leurs méthodes, leurs rigueurs, qui déterminent leur validité en tant que telle. S’en revendiquer, c’est accepter cela. Quand on dit haut et fort qu’on joue au foot, on ne prend pas le ballon avec les mains pour aller marquer un but. Ou alors on reconnaît qu’on joue à un autre jeu. Ici, c’est pareil. Quand Stephen Smith se présente en tant que « professeur d’université », auteur d’un livre de « géographie humaine » dont la conclusion serait « inévitable » car « inscrite dans les faits », sans pour autant soumettre sa démonstration aux règles du jeu, alors il y a faute. Triche.

La polémique autour du livre porte depuis ses débuts sur les chiffres : va-t-on voir « 150 à 200 millions » d’Africains « embarquer pour l’Europe d’ici à 2050 », comme l’écrit Smith ? Certainement pas. Les travaux des démographes montrent que le taux d’émigration des populations en Afrique est comparable à la moyenne mondiale (2,5 à 3 %), que leur taux d’émigration extracontinentale est stable (autour de 1%), et que les immigrés originaires d’Afrique subsaharienne constituent une part minoritaire de l’ensemble des immigrés étrangers dans les pays européens (environ 5 %). [3] La croissance démographique importante du continent africain va très certainement entraîner une augmentation de ces chiffres dans les décennies à venir, sans pour autant provoquer une quelconque « ruée vers l’Europe ».

Smith, sous le feu de la critique, reconnaît lui-même qu’il ne s’agit là que d’un scénario possible parmi d’autres. Ce n’est pourtant pas un hasard si ce scénario est celui suggéré par le titre de l’ouvrage, et qui est développé de l’introduction à la quatrième de couverture. Ce n’est pas un hasard si ce scénario est celui que Smith a systématiquement mis en avant lors des innombrables interviews qu’il a données au cours des six mois qui ont séparé la sortie de l’ouvrage en février 2018 des premières critiques médiatisées. Six mois pendant lesquels son ouvrage a été (quasi) unanimement célébré, et pendant lesquels sa théorie de la ruée vers l’Europe a pris son envol. Non, ce n’est pas un hasard. Ce scénario quantifié est bien celui qui s’accorde le mieux avec l’idéologie qui sous-tend l’ensemble du livre. Car ces chiffres fallacieux qui induisent le lecteur en erreur sont interprétés, qualifiés, commentés par l’auteur. Et c’est là que l’ouvrage prend tout son sens : en dehors de tout vernis scientifique, et au-delà même des données chiffrées elles-mêmes, Smith fait passer un message idéologique.

Une filiation idéologique marquée

« When Mexico sends its people, they’re not sending their best. […]. They’re sending people that have lots of problems and they’re bringing those problems with us. They’re bringing drugs, they’re bringing crime, they’re rapists. » [4] (Donald J. Trump)

Comme je l’ai montré de façon plus détaillée dans un article intitulé « Où va la fausse science », le propos de Stephen Smith ne repose sur aucune démarche scientifique, mais sur la simple compilation d’anecdotes, de données chiffrées (dont l’auteur lui-même reconnaît le manque de fiabilité) et de prédictions hasardeuses, sur des comparaisons douteuses et des intuitions anxieuses. L’ensemble étant supposé valider la thèse selon laquelle la croissance démographique de l’Afrique va pousser des millions de jeunes Africains vers l’Europe. Ce serait « inéluctable » affirme Smith, avant d’ajouter que « l’arrivée d’étrangers » et leur simple « présence » ne manque pas d’« importuner » et de « gêner » les autochtones ; « prétendre le contraire [lui] semble une pétition de principe idéologique et dangereuse » (p. 182). Nous y voilà.

Selon Smith, les étrangers dérangent, un point c’est tout ; ou, tout au moins, les étrangers africains noirs et arabes, puisque c’est bien de ces étrangers-là qu’il s’agit, dérangent les Européens blancs. Stephen Smith se défend bien entendu de tout racisme : il affirme ne pas accorder d’importance à « la couleur de peau », « l’origine » ou les « ancêtres » et explique que, pour lui, la distinction qui importe est celle qui sépare « les détenteurs d’un passeport jouissant du droit de vote » de ceux qui n’en ont pas (p. 212). Force est pourtant de constater que, tout au long de son livre, il oppose « les immigrés et descendants d’immigrés » aux « natifs au carré » et aux « souchiens » (p. 220), c’est-à-dire aux Français nés de parents et grands-parents français et aux Européens supposés n’avoir aucune ascendance extra-européenne. On est loin de la seule question de la nationalité. On est proche, en revanche, du vocabulaire de l’extrême droite : pour ce qui concerne la seule France, « souchien » donne « Français de souche ». Une expression qu’affectionne particulièrement l’extrême droite contemporaine, mais dont l’origine remonte au XIXe siècle, notamment dans les écrits de l’écrivain antisémite et nationaliste Maurice Barrès … que connaît Smith puisqu’il le cite.

L’auteur et les médias qui relaient sa pensée ne cessent pourtant de le répéter : le grand mérite du livre serait de « dépassionner » le débat sur l’immigration en Europe afin de proposer des choix visant simplement à « gouverner la cité dans l’intérêt de ses citoyens » (p. 180). Pour le bien commun, en somme. Et Smith d’affirmer encore, à la manière d’une fausse concession, que le problème ce n’est pas seulement que les « étrangers » dérangent les autochtones, mais aussi qu’« en vérité […] l’immigration massive de jeunes Africains n’est ni nécessaire ni utile » (p. 207). Drôle de façon de dépassionner le débat.

Stephen Smith a donc peur de voir l’Europe envahie par des Africains, et il nous présente sa prédiction migratoire – pour ne pas dire son fantasme – comme une « vérité » scientifique. Certes, il n’est pas le premier, « l’idéologie de la menace du Sud » est ancienne, et il le sait, lui qui mentionne longuement toutes les théories les plus réactionnaires qui prédisent depuis des décennies l’invasion des pays les plus riches par les barbares du Global South et la fin de la « civilisation occidentale », de Kaplan à Huntington en passant par de nombreux autres moins illustres.

Quel est en effet l’objectif de Stephen Smith lorsqu’il cite in extenso un long passage de l’édition de 1803 de l’Essai sur le principe de population de Malthus, un passage « lugubre » comme il le dit lui-même, qui met le lecteur face à l’idée selon laquelle « les deux ou trois prochaines générations d’Africains » seront « de trop », à l’image des pauvres de Malthus « dont la société n’a nul besoin » (p. 76) ? Idem, lorsqu’après avoir longuement cité des auteurs « proches des services de sécurité américains » (p. 96), Smith en vient à une référence de l’extrême droite, Jean Raspail, dont Le Camp des saints aurait selon lui un « intérêt » puisqu’il aurait réactualisé « l’imaginaire d’une ‘invasion barbare’ ». Un intérêt peut-être partagé par Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump à la Maison Blanche pour les questions d’immigration, qui se plaît à citer Raspail. Mais un intérêt qui, pour le commun des lecteurs, reste bien énigmatique à défaut d’être explicité.

Stephen Smith s’inscrit précisément dans cette tradition idéologique de la peur des nouveaux Barbares autant que du futur. Mais Raspail a toujours qualifié son texte de fiction. Un minimum d’honnêteté intellectuelle aurait poussé Smith à faire de même, ou tout au moins à présenter son ouvrage comme un essai idéologico-politique dans la continuité de ses prédécesseurs. Pas comme un ouvrage scientifique.

Comparer l’incomparable ou la rhétorique de l’absurde

« The other candidates – they went in, they didn’t know the air conditioning didn’t work. They sweated like dogs… How are they gonna beat ISIS ? I don’t think it’s gonna happen » [5] (Donald J. Trump).

Il importe néanmoins de souligner que, prises séparément, les données historiques et actuelles qu’utilise Stephen Smith sont globalement justes ou vraisemblables. Ses projections chiffrées sont tantôt plausibles, tantôt invraisemblables. Mais vraisemblance, plausibilité et logique se perdent totalement dans la manière dont Smith les agrège, les présente et les interprète. Or, c’est justement cela, faire des sciences sociales.

Par exemple, lorsque Smith déclare que si les projections démographiques de l’ONU s’avèrent justes, et « si l’Afrique suit l’exemple du Mexique », alors « quelque 150 millions [d’Africains] vont embarquer pour l’Europe d’ici à 2050 » (p. 178). Certes, d’un point de vue formel, le calcul est plausible, l’argument central de l’ouvrage semble tenir, et le lecteur retient donc ce chiffre. Un chiffre pourtant invraisemblable, car non seulement il faut être très prudent en matière de projection démographique et de prévision des pratiques migratoires sur plusieurs décennies, mais surtout parce qu’il y a très peu de chance que l’Afrique du milieu du XXIe siècle suive la trajectoire migratoire du Mexique de la fin du XXe siècle. Ni celle de l’Europe de la fin du XIXe siècle, qui est l’autre comparaison favorite de Smith, alors même que l’Afrique de 2050 ne ressemblera en rien à l’Europe de 1880, et il n’y a aucune raison que les populations africaines adoptent en 2050 les comportements qui avaient été ceux des populations européennes 170 ans auparavant.

Soit Smith le sait, et l’on se demande alors pourquoi il compare ainsi ce qui n’est pas comparable, quitte à ne pas se préoccuper de la plausibilité du propos, quitte à ne pas tenir compte d’autres projections plus rigoureuses, mais nettement moins impressionnantes – y compris celle de l’OCDE. Pourquoi induire ainsi en erreur si ce n’est pour persuader de l’imminence d’une « grande invasion » ? À qui cherche-t-il à faire peur ?

Soit il ne le sait pas, et on peut alors affirmer qu’il ne connaît tout simplement rien aux dynamiques des migrations africaines dont il parle si aisément de manière globalisante, tout comme il parle de l’Afrique comme d’un ensemble monolithique, et, à peu de chose près, de l’Africain au singulier dont le comportement serait anhistorique et prévisible. Il considère par exemple que les migrations sur le continent africain fonctionnent comme une succession de déversements d’un trop-plein humain allant des zones rurales vers les petites villes, puis vers les capitales nationales et régionales, puis in fine vers l’Europe. C’est simple. C’est clair. Sauf que non, ce n’est pas comme cela que ça se passe. La toute petite partie des migrants africains qui tentent de venir en Europe n’ont pas suivi ce parcours. Tandis que la grande majorité des migrants africains restent sur le continent africain. Et des années de recherche sur les migrations internationales, en Afrique et ailleurs, ont montré la complexité et la diversité de ces phénomènes, intégrés dans des processus de changements sociaux plus généraux, et le fonctionnement est loin d’être mécanique. Mais tout cela n’intéresse apparemment pas Stephen Smith. Pour ce qui concerne l’avenir, je ne m’aventurerai pas sur le terrain des prédictions, si ce n’est pour dire qu’il est fort peu probable que celles de Smith soient justes.

De même, tout en reconnaissant que des gens meurent en Méditerranée en essayant d’atteindre l’Europe, Stephen Smith met en garde celles et ceux qui s’en offusqueraient un peu trop hâtivement à son goût. Il incite ainsi le lecteur à « situer le drame » et précise que « le risque de périr en Méditerranée » est très faible : en 2015, l’année où l’UE a vu « ses défenses s’effondrer » (p. 190), il n’était que de 0,37 % (p. 174-175). « C’est un simple calcul », dit-il, qui permet de « relativiser », car, cette année-là, le risque pour une personne de plus de 45 ans en France d’avoir un AVC était légèrement supérieur à ce risque de mourir en mer. Ah, dans ce cas… Puis de poursuivre en rappelant que ce taux de décès en mer Méditerranée était passé à 1,92 % en 2017, mais qu’il n’y a toujours pas lieu de s’inquiéter puisque ce chiffre « est légèrement inférieur à la
mortalité post-opératoire en chirurgie cardiaque en Europe de l’Ouest » (p.176).

À la lecture de ces comparaisons affligeantes et ridicules, on se demande si Smith prend ses lecteurs pour des imbéciles. Le message est néanmoins clair pour qui veut l’entendre : il n’y a pas de raison de s’alarmer de ces « morts étrangers aux frontières de l’Europe », puisqu’en Europe aussi des gens meurent, des nationaux dans leur propre pays, et personne ne les plaint. La preuve est là, avec deux chiffres après la virgule, et peu importe qu’il soit en fait impossible de mesurer le rapport entre le nombre de traversées irrégulières (que l’on sait très difficiles à chiffrer) et le nombre de décès en mer (que l’on sait impossibles à chiffrer). Peu importe surtout que les natures des décès comparés n’aient absolument rien à voir les unes avec les autres, que les unes relèvent de la politique et les autres de la médecine. Pour Stephen Smith, cela doit relever du détail. Ce qui compte, c’est de ne pas culpabiliser, voire de ne pas chercher à intervenir pour limiter le nombre de morts. D’autant que si ce nombre de morts augmente, c’est parce que « l’humanitaire est trop bon ! » (p. 176), n’hésite-t-il pas à affirmer. Pour lui, les quelques activistes qui portent assistance à des personnes en danger en Méditerranée sont responsables de tout cela. Tout simplement. Tout en ne disant pas un mot sur les polices maritimes et garde-côtes qui, régulièrement, ne respectent pas le droit maritime en ne portant pas secours aux migrants en danger, les laissant mourir en mer, parfois sous leurs yeux.

Sortir pleinement du bois

« I would build a great wall. And nobody builds walls better than me, believe me. And I’ll build them very inexpensively. I will build a great great wall on our southern border and I’ll have Mexico pay for that wall » [6] (Donald J. Trump)

À la fin de son livre supposément « guidé par la rationalité des faits », l’auteur sort complètement du bois. Ainsi, lorsqu’il rappelle une énième fois en conclusion que pour lui « la migration massive d’Africains vers l’Europe n’est dans l’intérêt ni de la jeune Afrique ni du Vieux Continent », et, après avoir assené pendant 200 pages que celle-ci était inéluctable, Stephen Smith change de prédiction de manière révélatrice. Tout d’un coup, tout ne serait finalement peut-être pas perdu à ses yeux : « l’union forcée entre la jeune Afrique et le Vieux Continent n’est pas encore une fatalité. Il y a de la marge pour des choix politiques » (p. 225). En grand prédicateur, il offre une fenêtre de sortie à son lecteur supposé être quelque peu angoissé à ce stade de la lecture. Il suffirait donc de faire les bons « choix politiques » pour éviter cette « africanisation de l’Europe » que Smith prédit et redoute tant. En d’autres termes : votez bien, braves gens, car le péril noir est à nos portes. Et de glisser que, selon lui, « seule l’entrée très sélective de quelques bras et, surtout, de cerveaux africains apporterait des avantages à l’Europe » (p. 223). Juste comme ça, un exemple en guise de conclusion, avant que l’on ne referme le livre. Un exemple qui n’est pas sans rappeler le programme de certains partis politiques européens. Mais Stephen Smith ne prend pas parti, grand Dieu non.

À la lecture de La Ruée vers l’Europe, on a définitivement l’impression que Stephen Smith ne connaît rien à ce dont il parle, qu’il est ouvertement xénophobe et raciste, et que son ouvrage n’est finalement qu’une vaine tentative de légitimation de la théorie complotiste du « grand remplacement » prêchée par les idéologues d’extrême droite, qu’il rebaptise pour l’occasion en théorie du « grand repeuplement en cours » de l’Europe, histoire d’être plus présentable. Mais Smith se défend de tout racisme, bien évidemment, et quand on lui dit que ses écrits font le jeu de l’extrême droite, il rétorque qu’il ne cherche qu’à « éclairer un sujet ». Ses anciens collègues journalistes se contentent de cette réponse, et n’hésitent pas à lui accorder une attention et une promotion à faire pâlir d’envie non seulement tout ce que le pays recèle d’essayistes de tout bord, mais aussi tous les auteurs sérieux traitant avec la rigueur nécessaire de sujets complexes.

Médiatisation et opinions publiques

« Perception is more important than reality. If someone perceives something to be true, it is more important than if it is in fact true. » [7] (Ivanka Trump, fille de Donald J. Trump)

L’ouvrage de Smith, dès sa sortie en février 2018, a été encensé par la plupart des grands médias français et récompensé par des institutions prestigieuses, au point de devenir un succès de librairie et d’influencer le débat public. Pendant six mois, et Smith a fait le tour des rédactions, des studios de radio et des plateaux de télé sans rencontrer le moindre contradicteur. Cette impressionnante promotion du livre doit sans doute beaucoup au passé d’ancien journaliste de Stephen Smith, qui a travaillé pendant plus de 25 ans au Monde, à Libération et à RFI notamment. Car il en faut, des réseaux et des soutiens, pour qu’un tel livre reçoive en quelques mois un prix de l’Académie française, le Prix de La Revue des deux mondes, et le Prix Brienne du livre de géopolitique de l’année. Ces institutions, en récompensant ainsi l’ouvrage de Smith, ont indéniablement participé à la légitimation de son contenu, de sa médiatisation et de sa diffusion. Sans que jamais leurs membres, jurés discrets ayant décidé de cela, n’aient à expliquer leurs choix.

Voilà pourquoi Stephen Smith est si inquiétant, plus encore que s’il ne s’agissait que d’un auteur ouvertement raciste : disposant d’un soutien médiatique rare, il se présente sous les traits d’un intellectuel apolitique pour véhiculer et conforter les pires stéréotypes relatifs au continent africain et érige ses populations en risque, danger ou menace pour l’Europe. Les voix qui s’élèvent face à lui, avec retard, restent bien inaudibles.

Julien Brachet est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement, IRD - Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne et rédacteur en chef de la revue Politique africaine.

Notes

[1« J’en sais plus sur ISIS que les généraux. Crois-moi. »

[2« Le fait est que je donne aux gens ce dont ils ont besoin et ce qu’ils méritent d’entendre, et c’est la vérité. »

[3Sans même parler de la part des seuls immigrés irréguliers : absolument négligeable d’un point de vue statistique, et sans commune mesure avec l’ampleur des mesures légales et sécuritaires mises en œuvre – y compris à l’intérieur du continent africain par certains États et par des organisations internationales – pour les empêcher de venir en Europe.

[4« Quand le Mexique envoie ses habitants, ils n’envoient pas le meilleur. […] Ils envoient des gens qui ont beaucoup de problèmes et qui les apportent chez nous. Ils apportent des drogues, ils apportent des crimes, ce sont des violeurs. »

[5« Les autres candidats - ils sont entrés, ils ne savaient pas que la climatisation ne fonctionnait pas. Ils ont transpiré comme des chiens… Comment vont-ils battre ISIS ? Je ne pense pas que ça va arriver. »

[6« Je construirai un grand mur. Et personne ne construit des murs mieux que moi, croyez-moi. Et je vais les construire à très bon marché. Je construirai un grand mur sur notre frontière sud et je ferai payer le Mexique pour ce mur. »

[7« La perception est plus importante que la réalité. Si quelqu’un perçoit que quelque chose est vrai, c’est plus important que si c’est en fait vrai. »

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